Ce mot obscène : l’expression

Rencontre avec Vincent Martorana

Claude Bailblé, Michael Hoare

Après l’Idhec, en 1985, j’ai réalisé un documentaire pour l’Ina. Ce film, Ragazzi, tourné en 1986, parlait de ma découverte de la Sicile. À cette époque, l’Ina, issu de l’éclatement de l’ORTF, avait l’obligation de produire des émissions pour les chaînes nationales. TF1 commandait des heures à l’Ina ; la diffusion avait lieu pendant l’été mais elle était assurée. Après la privatisation de TF1, le cahier de charges a changé.

Pour Ragazzi donc, ma première expérience de documentaire, je voulais prendre mon temps, repérer toute une année avant de tourner. Mais pendant neuf mois, silence radio, pas de production en perspective. Jusqu’au jour où l’Ina m’a appelé pour me proposer de tourner le mois suivant. Ma première réaction a été de dire que c’était impossible, je n’avais pas imaginé les choses comme ça… Une heure après, je les rappelais en disant : « Faisons-le ». Il y avait les moyens, mais il fallait faire vite.

Plus tard, j’ai réalisé un autre documentaire pour l’Ina qui a coûté cher, et n’a jamais été distribué. Ce film, Une aventure américaine, tourné également en 16 mm, était une co-production franco-canadienne. L’Ina est parti dans l’aventure d’une série documentaire de trois films sans diffuseur, et n’en a pas trouvé par la suite.

Dans mon documentaire, je racontais l’histoire de deux familles qui quittaient la Tunisie pour émigrer l’une en France, ma famille, l’autre aux États-Unis, des amis de mes parents. Le point de vue était celui d’un fils d’immigré. Ce n’est peut-être pas un film abouti, mais le projet était ambitieux et le film a, selon moi, des qualités. Mais au final, Une aventure américaine n’existe pas ! Cette production lourde n’a jamais été diffusée en France. Et d’emblée, le problème du diffuseur, déterminant pour la production et la vie d’un film, est posé. On retrouve ce type de situation avec les productions générées par le câble.

Ensuite j’ai mis plusieurs années pour réaliser Faux Frères, sorti en 1991, un projet de fiction qui est devenu un téléfilm parce que je n’arrivais pas à le produire au cinéma. Le film a été produit par la SFP pour TF1 et la Sept/Arte, une association un peu contre nature, mais le film s’est bien comporté à l’antenne où il a obtenu une très bonne audience. Il a même été sélectionné dans la section « Perspectives du cinéma français » à Cannes.

Avec le recul, on peut dire qu’à l’époque s’ouvrait devant moi la perspective d’une carrière assez classique… qui ne s’est pas réalisée.

Peu d’argent, beaucoup de liberté et j’ai aimé ça

Les années suivantes ont été difficiles. Il fallait que je m’exprime, pour employer un mot simple et obscène. J’ai refait du documentaire.

En 93, j’ai co-réalisé un documentaire pour Planète, Nous sommes éternels. Point du Jour l’a produit dans des conditions normales mais le film a déplu au diffuseur, qui la cependant diffusé. Une seule fois. Et puis le trou noir, vraiment le trou noir. Rien n’a abouti. Aucun projet.

Un jour, Sarah, une amie, m’a parlé de lo Production et de Dominique Pailler qui cherche des projets documentaires pour le câble. Je ne connaissais pas Dominique, je le rencontre et je lui dis : « Voilà, je voudrais faire un film sur Act Up-Paris ». Il me dit : « Oui, oui, écris-moi un texte pour le CNC ».

Il m’a fait attendre un peu, un mois, deux mois en disant : « On ne sait pas ». Je mets la pression en lui disant que ce serait bien de tourner à l’occasion de la Gay Pride. Il réfléchit, deux jours, et puis il m’appelle : « OK, on va le faire ».

Avant de travailler pour Pailler, j’avais proposé le sujet à toutes les chaînes, mais personne n’en voulait. Donc je suis entré dans le système câble sans état d’âme et sans hésiter. L’attitude de production qui consiste à dire :

« Vas-y, fais-le, tu as ça comme moyens, demmerde-toi » me convenait. On a très peu d’argent et beaucoup de liberté. J’avais dix jours de tournage, j’ai tourné dix jours, j’avais trois semaines de montage, j’ai monté juste une semaine de plus parce que Dominique Pailler s’est rendu compte qu’il y avait de la matière pour faire un quatre-vingt-dix minutes. Il a accepté l’idée d’une version longue et on l’a faite. Le film s’est fait avec peu de moyens et beaucoup de liberté. Et j’ai aimé ça.

Pour ce documentaire, Zap, Act-Up-Paris, été 1995, j’ai eu de la chance. L’association vivait un moment important et douloureux. Il se passait des choses à Act Up, ils pratiquaient un activisme militant et obtenaient des résultats. Par la suite, Droit au logement ou le mouvement des sans-papiers s’en sont inspirés.

A l’époque où j’ai filmé Zap, c’était très excitant, il y avait un groupe qui existait fort, dans l’urgence. Et Dominique Pailler m’a fait confiance.

Mais à part les festivals gay de Paris et de Lille, le film n’a pas été sélectionné dans les festivals documentaires. Le câble l’a diffusé plusieurs fois mais impossible d’intéresser les chaînes hertziennes. J’ai monté une version courte de 52 minutes plus conforme aux créneaux d’Arte ou de France 3. Mais en dépit du thème du sida, toujours d’actualité, personne n’en veut. Planète l’a finalement diffusé l’année dernière dans sa version longue et en plein mois d’août. Trois ans après sa réalisation ! Et encore, à l’occasion d’un achat groupé !

Ensuite, j’ai enchaîné un autre film avec Dominique Pailler, toujours pour le câble, Gendarmes. À cette époque, je travaillais sur un projet

de fiction dont un des personnages était un adolescent, fils de gendarme. En faisant mes repérages, j’avais rencontré une brigade dans les Pyrénnées et passé un peu de temps avec eux.

Javais envie de prendre le contre-pied d’Act Up, groupe activiste parisien, et de filmer les gendarmes au fond des Pyrénées, du côté de Lourdes.

Pour moi, il y a des similitudes entre l’activisme des homosexuels parisiens et le conformisme des gendarmes du fin fond de la France. C’est toujours un mécanisme de groupe que j’analyse en fin de compte. J’en ai parlé à Dominique, cela l’a intéressé. J’ai réalisé le film et on est retombé dans les contradictions du câble. Le documentaire est passé sur une chaîne locale, et c’est tout. Il n’a pas été diffusé ailleurs, personne n’en voulait.

Vacances cubaines

Après Gendarmes, je suis parti en vacances quinze jours à Cuba avec mon ami. Là-bas, quelque chose m’a irrité et m’a touché à la fois, je ne comprenais pas bien pourquoi. J’ai décidé d’y retourner. Nous étions en 1996, et j’ai une fois de plus proposé à Dominique Pailler de faire un film de mon voyage. Il était d’accord sur le principe, mais quand il a fait ses comptes, c’était trop cher de m’envoyer là-bas. On sortait de l’enveloppe câble. Il a reculé puis renoncé. Entre-temps j’avais obtenu une bourse Scam « Brouillon d’un rêve » sur un autre projet. Alors j’ai réfléchi et je me suis dit, pourquoi ne pas acheter une caméra Hi8 et y aller quand même de moi-même ? Au pire, cela nous ferait des vacances ! On est parti dans une liberté totale. C’était la première fois que je cadrais un de mes films. D’emblée, je jouais le jeu de celui qui filme en amateur, je n’ai jamais eu la prétention d’être cadreur. Et j’ai aimé ça.

C’est une histoire à deux voies. Il y a cette histoire-là, mon histoire personnelle, l’histoire de mon couple, et puis la confrontation aux autres dans le petit habitacle de la voiture que nous avions louée. Ce que j’ai aperçu à Cuba en tant que cinéaste, c’était le plaisir que je prenais à filmer. Pourtant je ne comprenais pas l’espagnol. C’est ce qui me troublait. J’avais un plaisir qui s’établissait dans la relation à travers la caméra, pas dans la discussion, pas par la parole, mais par la captation de quelque chose, les gens qui se donnent à voir. Je n’ai plus peur de prendre la caméra.

Au retour, je dérushe mes images, et je me dis qu’il y a la matière d’un film.

Je reviens en parler à Dominique Pailler qui accepte de post-produire le film, toujours dans une économie câble et dans le cadre d’une coproduction entre lui et moi. C’est comme ça que je me retrouve coproducteur d’un de mes films !

Ça s’est passé moyennement bien. Tout d’un coup le système câble achoppe sur ses limites, le temps de montage notamment. J’avais monté les trois films précédents en trois ou quatre semaines, en U-Matic, et sans état d’âme. Mais pour ce film, Enfin la mer, récit d’un voyage à Cuba, la matière était plus délicate. J’avais besoin de temps. La monteuse des deux précédents films s’est désistée très vite, j’en ai cherché une autre qui se sente capable de travailler sur ces images. Le montage a duré sept semaines. C’était le deal avec Dominique, le temps de tournage était reporté sur celui de montage.

Dominique suivait le film de loin. Il avait été bien plus présent sur Zap, Act Up-Paris qui avait été l’un des premiers films qu’il produisait dans les conditions câble. Peut-être croyait-il plus au projet ? Quoi qu’il en soit, au moment d’Enfin la mer, il produisait une dizaine de films en même temps et j’avais des difficultés avec mon film…

Le documentaire a été diffusé une fois, sur le câble qui l’avait co-produit et puis plus rien. Il n’a pas été sélectionné dans des festivals, les critiques étaient virulentes, je sentais qu’il titillait beaucoup de gens. Il y avait un malaise. Je ne me suis pas obstiné.

Du film « câble » au film « co-autoproduit »

Après cette expérience, avec ces trois films, javais l’impression d’avoir fait le tour de quelque chose, d’avoir exploré trois cas de figures différentes du « film-câble » :

Zap était un documentaire fauché mais plutôt classique avec une équipe, un sujet, des contraintes économiques et une grande liberté. Et cela a marché. Le film est abouti. Les problèmes commencent avec Gendarmes, le regard posé sur les choses ne plaît pas beaucoup. Il y a un commencement d’incompréhension. Avec Enfin la mer, le malentendu s’épaissit. Et j’ai le sentiment de me retrouver dans une impasse. Pour ce film, j’avais besoin de temps, de soutien, de convictions peut-être, et je me suis retrouvé tout seul. C’est douloureux. Prendre en charge le tournage d’un film, ce n’est pas très compliqué, le désir est très fort. Mais après il y a tous ces mois pendant lesquels on essaie de faire exister le film. Et le doute s’installe.

Avant de partir à Cuba, en 1996, j’avais proposé à l’Ina de retourner en Sicile. Je ne voulais pas repérer avant. Claude Guisard croyait au projet, et j’avais écrit un dossier. Nous avons fait le tour des diffuseurs, et pendant deux ans, il n’y eut aucune réponse positive. Thierry Garrel, qui avait aimé le premier film, me renvoie le texte en me disant : « Il n’y a rien d’écrit là-dedans, à quoi voulez-vous que je m’intéresse ? »

Pendant cette période, je réalise mon film à Cuba. À mon retour, il n’y a toujours pas de diffuseur. Je propose le système câble à l’Ina mais ils ne savent pas produire dans ces conditions. En juin 1997, on fait le point avec Claude Guisard. Et je lui dis : « Moi, je pars, avec ou sans vous. »

Là, Claude Guisard me répond : « on va vous donner trois francs six sous et vous partez avec la numérique de l’Ina, allez-y. » Et je suis parti en Sicile un mois. Tout seul. J’ai fait l’image et le son seul, avec moins de plaisir qu’à Cuba. J’ai vécu plutôt mal mes retrouvailles avec les Ragazzi mais à mon retour je dérushe mes images et je dis à l’Ina : « il y a de quoi faire un film ». Cependant, ce que je raconte à mes producteurs, Claude Guisard et Georges Groult, ne les convainc pas. Ils me demandent d’écrire encore. Je pointe des choses, mais ils ne sont toujours pas convaincus. Je leur montre des images, je ne crois pas que les gens savent regarder des rushes.

Au bout de six mois, j’obtiens de faire à l’Ina un bout-à-bout en VHS afin de monter une séquence pour trouver un diffuseur. Je dispose donc de trois semaines et d’une monteuse. Heureusement, Pascale Huter, la monteuse de l’Ina, trouve l’opportunité de se greffer deux semaines sur un Avid. Au bout de trois jours, on montre une séquence à Claude Guisard. Et là Claude voit, et il dit : « oui, montons le film, on va trouver un diffuseur. » Et le film se fait.

Le montage dure cinq semaines. La monteuse y croit. Les producteurs aussi. La difficulté essentielle du montage consistait dans le passage du passé au présent. On trouve assez vite la solution pour la première séquence. À partir de là, l’Ina trouve un diffuseur : « La case de l’Oncle Doc ». Puis France 3 se désiste pour finalement dire oui ! L’un dans l’autre, j’attends cinq mois avant de finaliser le film.

En conclusion, l’énergie qui aurait dû être dépensée au montage s’est perdue en angoisses et en questionnements quant à l’existence du film. D’autant que je me retrouve dans des conditions financières pires que dans la production câble. J’ai passé un an avec l’Ina sans savoir si j’allais être payé un jour, si j’aurais suffisamment d’heures pour enclencher les Assedic. Un an d’angoisse et de brouillard total. C’est une histoire très douloureuse.

Finalement, le film a été diffusé sur France 3, qui l’a pré-acheté, à une heure du matin, avec de très bons papiers. Me voilà revenu au système hertzien même si le film est peu vu.

J’ai négocié âprement avec l’Ina ma part coproduction. Je me suis battu pour imposer la singularité des conditions de production. On me dit : « mais Vincent, c’est normal de tourner tout seul, il n’y a rien d’exceptionnel ! ». Je réponds : « non, ce n’est pas normal, ce film, je l’ai porté, il n’y a pas de raison qu’on ne prenne pas en compte cette année d’angoisse ». Pour eux aussi, c’était peut-être une année d’angoisse, mais certainement pas aussi intense. J’ai finalement légèrement augmenté ma part coproducteur, après de longues négociations.

Que faire face aux refus des diffuseurs ?

En 1998, j’initie le projet de Fabienne, le portrait d’une jeune femme qui part aux États-Unis pour retrouver sa mère. Bizarrement, deux gros producteurs s’y intéressent. Mais ils me laissent tomber suite aux refus des chaînes, encore et toujours. Il y a trois gros diffuseurs en France : Arte, France 3 et France 2. Sans l’accord de l’un d’eux, le projet est grillé. Et encore une fois je me dis : « Est-ce que je laisse tomber, ou est-ce que j’y vais quand-même ? Allons-y ! »

J’appelle Claude Guisard à l’Ina qui me dit : « Mais Vincent, c’est déjà grillé auprès des diffuseurs, on ne peut pas faire grand-chose pour vous ». Il accepte de me prêter une caméra mais rien d’autre. Je vais voir Claude Gilaizeau à la Lanterne. Il me prête une caméra et me donne des cassettes. Finalement je pars avec la caméra de la Lanterne. En revenant des États-Unis, j’ai regardé mes rushes et j’ai vu un film possible.

Entre-temps j’ai lancé un projet de fiction pour Arte qui finance l’écriture du scénario. Ce travail prend mon énergie. Depuis un an le projet Fabienne est dans une boîte mais, aussitôt le scénario terminé, je vais faire une petite maquette pour repartir à l’assaut des diffuseurs.

Le câble a ses avantages : la rapidité de décision, ça veut dire qu’on ne passe pas des années à convaincre, et la liberté accordée à l’auteur. J’ai fait ce que j’avais envie de faire.

Le revers de la médaille de la rapidité, c’est le manque de maturation. Et le revers de la médaille de la liberté, c’est l’isolement.

Pour des films comme Zap, ça marche, mais pour des films plus difficiles, plus hasardeux, qui échappent à une logique de production à la chaîne, de « sujet porteur », ce système montre ses faiblesses. Les limites du câble sont là. Mais ce système de production m’a permis d’approfondir ma démarche, d’exister. On en revient à ce gros mot d’expression. Au fond, en faisant des films, je cherche ma place dans le monde et par rapport aux autres.

Mon premier film de fiction à l’Idhec était déjà autobiographique. Tout mon travail de cinéaste a été de faire coïncider la fiction et le documentaire, de faire exister les choses ensemble. La quête est donc là depuis le début. Dans Retour en Sicile, pour la première fois, ces choses-là cohabitent.

Quand je te parle de Act-Up et des Gendarmes, la démarche c’est aussi d’explorer les contraires. Le jour où j’ai fait une projection de Zap suivi de Gendarmes, i y avait comme une évidence. Les spectateurs découvrent deux univers qui n’ont rien à voir mais qui parlent de la même chose. Et dans Retour en Sicile, les contraires s’expriment, s’explicitent.

Dans le premier documentaire, Ragazzi, les choses étaient déjà là, latentes, il y avait une sorte de trouble non-dit, surtout par rapport a l’homosexualité, Alors que dans le deuxième, c’est l’affirmation des choses qui m’importe.

Paroles recueillies le 17 septembre 1999 par Michaele Hoare., mises en forme par Claude Bailblé et Vincent Martorana


  • Enfin la mer – Récit d’un voyage à Cuba
    1997 | France | 56’ | Vidéo
    Réalisation : Vincent Martorana
  • Ragazzi
    1986 | France | 1h15 | 16 mm
    Réalisation : Vincent Martorana
  • Zap (Act Up Paris, été 1995)
    1995 | France | 1h27 | Vidéo
    Réalisation : Vincent Martorana

Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 43, 2e trimestre 2000)