Formes artistiques et projet pédagogique

Michelle Gales

Si l’accord semble général, que l’image doit avoir une place dans l’enseignement, il existe beaucoup moins sur quelle place lui accorder. S’agit-il d’une activité d’éveil ou bien d’une matière avec des connaissances précises à enseigner comme son inscription dans le cursus avec la littérature semblerait l’indiquer ? Développer un regard critique sur les images qui nous entourent devra être – comme l’aptitude à lire et à écrire – une source d’enrichissement personnel pour la vie entière. Ainsi, le fait de modifier le cursus de l’éducation nationale fait-il ressortir un certain nombre de questions non résolues sur les objectifs pédagogiques dans le système éducatif.

Chaque révision du cursus tend à réduire la place de certains sujets, comme le latin par exemple, mais aussi la philosophie, la littérature, l’histoire, en prévoyant que ces sujets moins « utiles » soient réservés à une élite, les futurs « intellectuels ».

Mais l’enseignement de l’image semble, à l’opposé du latin, bénéficier d’un préjugé favorable chez la plupart de ceux qui prônent l’enseignement des choses « utiles ». Dans notre société actuelle, il y a peu de secteurs pour lesquels on prévoit un développement d’activité à l’avenir: la sécurité, l’action « contre l’exclusion et en faveur d’insertion », la formation et le secteur information-communication auquel on attache souvent la production audiovisuelle et multimédia.

Le « spectacle de l’information », dénoncé par Debord, entre autres, est repris et réclamé de nos jours comme légitime et par ceux qui fabriquent les équipements et par ceux qui produisent les programmes. Il est appelé en anglais, et sans connotation péjorative, « info-tainment ».

En somme, tout est récupérable. En France, le style « destroy » des bandes vidéo « underground » est arrivé sur notre petit écran dans les émissions et dans les publicités. Au Canada, la série TVTV, produite par la chaîne privée et diffusée par la chaîne publique, reprend le style des programmes alternatifs – tels que le Deep Dish TV américain critiquant les média et leur dépendance du pouvoir. Avec beaucoup de graphiques et symboles des années vingt et des années soixante, l’auteur de la série, Moses Znaimer, qui est le propriétaire en personne de cette chaîne privée au Canada, annonce que la « révolution » prévue par MacLuhan a eu lieu. Il regrette néanmoins le potentiel de manipulation de l’opinion publique par des actions médiatiques de la part des groupes extrémistes comme Green Peace !

Ceci tuera cela

Pendant longtemps – avant même que MacLuhan ait annoncé la triomphe des média – tout ce qui touchait l’image fut rejeté par l’école comme étant une menace pour la culture de l’écrit. Aujourd’hui le cinéma n’a-t-il pas reçu ses lettres de noblesse en partie parce qu’il est perçu comme menacé par la banalisation des images de la télévision ?

Certains de ceux qui dénoncent, à juste titre probablement, la culture télévisuelle comme destructrice de la culture cinématographique semblent parfois avoir oublié que le cinéma lui-même avait été accusé de tuer le spectacle vivant.

Dans Notre Dame de Paris, dans un chapitre intitulé Ceci tuera cela, Victor Hugo avait accusé l’invention du livre d’être responsable de la perte de l’art de construire, d’« écrire l’histoire dans la pierre ». Le poète, toujours attentif aux ironies de l’histoire, reconnaissait le caractère ambigu des objections au progrès par l’élite voulant garder le contrôle du savoir. Mais il voyait aussi dans l’architecture une forme artistique qui pouvait émouvoir ceux qui étaient instruits comme ceux qui ne l’étaient pas. Et ses arguments en défense de la culture pour tous sont toujours justes.

Aujourd’hui, la permanence des images sur support argentique est souvent citée comme une preuve de qualité par rapport au caractère éphémère de la télévision. Pourtant, les défenseurs du cinéma ne se retrouvent pas forcement parmi ceux qui s’inquiètent sur la destruction de l’environnement urbain de nos jours. Est-ce possible qu’ils aient cru que les images photographiques, ou audiovisuelles peuvent se substituer aux lieux dans cette vocation d’être notre mémoire ?

Même si nous pouvions créer des sortes d’environnements virtuels à l’échelle individuelle, il existera encore les lieux et les images que nous devons partager avec d’autres. Les images des média qui nous entourent sont devenues, comme les lieux dans lesquels nous vivons, la représentation des idées et des valeurs de notre société. Elles nous signifient notre appartenance à une communauté, elles marquent notre identité et notre imaginaire.

L’architecture et l’aménagement de la ville sont par excellence la démonstration du pouvoir social dans une période donnée. Chaque transformation ne peut que signifier à chaque observateur les valeurs et les rapports de la société dans laquelle et par laquelle elle est réalisée.

Voyant dans le cinéma le moyen de réorganiser la perception de l’espace, Walter Benjamin a fait l’éloge de l’effet libératoire de cette transformation de la perception de « la prison de la ville » par le cinéma, nous révélant « un champ infini d’action ».

Aujourd’hui les architectes savent à quel point la perception de leurs œuvres sera influencée par les représentations photographiques et filmiques, autant que par les manifestations organisées pour les animer. Est-ce nécessaire, est-ce suffisant, pour faire adhérer ceux qui n’y ont pas participé au projet et pour qui chaque modification de la ville est ressentie comme une violence ? Aujourd’hui nous constatons que le conflit s’organise autour du contrôle du territoire, des ressources, de l’information, le pouvoir de décider, mais aussi du contrôle de la perception.

Toutes les formes artistiques sont aussi témoins – affirmant ou critiquant – des valeurs et des rapports sociaux de leur temps ou de tous les temps. Une expression artistique existe grâce à ou malgré la liberté d’expression possible dans la société, grâce à ou malgré l’accès de l’artiste aux moyens de l’expression sous toutes ses formes. La production cinématographique et audiovisuelle a, en commun avec l’architecture, la particularité de nécessiter des moyens importants, démontrant ainsi les volontés du pouvoir qui a permis sa réalisation. Ensuite, à l’étape de la diffusion, le poids du pouvoir se fera sentir à nouveau, comme pour les formes nécessitant moins de moyens pour leur réalisation tels l’écrit et la musique. Mais c’est à l’école que le pouvoir s’exerce en premier lieu sur toutes les formes d’expression.

Tour d’ivoire ou cour des petits

Dans l’histoire de l’enseignement, il existe, comme aujourd’hui à la télévision, une polémique entre « élitistes » et « populistes ». Au moment de la création de la chaîne de télévision éducative, certains ont répondu, que toute télévision devait avoir un projet éducatif. De même, nous pouvons ajouter que tout projet artistique est un projet pédagogique, au sens large, de vouloir faire découvrir une vision ou un aspect de l’existence humaine, de notre vie.

Le problème de la démocratie, comme celui de l’éducation, n’est pas de mandater une élite pour qu’elle élabore un projet à la place des autres, non-initiés. Le campagne récente pour revaloriser le rôle des intellectuels – comme la campagne antérieure pour la revalorisation du travail manuel – est l’acceptation d’une ségrégation sociale en groupes et la fragmentation de l’individu. En Grande-Bretagne, le débat sur l’enseignement non pas du cinéma mais des média (Media Studies) en tant que matière à inclure dans le cursus scolaire est parti sur d’autres bases.

Au siècle dernier en Angleterre, le mouvement « Arts et crafts » se considérait comme sympathisant du mouvement ouvrier. Dénonçant l’aliénation par le travail, ses partisans refusèrent également l’idée que la reconnaissance de la beauté était du domaine de la noblesse.

Dans le contexte anglais, la réforme de l’éducation en 1870 suivit de près la réforme du mode de suffrage en 1867, elle-même précédée la même année par des émeutes de la population. « Maintenant nous devons éduquer nos nouveaux maîtres », ironisa un parlementaire conservateur. Mais il y avait aussi le besoin économique : former des employés de bureau. C’est de nos jours le raisonnement de la politique de l’emploi et de la formation.

Parmi ceux qui étaient au pouvoir, la création de l’école publique gratuite pour tous fut pour les uns le devoir de partager la richesse culturelle, pour les autres la nécessité de civiliser les masses illettrées devenues incontrôlables.

À l’intérieur du mouvement ouvrier, les avis furent aussi partagés : les uns dénonçant l’éducation comme servant à inculquer le respect du statu quo, une tentative désespérée de calmer la révolte, les autres défendant la nécessité de former un élite qui pourrait ensuite défendre les intérêts de la classe ouvrière.

Ce sont des positions qui s’affrontent toujours dans le débat sur l’éducation. Sert-elle à former à des compétences qui permettront à chacun d’œuvrer dans sa vie selon ses besoins et ses intérêts ? Ou bien l’enseignement est-il basé sur les principes qu’il transmet obligatoirement sous forme d’un système de valeurs et d’une vision du monde ?

L’espoir de l’affranchissement par l’alphabétisation retomba; au début des années vingt le propriétaire d’un journal afficha comme devise à ces journalistes : « Rappelez-vous que l’âge mental de votre public est de neuf ans », ce qui doit être la conviction profonde de bon nombre de programmateurs de télévision aujourd’hui.

Hier pouvoir lire et écrire, aujourd’hui le développement des média, le progrès que certains ont espéré être un outil d’émancipation a pu être détourné par d’autres, transformé en instrument de domination.

Pourtant il existait et existe toujours un courant avec un autre projet pour l’enseignement.

Dans « Culture et Anarchie » écrit en 1867, l’année des émeutes, Matthew Arnold, poète devenu inspecteur des écoles plaida, pour l’accès à la culture. La tradition Arnoldienne fut la référence clef de tout l’enseignement anglo-saxon jusqu’à nos jours.

« Il n’est pas vrai que la critique est un commerce de luxe. L’arrière-garde de la société ne peut pas progresser tant que l’avant-garde n’a pas avancé […] Les arts sont inévitablement, et indépendamment des intentions de l’artiste, une évaluation de l’existence. Matthew Arnold, en disant que la poésie est une critique de la vie, a déclaré une chose si évidente qu’elle est constamment oubliée. L’artiste s’occupe d’enregistrer et de perpétuer les expériences qui lui semblent valoir la peine d’être vécues. »

C’est ainsi que I.A. Richards parla d’Arnold, et sa citation fut reprise par F.R. Leavis, qui, autant qu’Arnold, marqua cette tradition de la critique de la littérature intimement liée à la discussion sur l’enseignement. La critique de la littérature et l’enseignement de cette matière concerne aussi une critique de la société. À l’instar de l’enseignement de la littérature, celui du cinéma ne peut pas rester à l’étude des formes.

Tout en identifiant les codes et même leur parenté avec les formes classiques de la littérature, le but avoué n’était pas seulement de révéler le mécanisme manipulateur de la presse populaire comme du journal télévisé, des feuilletons et du cinéma hollywoodien, mais aussi de faire connaître d’autres formes plus profondes, plus variées, et de démontrer leur supériorité. D’où l’accusation d’élitisme faite à l’un des courants de ce mouvement. Dans les années soixante-dix, la tradition critique s’ouvrait aux influences européennes, en particulier le structuralisme. Un nouveau courant dans l’enseignement prôna l’étude des formes populaires pour apprendre la méthode et la terminologie de la critique.

Mais le grand élan de recherches pédagogiques s’inspirait de la « méthode active » et comprenait une partie importante de travaux pratiques de créativité par les élèves. Soutenues pendant les années soixante et soixante-dix par le British Film Institute et tout un réseau d’enseignants (comme APTE et La Ligue pour l’Enseignement, ici en France), ces études ont été fortement mises en question par le gouvernement conservateur des quinze dernières années prônant un retour aux « valeurs traditionnelles » dans l’enseignement. Et dans la crise actuelle, le nouveau gouvernement ne semble pas prêt à mettre en question les choix faits par leurs prédécesseurs sur l’éducation et sa rentabilité.

Un projet en déroute

La priorité des politiciens est de gérer la crise, réduire les coûts, maintenir une paix sociale de plus en plus problématique, gagner du temps. Les parents se soucient en priorité de leurs propres enfants, de leur environnement immédiat et de leur avenir. C’était sur le corps enseignant qu’on comptait pour avoir une vision à long terme. Mais le système les a convertis en juges de qui devaient réussir ou échouer. Devenu système de sélection, le projet éducatif est égaré et l’école engendre son propre échec.

Malgré les réformes – ou peut-être à cause de ces mêmes réformes – tendant à ouvrir l’école vers les entreprises, à « réhabiliter » l’apprentissage à la place des études scolaires, et à orienter plus tôt les jeunes vers les secteurs dans lesquels il y aura des débouchés, la crise de l’emploi a été, au contraire, aggravée pour toute une génération. Beaucoup de jeunes ne trouvent pas d’emploi et certains n’en trouveront peut-être jamais.

Ceux qui ont suivi la formation universitaire se plaignent de ne pas trouver des débouchés correspondant à leur niveau d’études. Toutefois les rapports statistiques récents concernant les publics de la formation professionnelle en France indiquent que ceux qui ont eu plus de formation initiale ont plus souvent bénéficié de formation professionnelle par la suite, les permettant de changer de filière. Donc ceux qui ont suivi une formation spécialisée vers un métier précis seront doublement perdants.

Les études, c’est-à-dire celles faites par des cabinets, des conseils, à partir des statistiques, des sondages, sont un secteur qui semble avoir de l’avenir. Mais leurs prévisions nous ont déjà induits en erreur. Un exemple en est l’informatique. L’explosion était prévue, mais pas l’évolution de la technologie. Beaucoup de formations en informatique ont été conçues pour des postes spécifiques rendus ensuite obsolètes par les développements ultérieurs dans le domaine. Et puisque ces formations ont été conçues d’une manière trop étroite, elles n’ont pas facilité une reconversion vers un autre métier dans le domaine de l’informatique.

Pourtant on poursuit la même stratégie à courte vue. Dans les articles illustrés avec de beaux graphiques, présentant les pourcentages d’embauches prévues dans tel ou tel secteur, on apprend la création de nouvelles formations de plus en plus spécifiques : agent de gestion d’entreprise de culture, documentaliste en marketing, chef d’entreprise d’insertion, assistant(e) de direction en produits pharmaceutiques, etc.

Dernièrement, pour pallier le déséquilibre parmi les bénéficiaires de la formation cité ci-dessus, une nouveauté a été proposée aux différentes instances concernées par la formation professionnelle. On envisage la création d’un chéquier de formation remboursable, quand on perd son emploi ou en cas de changement d’employeur. En fait ce système de chéquier existe déjà pour les stages de langues. Distribué aux chômeurs, il est utilisable dans un groupe d’écoles agréées qui proposent des cours d’anglais spécialisé, en affaires, import-export, droit, etc. Il s’agit donc d’orienter une fois de plus vers les stages ciblés. Non seulement les formations recevront un agrément selon leur cotes sur le marché du travail, mais le droit même à la formation sera géré comme des carnets de coupons donnant droit aux cadeaux ! C’est la suite logique d’une vision de l’éducation comme un cumul de points dans le jeu de la vie. C’est sûrement un grand pas de plus vers la transformation des valeurs spirituelles en valeurs marchandes.

Nous voyons chaque jour de nouveaux secteurs d’emploi sinistrés. Tout le monde est conscient qu’il n’y aura pas assez de travail pour tout le monde.

La grande question est comment l’emploi sera partagé. Cela veut-il dire pour autant que l’éducation sera conçue non plus sur une politique de « débouchés » mais selon une perspective plus large ? Aura-t-elle enfin pour but de permettre à chacun de se développer et s’exprimer, de découvrir et partager ses propres passions et ses propres projets ?

L’enseignement du langage

Beaucoup de concepts dans l’enseignement des langues et de la critique littéraire viennent des recherches en linguistique. Cependant, plusieurs courants existent. L’application par analogie de ces concepts peut amener à des analyses intéressantes comme elle peut nous enfermer dans la reproduction de modèles stériles laissant de côté certains aspects importants de ce que nous analysons.

Des recherches sur la production et l’acquisition du langage ont démontré que le processus est très compliqué, et très probablement pas le même pour une deuxième langue. Mais, dans les deux cas, la capacité de parler et de comprendre une langue implique la maîtrise d’un ensemble complexe de règles que chacun a déduit et assimilé d’une manière inconsciente à partir d’une foule d’exemples différents auxquels il a été confrontés. Les quelques règles les plus apparentes ne constituent qu’une infime partie de ce qui est vraiment mis en œuvre pour produire ou comprendre le moindre énoncé.

Ne serait-il de même pour le langage des images ? Ces règles s’apprennent en écoutant et en s’exprimant, en regardant et en créant les images. C’est aussi pourquoi voir des images d’une autre tradition ou d’un autre temps est intéressant, puisque ces règles invisibles pour les images qu’on côtoie tous les jours deviennent apparentes pour des images moins familières. Il y a un plaisir à identifier les ficelles, mais ne tuons pas ce plaisir en notant les réponses « vrai » et « faux » comme autant de fautes d’orthographe.

Même si les manuels sont encore organisés sur le principe d’une progression selon les quelques règles grammaticales les plus connues mais que, nous l’avons vu, ne sont pas suffisantes, on a fini par reconnaître qu’une langue ne devait pas être enseignée comme était le latin autrefois, que l’étude de la grammaire n’aidait pas forcement, et pouvait même créer des obstacles, dans l’acquisition d’une deuxième langue.

Si une « pédagogie active » est reconnue plus « efficace » pour l’enseignement d’une deuxième langue, néanmoins, pour d’autres matières, le poids du système pousse toujours vers une pédagogie passive où l’expression des élèves est très limitée. Ces derniers doivent surtout assimiler et reproduire les « réponses correctes » en démontrant dans les examens, ou dans les si bien nommes « contrôles des connaissances » – qu’ils ont « bien compris ».

Une nouvelle matière

L’entrée du cinéma dans le système scolaire a dû surmonter plusieurs obstacles. Le problème des droits devait être réglé et pour cela il fallait négocier le cadre, définir les buts, démontrer l’utilité de cette nouvelle matière. Suite à élargissement du nombre de lycées agréés pour proposer des études de cinéma dans le cadre d’un bac spécialisé, l’étude du cinéma vient d’être répandue en l’intégrant dans le cursus littéraire.

L’influence réciproque entre cinéma et littérature est une évidence. Aussi la quantité de livres et d’articles consacrés à la critique du cinéma est-elle devenue aussi importante que celle qui concerne la critique littéraire. Mais l’appréciation des films doit passer d’abord par la possibilité de voir les films. Le problème des droits à l’utilisation non-commerciale est un obstacle à l’accès à un grand nombre de films qui ne peuvent pas être inclus dans le programme de l’enseignement national, même si le catalogue de films dont les droits ont été acquis augmente chaque année.

Ainsi coûte-t-il moins cher de faire lire des textes sur le cinéma que de faire voir les films. Et il coûte encore moins cher de faire écrire des critiques de films que de faire tourner des films par les élèves. Et nous voici revenus aux méthodes traditionnelles.

Cependant invoquer la nécessité de comprendre la théorie linguistique et la théorie de la critique de cinéma avant de commencer à regarder les films est plus grave. Dire, dans un livre destiné aux enseignants du français pour les aider à intégrer le cinéma dans le programme de littérature, que l’enseignement du cinéma nécessite « la prise en compte d’un langage qui ne relève plus de seuls codes linguistiques » serait-il suggérer que les différents partis pris des recherches en linguistique et en littérature sont, par contre, une simple affaire, parfaitement connue et suivie par les professeurs de français ?

En disant que l’accès aux films dépend d’un accès à travers la critique, le danger est de bloquer à nouveau l’esprit de la découverte. Justement, il n’y a pas une lecture mais plusieurs. Ce n’est qu’ainsi qu’on peut éviter de reproduire pour l’étude du cinéma les mêmes blocages que le système a créés pour l’étude de la littérature, à savoir tuer à la fois le plaisir et le désir de développer une indépendance du regard.

Si l’apprentissage d’une culture cinématographique, comme d’autres formes d’expression, a un élément en commun avec l’apprentissage d’un langage, c’est dans la nécessité de la pratique active. Si l’étude du cinéma aura en commun avec celle de la langue maternelle qu’un grand nombre de règles sont intériorisées sans que l’on les ait jamais explicitées, la pratique met en œuvre d’une façon globale et intégrée infiniment plus d’éléments que ne peuvent en être énumérés dans un cours théorique. Les explications théoriques ne sont-elles pas encore plus intéressantes et mieux accueillies après la phase pratique dans une séance d’évaluation critique, elle aussi active de la part de ceux qui apprennent ?

Ce rapport à trouver entre voir les films, lire les commentaires et critiques, faire les critiques et faire les films se retrouve au niveau de la formation des cinéastes comme dans la formation des enseignants de l’éducation nationale pour enseigner cette nouvelle matière. On dit que le désir de faire les images éclipse la réflexion sur le sens des images. Comme si l’effort de maîtriser la technique poussait à imiter les images trop conventionnelles sans recherche, sans imagination. D’autres disent que c’est, au contraire, la facilité de l’outil qui amène celui qui l’apprend à se contenter de trop peu.

En tout cas beaucoup d’observateurs s’accordent pour regretter dans la pratique de la vidéo à l’école cette tendance à reproduire les mêmes images « vu-à-la-télévision ». Il est évident que si on ne connaît que le style relativement homogénéisé de la télévision, ou du cinéma grand public, on n’inventera pas facilement d’autres images.

Pourtant, on pourra utiliser les images que l’on produit en les comparant avec des images de programmes de télévision et de cinéma pour mettre à jour ces aspects conventionnels. Et ce travail pourrait aider à comprendre des images qui sortent de ces conventions en regardant des films d’autres périodes ou d’autres styles, qui vont à leur tour inspirer la création d’images différentes.

D’où la nécessité d’accompagner la pratique avec une découverte de plusieurs styles, des premiers films muets, des classiques de différents périodes, d’art et d’essai contemporains, étrangers, expérimentaux. En les voyant, en discutant sur ces films, le langage du cinéma se découvre sinon de lui-même, au moins plus authentiquement qu’en lisant des livres qui auront plus pour but de faire apprendre un système de discours à reproduire et à vérifier par des « contrôles de connaissances » que de susciter une vraie esprit critique de l’image.

On peut rendre l’enseignement du cinéma aussi intimidant et ennuyeux que la littérature ou toute autre matière, quand il est enseigné dans la contrainte et l’ennui. Ou on peut essayer de faire découvrir ces aspects dans les films qui expliquent pourquoi ils nous émerveillent, et qui donnent envie de trouver les termes qui permettent d’en parler. Il peut être nécessaire de parler des films plus accessibles pour ensuite amener les élèves à en apprécier d’autres. Mais la lecture de films comme la lecture des textes littéraires, comme l’appréciation des autres formes artistiques, doit être une source de plaisir pour les élèves comme pour l’enseignant qui les redécouvre en même temps.

L’initiative d’introduire le cinéma à l’école est partie des enseignants qui ont vu dans cette nouvelle matière une chance de réconciliation pour enseignants et élèves avec le système scolaire. Ils y ont vu aussi un support permettant une pratique pédagogique plus active des compétences générales des élèves. Développer leur esprit d’analyse, leur expression parlée et écrite, leur capacité d’organiser et communiquer leurs idées, d’être créatifs, de faire un travail et autonome et en équipe. Ils ont voulu faire redécouvrir la situation d’apprendre comme une expérience agréable au lieu d’être ennuyeuse comme elle était devenue, voire oppressive et humiliante dans les pires des cas. Comment donner envie aux élèves si les professeurs n’ont pas eux-mêmes envie ?

L’enseignement de la critique et la pratique de l’image offrent une occasion au système scolaire – à condition que nous sachions la saisir.


Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 24, 1997)