Vue sur les docs, VII et VIII

Rétrospective Ken Loach

Marie-Christine Peyrière

Quel rapport entretient le cinéma documentaire avec la croyance ? Et comment filmer aujourd’hui un espace social en mutation ? La diffusion sur la télévision française le 13 mai 1997 du dernier documentaire de Ken Loach Les dockers de Liverpool nous permet de rebondir sur ces interrogations nées de la présentation de la rétrospective Ken Loach dans le cadre de la VIIe édition du festival documentaire Vue sur les docs, à Marseille. Cette réflexion serait à mettre en perspective avec la coupure documentaire/fiction et l’espace de reconnaissance choisi/subi : cinéma et/ou télévision.

Hypothèse

En France, le cinéma de Ken Loach est fréquemment associé au renouveau du cinéma de fiction du « réel », représenté par Pascale Ferran, Cedric Klapisch ou Patricia Mazuy 1 par rapport aux films de Ken Loach. Mais provoquons le regard en situant Ken Loach vis-à-vis d’un cinéma documentaire contemporain anglais (ou franco-anglais) dont Vue sur les Docs a pu montrer plusieurs formes : de You’ll Never Walk Alone, Liverpool 92 de Jérôme de Missolz et Evelyne Ragot à Tales From the Hard City de Kim Flitcroft (Grand Prix Vue sur les Docs, 1994, cf. Revue Documentaires n° 11), jusqu’à Hidden Voices de Michael Grigsby présenté lors du dernier festival.

Regard rétrospectif

Toute l’œuvre de Ken Loach installe les Midlands, la vieille région industrielle de l’Angleterre, dans l’espace du cinéma. Cependant, c’est dans la décade des années 1980 que le lieu Midlands devient vraiment sa construction cinématographique. On retiendra trois moments de mise en scène: Looks and Smiles (1981, noir et blanc), Which Side Are You On? (1984, Grand prix du Festival de Florence) en cinéma direct, et Raining stones (1993, couleur). Ce sont trois axes de narration fiction et documentaire sur des parcours constitutifs de la société anglaise thatchérienne : l’agence pour l’emploi à partir de laquelle s’organise pour un jeune la recherche du premier boulot à Sheffield; la grève des mineurs en 1984, ses piquets de grève dans la rue et l’affrontement policier; le guichet du versement des pensions et la démerde des mineurs chômeurs en 1993.

Ces Midlands sont une configuration historique des positions sociales que filme le cinéma de Ken Loach. Ce n’est plus un cinéma des intérieurs excentriques anglais auquel nous avait familiarisé le courant free cinema, cinéma londonien. L’espace des Midlands propose et impose une série de repères: l’église, les pubs, les cités ouvrières, ses jardins et ses remises, ses rues qui mènent aux usines : c’est cet espace politique et économique en voie de désintégration, cette géographie ouvrière devenue incapable de définir les trajectoires individuelles qui forment la matière des films de Ken Loach.

Jeu de miroir

Quels sont les itinéraires du cinéma documentaire contemporain, celui des années 1990 ? Des carrefours, des intersections, des lieux de croisements. C’est traverser les lieux de ce mouvement qui transforme lentement les Midlands en « non-lieu » contemporain (Marc Augé). Un espace ou le cinéaste s’éprouve comme spectateur. Un espace du voyage. Il n’est pas étonnant que pour deux films You’Il Never Walk Alone et Hidden Voices, le documentaire prend la forme du road movie et s’appuie sur des personnages forains. Les Midlands sont un monde effondré, un monde désintégré, un monde en bouleversement. Le point de vue est donc ce rapport fictif entre regard et paysage. La posture mélancolique esthétise le paysage minier, le rend fantomatique (Hidden Voices). La position post-moderne, observant Sheffield, l’exhibe en image clinquante, volontairement provocante (Tales From a Hard City).

Regard introspectif

Ce cinéma a ses figures. Le psychique de l’être se traduit dans le cadre de son imaginaire, de ses valeurs, de son comportement. Il est limité par des référents idéologiques. Chez Ken Loach, les personnages, les mineurs, leurs femmes, le prêtre, le syndicaliste, l’ouvrier, le soldat, sont portés par une forme de fiction puisque le conflit social est aussi conflit intime. Les actes des personnages sont un excès de cette relation morale au monde (payer très cher la communion de l’enfant et refuser les solutions de compromis qui deviendraient la gestion économique d’un rite de passage dans Raining Stones). Dans ce monde existe une figure de crise : le personnage du racketteur, apparu dans Raining Stones. Ce « méchant » est évacué avec l’assentiment de tous, y compris du cinéaste, qui soutient a priori une relation au monde généreuse.

Or, c’est autour des personnages troubles (mal définis socialement) et sans rêve que s’interroge le cinéma documentaire d’aujourd’hui : boxeur, gardien de boîte de nuit, hôtesse… La figure du dealer aujourd’hui serait l’expression la plus juste de la structure du réel, celle par laquelle se reposerait le point de vue et la place du metteur en scène : qui est le client, qui est le dealer ?

Regard rétrospectif/prospectif

On sait que Ken Loach, depuis ses débuts en 1963, travaille avec la télévision, BBC et Channel Four. La forme documentaire est un de ses moyens d’expression. Son coup d’éclat paraît être le film Which Side Are You On? (Grand prix du Festival de Florence). Film documentaire où Ken Loach, cinéaste « engagé », reprend la technique du cinéma direct lors de la grève des mineurs de 1984.

Le film ne rentre pas dans un programme d’information (il est refusé) mais dans un programme culturel (Production London Week-end TV). Ken Loach ne fait pas un film sur la grève des mineurs mais, contrainte de production oblige, sur « la culture ouvrière ». Avec l’opérateur Chris Menges, il s’appuie sur la production littéraire des mineurs et de leurs familles, cette écriture extraordinaire provoquée par la fermeture de centaines de puits. Cette parole n’est pas en soi une parole de témoignage, c’est une parole qui exprime le point de bascule, le changement de regard. C’est un cri par lequel les gens s’inventent, catalysent : Ken Loach montre la parole poétique, singulière et collective, comme champ de bataille dans sa confrontation avec l’ordre.

La forme documentaire, élaborée avec des films amateurs, construit la réduction de cette poétique. Elle traite le choc avec l’armée. Cette violence ne donne pas lieu au plan séquence. C’est la leçon du son direct qui reprend de l’actualité (les syndicats de policiers ont demandé un droit de réponse après la diffusion du film au motif que le son des coups des matraques aurait été amplifie). Which Side Are You On?, tourné en 1984, réfute la modélisation médiatique. La position idéologique se situe non pas dans le choix d’un camp (Ken Loach est aussi en guerre contre les centrales syndicales) mais dans le fait de rendre existant un rapport de forces, donc d’évacuer le consensus. La position politique reconduit la question du point de vue par une manière de prendre le sujet, de conduire les rapports de détermination, d’inclure une perspective qui ne peut être équivalente à une autre, ou de rendre équivalent ce qui en soi n’a pas de relation d’égalité, en impliquant un au-delà de la norme et une quête. Ken Loach a pu trouver la manière sensible de décrypter ce désastre. Et à partir de ce filmage du conflit, il en constituera dans Les Dockers de Liverpool la mémoire.

Cinéaste de la classe ouvrière, Ken Loach en modifie le contenu en projetant sa relation utopique à l’histoire, qu’elle soit de l’ordre de la lutte, ou de la révolution, guerre d’Espagne ou Nicaragua, révolution ratée et pourtant présente. On remarquera que le cinéma de Ken Loach maintient toujours le possible du regard, exprimant le passage d’un cinéma des positions à un cinéma qui cherche une croyance. Le mot croyance étant précisément l’objet du renouveau du cinéma aujourd’hui.


  1. Retour vers le réel, « Vive le cinéma français » 1994.

Vue sur les docs, VIIIe éditions du festival de cinéma documentaire, du 16 au 21 juin 1997, Marseille, France


  • Les Dockers de Liverpool (The Flickering Flame)
    1996 | Royaume-Uni, France | 52’ | Vidéo
    Réalisation : Ken Loach
  • Tales From a Hard City
    1994 | Royaume-Uni, France | 1h20 | 16 mm
    Réalisation : Kim Flitcroft
  • Which Side Are You On?
    1984 | Royaume-Uni | 52’
    Réalisation : Ken Loach

Publiée dans La Revue Documentaires n°13 – La formation du regard (page 111, 1997)