IO Productions

Rencontre avec Dominique Pailler

Claude Bailblé, Amalia Escriva, Michael Hoare

Nous avons rencontré Dominique Pailler deux fois, d’abord en moi 1998 avec Amalia Escriva autour du film Dans les fils d’argent de tes robes. En octobre 1999 un an et demi plus tard, nous l’avons revu avec Chantal Briet pour faire le point.

I – mai 1998

Pouvez-vous raconter la genèse de votre engagement avec les chaînes locales ?

Au début, je travaillais comme tout le monde avec des chaînes nationales, et on avait très peu de latitude pour promouvoir des projets. On fonctionnait tous selon le même principe à l’époque – il s’agissait de développer un projet dans l’idéal avec un auteur pour ensuite se poser la question : combien ça coûte, et après se demander : avec qui vais-je le faire ? Alors, on s’adressait nécessairement à trois personnes au maximum sur la place de Paris : le responsable de l’unité documentaire d’Arte, la responsable de l’unité documentaire de Canal+, et accessoirement les unités documentaires de France Deux et de France Trois. Cela laissait énormément de projets dehors puisqu’on était nombreux à courtiser très peu de personnes. Le système câble a quand même changé les choses.

Les débuts de la période « câble » ont été chaotiques parce que j’avais en face de moi des réalisateurs qui n’avaient jamais travaillé dans cette économie, moi non plus. Apprendre à faire des films avec 150 000 francs avec en plus l’ambition de payer tout le monde, peut-être ma, mais payer tout le monde, c’était quelque chose que je ne maîtrisais pas plus que les gens qui étaient en face de moi. Il a fallu décliner une espèce de module. À partir du moment où il y avait très peu d’argent, il y aurait très peu de salaires, et si on ne voulait pas diluer ces salaires de manière insensée, il fallait arriver à se dire : dans quel laps de temps, dans quelle économie se situe-t-on sur le temps de tournage, le temps de montage ? Or, on est très vite arrivé à la conclusion qu’avec cette économie, on pouvait tourner deux semaines et dérusher deux semaines, monter trois semaines avec une semaine de finition. C’était une autre manière d’envisager la production. Il fallait avoir conscience du fait qu’il y a des milliers de films qu’on ne peut pas faire dans cette économie mais, par contre, il y a aussi des milliers de films qu’on peut faire. Donc la vraie question quand un projet arrivait, c’était de se dire : est-ce que ce film-là dont j’ai envie, égoïstement, à titre personnel ou en tant que producteur, est-ce que ce film peut se faire dans cette économie, sachant qu’on ne fait un film qu’une fois ?

Il ne s’agit pas d’un choix personnel qui consiste à dire : je vais prouver à la face du monde que dorénavant il faudra faire tous les documentaires de création en trois semaines. Absolument pas. De toute manière, mon intérêt, c’est que les films soient les plus aboutis possible dans cette période-là.

Mais on ne produit pas de la même manière, ni avec le même nombre de personnes, lorsqu’on fait deux ou trois films par an, ou quarante ou cinquante. On était quand même en équipe réduite même à ce moment-là. Très vite, il a fallu désigner quelqu’un pour être directeur artistique. Je ne pouvais pas m’occuper à la fois de la gestion de la société et en même temps de la direction artistique. Déléguer la direction artistique, ça m’a coûté dans un premier temps parce qu’elle me paraissait le cœur de mon métier.

Qu’est-ce qui se passe quand on fait beaucoup de films ? Je recevais les auteurs le jeudi. J’avais dix heures de rendez-vous tous les jeudis. Ensuite, tout au long de la semaine, j’allais à des projections de maquettes. La multiplication des rencontres, des points de vue, des regards, a été passionnante et pour moi, vraiment, beaucoup plus formatrice que deux films par an. Mais rapidement, c’est devenu usant parce que ça demande énormément de disponibilité. Plus la société grossit, moins on est disponible. Puis un matin, je me suis surpris en train de dire : « oh la la, ce matin j’ai encore une projection ». Et je me rendais compte que si je ne passais pas vite la main, j’allais droit vers une usure grave qui mettait en cause mon envie de faire ce métier.

Peux-tu revenir aux origines de cet engagement avec les câbles ?

C’est curieux, l’année où j’ai fait le plus de films avec des chaînes nationales, en 1993, c’est l’année où j’ai eu le plus de déficit. J’avais passé des années à lutter pour pouvoir travailler avec ces chaînes nationales et quand enfin j’ai réussi à atteindre cet objectif, c’a été un échec terrible sur le plan financier et un échec humain. Plus on avance dans le métier, moins on peut laisser une part aux illusions. Quand on démarre, on peut se dire : je vais convaincre Tartempion de l’intérêt de ce film et j’ai toutes les chances d’y arriver. Après cinq ou six ans que vous vous usez à essayer de convaincre les gens qui, eux aussi, travaillent dans une liberté très surveillée, vous ne vous faites plus d’illusions. Si une chaîne nationale traite un sujet, ce sera bon pour les cinq ans à venir. Le discours, c’est : n’y revenez plus, nous avons notre film de référence.

Dans cette période, beaucoup de films que j’ai eu envie de voir, que j’ai eu envie de produire, ne se sont pas faits. Et ceux qui se sont faits ont été produits avec un acharnement thérapeutique insensé. Ce qui n’allait plus, ce qui ne m’intéressait plus, c’est que mon métier devenait un métier de recherche de fonds. On passait un an et demi pour chercher de l’argent pour passer trois mois à faire un film. Il y avait un décalage incroyable entre l’envie de faire du cinéma et la réalité de notre activité quotidienne.

La nouveauté du câble, c’était d’offrir un moyen de résoudre cette espèce d’entonnoir qu’est la diffusion nationale. Des projets, il y en a, des gens ayant envie de réaliser des films merveilleux, il y en a des quantités, mais par contre, pratiquement parlant, des diffuseurs en mesure de nous laisser réaliser les rêves en question, il y en a très, très peu. Et quand on les trouve, ce qui n’est déjà pas si simple, l’idée de départ du projet risque fortement de bouger, d’être inféodée aux cahiers des charges du diffuseur. Donc, première question, y a-t-il d’autres diffuseurs ? À l’époque, en 1994, oui, il y avait d’autres diffuseurs, c’était les chaînes locales câblées. La particularité de ces chaînes, c’est qu’elles n’avaient pas un rond. C’était quelque chose qu’on connaissait bien parce que nous non plus. Donc, deuxième considération, c’était de faire un tout petit rapprochement, c’est bien le seul, avec la pratique des radios libres. C’était de se dire que puisque ces diffuseurs effectivement n’avaient pas d’argent, et que nous pouvions quand même par le biais du Compte de soutien générer un minimum de fonds, nous étions en droit de réclamer une totale liberté éditoriale. Avant, ces diffuseurs n’avaient pas d’argent et n’accédaient pas à des documentaires inédits. L’idée, c’était de développer des films avec ces diffuseurs, d’ouvrir même des grilles de documentaire sur ces antennes. En contrepartie, nous réclamions une totale liberté éditoriale.

Après, cela a largement dépassé ce qu’on imaginait au départ. Le premier contrat a été avec Images Plus à Épinal pour douze films de cinquante-deux minutes. Il y eut un temps de contentement, puis je me suis dit : comment vais-je faire pour trouver et produire douze films ? On avait signé volontairement à l’époque une convention cadre qui mettait en avant cette liberté éditoriale. À charge de nous, producteurs, de la remplir. Les douze films seront sur des thématiques que nous choisirons nous-mêmes. Je m’étais entouré de réalisateurs et d’auteurs qui vivaient les mêmes contraintes que moi, à savoir qu’ils écrivaient en moyenne six projets par an et ils faisaient peut-être un dans un an et demi. On a d’abord reçu quelques projets, puis beaucoup et puis franchement énormément. Ensuite, on a essayé de trouver d’autres chaînes de télévision qui pouvaient être intéressées par cette démarche. Il fallait un certain nombre de films pour faire baisser les coûts de production.

Entre 1994 et 1997, nous avons produit une centaine de films, au total. Cela dit, on a refusé beaucoup plus de films qu’on en a produit. On n’a jamais produit un film sans qu’il y ait eu l’envie de voir ce film. Là aussi, j’ai entendu des choses inadmissibles de la bouche de mes nombreux détracteurs…

Et une centaine de films sur les quatre ans, ça veut dire que la société avait une chiffre d’affaires de combien ?

Oui. Aujourd’hui c’est différent parce qu’il y a d’autres activités, mais uniquement liées au câble il y a un total produit de l’ordre de vingt millions de francs, avant amortissement des films, disons une chiffre d’affaires pur de dix millions.

Comment répondez-vous à la critique de ceux qui disent que ce système charge dangereusement la barque du Cosip et qu’il fait fonctionner le Cosip comme une sorte de subvention aux câbles locaux ?

C’est un faux débat. Ce qui charge la barque du Cosip, c’est que telle grosse société, je pense à une boîte particulière, a fait 38 téléfilms l’an passé qui ont chacun reçu 1,3 million de francs du compte de soutien ; trente-huit téléfilms de fiction lourds de quatre-vingt-dix minutes qui ont reçu chacun 1,3MF ! Ça charge la barque du Cosip..

L’objection n’a pas de sens dans la mesure où il y a des textes de loi qui mettent en avant des cadres bien précis dans lesquels on peut travailler et faire des films, avec une subvention qui n’est pas une subvention d’ailleurs. Ce n’est jamais que la part du gâteau revenant aux producteurs des films qu’ils font en plus ou moins bonne intelligence avec des chaînes de télé. Il y a des gens qui font un film par an, il y en a qui font vingt. Et alors ?

Vous êtes sur le Cosip automatique.

Oui. Au début, on était au sélectif, et on a convaincu. Quand on faisait un film avec une chaîne locale avant 1994, c’était ce qu’on appelait une coproduction de complaisance. Pour parler clairement, on avait un projet qu’on voulait faire avec Arte ou avec Canal, Canal avait refusé, Arte avait refusé, et on se disait : on va aller voir Télétartempion à Rémy-la-glorieuse et on va lui dire : toi signer en bas du papier, toi voir film après, et l’affaire était classée. C’est ce qu’on appelait vraiment une co-production de complaisance et le CNC le savait. Il savait aussi que c’était un moyen de faire un film coûte que coûte. Ce n’était pas forcément bien vu. Donc l’idée des conventions cadres, le travail qu’on a fait avec Images Plus était aussi une manière de casser l’idée qu’il ne s’agissait que de co-production de complaisance. Quand on signait douze fois cinquante-deux, on mettait clairement en avant qu’on n’était pas assez fou pour essayer de faire douze productions de complaisance. C’était des films qu’on avait vraiment développés dans ce cadre en collaboration avec des chaînes locales. J’imaginais ça à l’époque comme quelque chose d’assez évolutif. La raison pour laquelle j’ai arrêté, c’est justement que ça n’évolue pas en termes d’économie. Et la liberté éditoriale a été même remise en cause à de nombreuses reprises.

Une liberté éditoriale qui se rétrécit…

Pour moi, ça voulait dire qu’il y aurait un, puis deux, puis trois diffuseurs qui seraient convaincus de l’intérêt de cette liberté éditoriale. Ces diffuseurs m’intéressent aussi parce qu’ils sont les plus petits dénominateurs communs du monde de la diffusion. Or, dans un système voué au généralisme, ou même d’ailleurs dans un système de chaînes satellitaires thématiques mais qui sont encore généralistes parce qu’ils sont généralistes dans leur thématique, c’était très intéressant d’avoir des chaînes qui étaient un peu plus poil à gratter. Or, trois ans plus tard, je me rends compte que nous travaillons toujours avec ces mêmes trois chaînes, pas plus. Un certain nombre des chaînes avec qui je travaillais au début ont commencé à dire : oui, moi je veux bien continuer, mais il me faut des films uniquement sur ma région. Que dois-je faire ? Marquer sur le pas de la porte quand les auteurs entrent, cette semaine c’est la quinzaine du Nord, ou la quinzaine du Sud et que tout projet ne se passant pas dans la ville d’Écoublay ou de Marseille ne m’intéresse pas. La notion même de l’obligation de respecter un cadre dit régional, c’est déjà un cahier de charges.

Quand les diffuseurs ont-ils commencé à demander ce genre de chose ?

Ça s’est produit dès la deuxième année. C’était un combat avec certains diffuseurs. Des gens comme Dominique Renauld et d’autres sont étonnants, ils ont toujours joué le jeu jusqu’au bout. Mais certains ont tenu un discours du genre : je ne travaillerai plus que sur des coups de cœur. Ça peut être très louable, mais concrètement ça veut dire quoi, travailler sur des coups de cœur ? Ça veut dire que je vais attendre de recevoir plein de projets, si toutefois j’ai le temps de les lire – parce qu’ils ont quand même un planning assez chargé – et dans trois mois je vous dirai si on le fait ou on ne le fait pas. Il y a un autre diffuseur dans le Centre qui a demandé de l’argent, par écrit, à un de mes collègues en lui disant qu’il nous donnait accès au compte de soutien et qu’il n’avait rien à y gagner, donc il voulait 15 mille francs de ristourne. J’ai senti cette situation venir, ce n’est pas venu d’un coup. Je crois simplement, de manière plus globale, que l’audiovisuel rentre dans une économie de marché, ce qui n’était pas complètement le cas avant.

Malgré ces explications, je n’arrive pas bien à comprendre pourquoi finalement vous avez arrêté…

D’abord, j’étais persuadé depuis le début que cette période bénie de la liberté éditoriale n’aurait qu’un temps. C’est plus cher de faire des films que des aquarelles, même sur de tout petits budgets… et on parle de 150 000 francs. Bien sûr, ces 150 000 francs sont ridicules dans l’industrie, mais réalisez bien qu’on est en train de décrire comme une somme ridicule un montant qui représente quand même le salaire annuel de même pas la moitié des Français. Or, je pensais que l’accès à ces budgets même très restreints serait limité dans le temps, ce qui s’est avéré le cas.

Ensuite, il y a un autre phénomène humain que je n’avais pas perçu à l’époque. Au début, on est content, même avec ce petit budget, parce qu’il permet quand même de faire un film, il permet d’aller au bout d’une démarche. Mais quand un réalisateur a fait un film, deux films, trois films dans ce cadre-là, et le troisième film, il n’y a toujours que deux semaines de tournage, il n’y a toujours que trois semaines de montage, les limites du cadre commencent à se ressentir. Rapidement, cette économie conçue comme « off », comme une économie parallèle, est devenue le « in » de 80 % des gens qui gravitent dans ce métier, qu’ils soient techniciens, réalisateurs ou producteurs. De plus en plus, je me suis rendu compte que, par exemple l’année dernière en 1997, j’ai produit des films qui auraient dû être faits par Arte ou par Canal. Cet espace est devenu un exécutoire ; on peut faire là tout ce qu’on ne peut pas faire ailleurs. C’était trop demander à ce microcosme, à cette niche. L’idée d’arrêter, c’est le résultat d’une espèce de grande frustration. 1996 a été une phase d’enthousiasme absolu, on a dû produire cinquante films dans l’année plutôt dans la joie et la bonne humeur, et 1997 a été beaucoup plus une phase de réflexion. On a commencé à ressentir un effet de répétitivité.

Y a-t-il un avenir à cet espace de création ?

Il y a de toute façon nécessairement un avenir pour les films à petit budget, simplement à cause de la multiplication des chaînes thématiques, ou des chaînes tout court. On multiplie les chaînes des télévision par dix ou par quinze. Cela signifie qu’à terme on va devoir nécessairement multiplier les programmes, et il va falloir quand même faire des programmes originaux. Un peut se dire que dans un système en plein marasme, c’est d’abord une promesse d’avenir positive : il y aura beaucoup de films à faire, c’est quelque chose de plutôt rassurant. L’aspect plus négatif, c’est que si on multiplie les programmes par dix on ne multipliera pas par dix les téléfilms à neuf millions, et les documentaires de création à un million et demi. Donc, on peut être sûr qu’il y un avenir pour des films à petit budget.

Beaucoup des films qu’on a pu faire dans cette économie du câble sont des films à la première personne. Et pour certains d’entre eux, ils vont à l’universel parce qu’ils ont le courage de dire « je ». Or « je » est interdit à la télé. Il y a un sous-entendu qui consiste à dire : « On vous a donné 600 000 francs, or vous comprenez que les histoires de votre famille »… Or, c’est bien plus que des histoires de famille. Ça devient universel parce que justement on a accepté cette idée de la première personne, de cet engagement-là. C’est ce que mettait en avant Amalia avec Dans les fils d’argent de tes robes.

Par rapport à ce film et par rapport à ce type de film, on revient toujours à cette même notion de cadre économique. Plus un budget est important, c’est vrai dans le cadre d’un long métrage aussi, plus il y a quelque chose en échange de cet argent. Quand quelqu’un décide de mettre x centaines de milliers de francs ou x millions, il faut le rassurer. Il faut lui dire : vous savez, ça sera vraiment un bon film. Or, le gros problème, c’est que plus une démarche est personnelle, plus elle est fragile. C’est plus simple de trouver un financement fort sur un grand sujet. On va parler d’un grand sujet. Alors à ce moment-là finalement, l’auteur est au service de ce sujet et on choisit, pour la chaîne, l’auteur en fonction de sa capacité à être au service du sujet. Or les démarches souvent les plus intéressantes et les plus risquées sont justement l’inverse, quand on a l’impression qu’il y a un sujet au service de l’auteur. Ou un sujet qui n’existe pas, ou qui est tellement ténu, on pourrait dire : c’est un film sur la famille de quelqu’un… et alors ? Vous vous rendez compte, si on va dans le mur, ou si quelqu’un se trompe à partir d’un point de départ aussi ténu, on arrive facilement à comprendre pourquoi on n’arrive pas à trouver un budget important, ou même à convaincre une chaîne nationale en amont sur l’intérêt d’une telle démarche.

Et en aval, vous n’avez pas convaincu de chaîne nationale non plus ?

En aval, le drame, c’est que si on a réussi à trouver un système pour faire des films sans passer par les chaînes nationales, on n’a pas encore réussi à trouver le moyen de les obliger à diffuser des films qu’on a réussi à faire sans eux. Mais le temps joue avec nous, 98% des films que nous avons produits se situent complètement en dehors d’un cadre d’actualité. Dans Les fis d’argent des thèmes résonnent fortement aujourd’hui. Cela dit, je ne vois pas en quoi, dans trois ans, quatre ans, ou six ans, le film sera dépassé. Il mettra toujours en avant une thématique qui se situera hors de l’actualité. Or, là où je pense que c’est une force, là où on n’a pas réussi à convaincre tel ou tel diffuseur cette année ou l’année dernière, on arrivera à le convaincre dans un an, voire deux.

Mais le temps est aussi contre nous, contre un réalisateur ou contre un producteur, parce qu’il faut tenir. Effectivement, il faut que les gens continuent de réaliser, que d’autres continuent à produire. Et ça, c’est difficile en faisant abstraction des chaînes nationales.

Il y a des choses que je ne m’explique pas. Ce film-là, par exemple, je ne m’explique pas qu’alors que la question se posait à Arte de savoir sil passait à La Lucarne ou à la case Histoire, j’ai finalement reçu une lettre de refus le jour de la première projection du film au Cinéma du Réel.

Vos projets futurs pour l’avenir. Que devient IO ?

On continue à travailler avec des chaînes thématiques, des chaînes satellitaires, en développant des collections. D’abord pour des raisons artistiques, parce que c’est marrant de pouvoir s’offrir le fait de traiter une thématique non pas en cinquante-deux minutes avec comme d’habitude « pour en finir une bonne fois avec ce sujet en cinquante-deux minutes », mais pour se dire qu’on peut travailler sur un sujet en développant sur x fois vingt-six, x fois cinquante-deux. Pour des raisons économiques aussi. Parce que ces chaînes thématiques n’ont pas, saut quelques rares exceptions, des budgets conséquents. Sinon, je fais un retour en arrière, en proposant un certain nombre de sujets beaucoup plus lourds aux chaînes nationales.

Propos recueillis par Michael Hoare et mis en forme par Michael Hoare et Amalia Escriva

Il – octobre 1999 Le rapport de forces avec les diffuseurs thématiques

Lorsque nous nous sommes vus la dernière fois, vous avez dit que vous ne produisiez plus avec les chaînes locales.

Sauf retour à la case départ, coup de cœur, des projets qu’on tenait à bout de bras depuis deux ans, en ayant investi du développement, en les menant à bien, et là par contre, c’était le retour en arrière, simplement parce que on n’a pas trouvé de chaîne nationale avec qui faire ces films. Un exemple, c’est le film de Kathleen Bernstein Les absentes, qu’elle est en train de terminer en ce moment. C’est un film qu’on aurait dû faire avec Arte ou avec une chaîne de ce type. Face aux refus, l’envie de faire le film est la plus forte, et on a réussi à trouver le moyen de faire entrer le film dans ce budget câble. Mais c’est presque le contraire de ce que je voulais faire au départ avec les chaînes locales.

Alors, à partir de là, on a continué à faire quelques films entre autres avec Images Plus, avec C9. Mais je dirais que c’était une fin de parcours par rapport à ce qu’on avait connu sur le câble avant.

Vous avez vendu des séries à des chaînes thématiques ? C’était votre grand projet.

Nous avons vendu deux séries. Il y avait un auteur et plusieurs réalisateurs. Il n’y avait pas à proprement parler économie d’échelle sur les tournages. L’économie d’échelle se passait sur le volume financier. On commence à voir les possibilités et les limites de ce type de production.

À l’époque, dans les discussions avec le CNC, le gros problème qui était toujours soulevé au sujet des chaînes locales, c’était l’argument que le Compte de soutien représentait le plus gros apport en numéraire dans les budgets. Je disais déjà : mais ne rêvez pas, on vient de créer cent-vingt nouvelles chaînes de télévision et est-ce que vous pensez que ces chaînes vont amener sur un cinquante-deux minutes ou un vingt-six minutes un apport supérieur à ce que je gagne en compte de soutien ? C’est un faux problème. De toute manière, on va de plus en plus vers ce type de financement. Le problème est tout autre.

Lorsqu’un diffuseur amène un apport minoritaire en comparaison de mon apport en Compte de soutien, le problème est de savoir ce qu’il désire, ce qu’il demande en échange de cet apport. Lorsqu’une chaîne vient d’être créée, elle a besoin de programmes et ne dispose que de 30 à 50 000 francs l’heure pour acquérir un programme. Ça ne sert à rien de lui demander 200 000 francs. En plus, c’est même dangereux. Je préfère qu’une chaîne mette beaucoup de fois 50 000

francs que de rares fois 150 ou 200 000. Il est plus intelligent que quatre-vingt ou cent-cinquante sociétés et réalisateurs puissent travailler plus fréquemment, plutôt que de reconstituer ces mêmes goulets d’étranglement qu’on connaît avec les chaînes nationales hertziennes. Donc, de toute manière, l’avenir est fait d’apports par les diffuseurs minoritaires par rapport à mon apport en compte de soutien.

Mais qu’est-ce qui est demandé en échange de cet apport minoritaire ? Moi, je peux mettre 150 ou 200 000 francs du Compte de soutien. Mais à une seule condition. À partir du moment où je suis archi-majoritaire, il ne faut pas que cette chaîne m’impose un cahier de charges aussi contraignant que TF1 ou Arte qui, elles, mettraient 400 000 francs sur un 52 minutes. Or, on se rend compte qu’on est dans cette dérive. Pas tous les diffuseurs, mais une bonne partie de ces diffuseurs thématiques ont des exigences qui sont celles de leurs grandes sours, les chaînes nationales hertziennes.

On est tous des enfants de quelqu’un. Quand ces nouveaux diffuseurs sont les enfants des diffuseurs généralistes hertziens, il est clair qu’ils viennent avec des habitudes de fonctionnement qui sont celles de leurs grands frères. Ce sont les mêmes comportements. Et même parfois plus pointus parce que justement les cahiers des charges des chaînes thématiques sont encore plus complexes que les chaînes généralistes. Une chaîne généraliste a peut-être plus de latitude pour accepter un film différent de ce qu’elle avait imaginé, qu’une chaîne thématique qui est venu chercher tel type de programme précis pour tel public ciblé précis.

Donc, tu ne penses pas que ces chaînes constituent un marché pour le documentaire de création, d’auteur ou personnel.

Non, sauf très ponctuellement Je pense que Planète a permis à un certain nombre de documentaires de création de se faire. Mais pour la plupart, on a en face de nous des chaînes qui ont besoin d’une quantité de programmes, de bien plus de programmes que nous ne sommes capables de faire les uns et les autres en mettant les bouchées doubles. Or, une des conséquences du fait que ces chaînes disposent de peu de moyens, c’est qu’on va avoir de plus en plus de collections et moins de films unitaires pour des raisons économiques faciles à comprendre. Si je dépose un dossier chez Arte, avant de savoir si le film va se faire, je vais attendre six ou sept mois, le temps de discuter, de se mettre d’accord. S’il y a accord, j’ai trouvé 80% de mon financement d’un coup, mais il y a aussi de furieuses chances que le dossier soit refusé. Enfin, on peut dire que le jeu en vaut la chandelle.

Or, en déposant un dossier à l’étude dans une chaîne thématique, je risque aussi fort d’attendre ces mêmes six ou sept mois. Pourquoi : Parce que les chaînes en question sont également envahies de projets. Il n’y a pas le même staff sur une chaîne thématique que sur une chaîne nationale hertzienne et le budget de fonctionnement est plus petit. Donc, le temps d’attente va être aussi long. Je vais attendre six mois pour apprendre que finalement, on achète mon film à 50 000 francs. C’est un non-sens économique. Par contre, l’expérience montre que si on présente le projet de x fois vingt-six ou cinquante-deux minutes, on attend aussi longtemps, mais on signera cette fois sur x fois 30 ou 50 000 francs. En plus, vu leur demande de programmes, est-ce qu’elles peuvent vraiment consacrer des semaines, des heures d’étude, pour une cinquante-deux alors qu’elles vont consacrer le même temps pour dix fois cinquante-deux ?

Donc, avec ces chaînes-là, on va vers une politique encyclopédique de non fiction, du style l’histoire de l’Algérie, l’histoire des avions etc., et l’auteur qui a son film à faire, sa parole à trouver, ne va pas trouver là l’espace pour le faire.

Dans l’immédiat, non. Finalement, la différence entre une coproduction avec une chaîne locale câble et une chaîne thématique est tout simple, 30 à 50 000 francs.

En partant de l’idée que les sujets seraient les mêmes. Mais dans la réalité des marchés, les sujets ne sont pas les mêmes, n’est-ce pas ? Les sujets avec lesquels vous alliez voir Dominique Renauld ne sont pas les mêmes que ceux avec qui vous allez voir Muzzik, Odyssée ou Histoire…

Bien sûr que non. Il y a moins de liberté éditoriale avec les chaînes thématiques qu’avec les chaînes locales. Perdre cette liberté éditoriale en échange de 50 000 francs, est-ce que ça vaut le coup ? Il faut poser cette question dans un premier temps.

50 000 francs est une somme importante pour ces chaînes généralement fauchées. Elle ne peut jouer cette carte que vingt ou trente fois dans l’année. Elle surveille de très près ses billes au même titre qu’Arte le fera pour 400 000 francs. En échange de cette somme-là, on récupère un cahier de Charges artistique que je n’avais pas à proprement parler avec les chaînes locales.

Deuxième aspect, il y a aussi le rapport de forces qui s’inverse entre producteur et diffuseur concernant les droits. En échange de ces 50 000 francs, la chaîne va me demander trois ans, quatre ans d’exclusivité sur non seulement ses antennes françaises, mais sur toute l’Europe. J’ai signé des contrats avec des chaînes de Canal Sat dans lesquelles je vends les droits d’un film pour toute l’Europe, la Pologne, avec des exclusivités hertziennes sur deux ans avec quatre ou cinq ans d’exclusivité au total. Certes, à la signature du contrat, j’ai 50 000 francs de plus. Parfait. Ça ne me donne pas non plus les moyens d’avoir une marge immédiate ; ça va être absorbé par la production. Et après, je ne peux pas revendre ces films. Ils ne circulent pas. Je suis encore en liberté surveillée.

Ce sur quoi j’ai attiré l’attention du CNC il y a deux ans, c’est le fait qu’il fallait arrêter d’affirmer que l’apport du Compte de soutien était majoritaire dans nos budgets, le problème n’était pas là. Cette situation sera de plus en plus fréquente. Regardez plus vers les rapports de force entre producteur et diffuseur. Quand l’apport d’un diffuseur est minoritaire au mien par le biais du compte de soutien, il faut limiter l’éligibilité du dossier, le soumettre par exemple à un droit d’antenne réduit. Si quelqu’un met 50 000 F et moi je mets 170 000 F, si le CNC veut me protéger, il faudrait dire que le dossier ne soit éligible qu’à condition que le droit d’antenne soit limité à un an par exemple uniquement sur la France.

En principe, le CNC nous aide à travailler avec ces nouveaux diffuseurs, et nous aide même à aider ces nouveaux diffuseurs qui ont besoin de programmes. Or, pour l’instant, c’est exactement le phénomène inverse, on met les producteurs sous la coupe de ces nouveaux diffuseurs.

On va même plus loin. La dernière porte de sortie par rapport à cette liberté qui nous restait, n’en déplaise à certains, c’était les coproductions avec les chaînes locales câblées. Il y eut X polémiques sur lesquelles je n’ai pas envie de revenir. Je constate simplement que les diverses pythies de la profession se sont lourdement trompées, le Compte de soutien se porte très bien. Au début, les gens disaient qu’on risquait de faire trembler une dotation d’un milliard de francs parce qu’on s’autorisait des films à 200 000 francs avec des chaînes locales câblées. Cela s’est révélé faux. La valeur du point est restée stable ; il n’y a eu aucune mise en danger.

Alors, puisque c’est avéré que ce système n’était pas dangereux pour l’équilibre du compte, pourquoi mettre en avant une réforme qui supprime ni plus ni moins la possibilité de travail avec ces chaînes locales câblées ? Elle ne la supprime pas ouvertement. On n’a pas dit : vous n’avez plus le droit. On peut continuer, mais le coefficient aujourd’hui est tellement faible que faire un 52 minutes avec la nouvelle loi devrait générer aux environs de 120 000 francs. Sachant qu’on était proche du Guiness des records avec 170 000 francs, à 120 000 francs j’avoue que je ne sais plus faire.

Quel avenir vois-tu pour les films personnels, les films uniques d’auteur dans le créneau des 100 à 300 000 francs dont vous avez fait un certain nombre ?

Aujourd’hui, tel qu’est le système sans être un peu frondeur, aucun.

Aucun. On avait parlé à un moment donné d’un terme que je récusais qui était « le système Io » ; le mot « système » suggère combine. Or, le seul truc qu’on avait trouvé c’était de continuer à se battre tous les jours pour produire des films originaux et s’offrir le luxe de produire des films que j’avais envie de voir avec de petits budgets. Il n’y avait pas de « système ». J’aurais préféré avoir un million de francs par film, bien évidemment. Et comme je suis optimiste, j’ai envie de dire qu’encore aujourd’hui, même à 120 000 francs, je me poserai la question : comment puis-je trouver un moyen de financer de la création sur cette base-là ?

Et quid du financement complémentaire ?

Le financement complémentaire est mort. Il est mort parce qu’il y a de plus en plus de films, de plus en plus de dossiers qui atterrissent dans toutes les commissions. Les chaînes mettent moins d’argent et donc la Direction de la musique et de la danse ou le FAS sont de plus en plus sollicités, et donnent de moins en moins d’argent. En plus, ils réservent leurs billes aux films qui ont le plus de visibilité. On met forcément plus d’argent sur un film qui va être coproduit par Arte, qui va faire du bruit, dont on va entendre parler. Face à un film coproduit avec une chaîne locale, on se pose toujours la question : quelle vie aura-t-il ? Donc, je ne crois pas à ces financements-là.

Deuxième chose, ces financements sont très injustes. Je m’étais déjà opposé à un certain nombre de collègues à l’époque, quand on me reprochait de ne pas faire assez de financements annexes. Ça veut dire qu’il faut que je ne développe que les projets qui ont une chance de développer des financements annexes. Or, parmi tous les films que j’ai pu produire, parmi les films les plus géniaux, les plus forts sont des films dont il n’y avait pas à espérer un franc d’une institution quelle qu’elle soit. Quand on a produit Rien nulle part sur les sans-papiers par Christiane Chréach, qui mettait de l’argent sur ce sujet ? J’allais frapper à quelles portes ? Personne ne donnait un centime pour un tel sujet à l’époque où elle l’avait fait – avant Saint-Bernard et l’explosion des sans-papiers dans les médias. La tentation d’autocensure est d’autant plus grave si je ne retiens en tant que producteur que les projets qui sentent bon les financements annexes. Je fais telle thématique parce qu’à un moment donné elle est porteuse. À un moment donné, on a vu fleurir une quantité de films qui traitaient du Sida. Pourquoi ? Parce qu’il y avait de nombreux moyens de récupérer des financements annexes. On traitait à un moment donné la ville, ce dont on parle beaucoup moins maintenant. Pourquoi ? Parce qu’il y avait une Délégation interministérielle qui était en mesure d’aider leur financement. Les gens qui mettaient en avant l’idée de faire trois films par an, pouvaient tenter de choisir trois films riches en financements annexes. Mais vous pouvez consulter notre catalogue ; il y a une quantité de films où on l’a fait, d’autres où on n’a même pas perdu du temps à chercher parce que on le savait inutile.

Autrement dit, sur ce créneau de films, il n’y a pas d’alternative à des chaînes locales câblées.

On peut tout au plus espérer que certaines chaînes thématiques fauchées essaieraient de travailler dans la même optique. Mais réfléchissons, comment une chaîne thématique peut-elle voir le jour, comment peut-elle exister ? Elle va exister parce qu’elle va être livrée dans un des bouquets. Or les places sont chères. Puisqu’il y a une guerre commerciale entre les bouquets, il est évident que si vous voulez créer une chaîne demain, on va regarder si cette chaîne va être moteur d’audience en soi. On va regarder si cette chaîne permet de livrer une concurrence frontale avec le bouquet adverse.

Alors comment continuer, parce que notre envie, c’est qu’un espace de création pour jeunes auteurs, pour films difficiles, puisse continuer à exister ?

Ce qui est une certitude, c’est qu’il faut des espaces de liberté. Ce qui est une certitude aussi, c’est qu’on ne nous les donnera pas. Il faut les prendre. Or, c’est bien là le problème. Chercher des espaces de liberté et les prendre n’est nécessairement pas consensuel. On ne peut pas prendre dans le consensus.

Dans le cas des radios libres, évidemment, on avait la liberté de dire tout ce qu’on voulait devant le micro. Mais ce micro était beaucoup plus souvent dans un garage que dans un immeuble en pierre de taille du 16ème. Pourquoi ? Tout simplement parce que, comme je n’arrête pas de dire, il y a un prix à l’argent Quand le CNC redistribue, c’est son rôle, 150 000 francs sur un film, le CNC na qu’un cahier de charges administratif et économique, et pas un cahier de charges artistique. 50 000 francs venant d’une chaîne privée sont porteurs d’un cahier de charges artistique et thématique. Si vous acceptez huit millions de francs pour faire un téléfilm avec TF1, il est clair que TF1, même si ce n’est pas légal, même si le contrat ne le précise pas, aura le final cut. C’est une évidence. Le patron, c’est le diffuseur. Le seul moyen d’envisager de conserver une liberté se résume à se mettre dans une économie de chameau. Le reste c’est du rêve. On ne peut pas faire des films rebelles avec un million de francs provenant d’Arte. C’est une certitude aussi. Ça veut dire que le Che, par exemple, se ferait payer par un gouvernement 100 000 francs par mois comme cadre supérieur. Ça me semble inconcevable.

Richard Dindo a bien fait son enterrement du Che avec l’argent d’Arte.

Oui, mais c’est l’exception… Tous les ans, les chaînes nationales ont toutes leur film rebelle, un petit poil à gratter. Canal+ fait une nuit du cinéma gay une fois par an. C’est un message commercial clairement adressé : nous sommes les amis des homosexuels. Le reste du temps, les homosexuels n’existent pas. Donc, les exceptions, c’est du poil à gratter qui se justifie sur le plan économique.

L’origine du compte de soutien et l’économie « off »

Certes, l’économie de garage a existé, existe et existera. L’avantage que nous avons sur nos ancêtres des années trente ou cinquante, c’est que l’image est peu chère et maintenant le montage devient lui aussi peu cher. Le problème, c’est de gagner sa vie et de payer le temps et les gens. L’avantage de ce créneau câble dans le système français, c’est qu’il permettait de défrayer un peu le temps et les efforts de gens. Comment trouver un avenir pour ça ?

Là, on ne peut pas résoudre le problème sans revenir à l’origine du Compte de soutien. Le décret qui a créé le Compte de soutien était un décret très juste, très à gauche, c’était presque du syndrome de Robin des Bois… et il faut revenir à son esprit de départ.

On est dans un pays où pour pouvoir ouvrir une chaîne de télévision, il faut une autorisation d’exercice. Seul l’État peut autoriser Pierre ou Paul à avoir une chaîne de télévision. Deuxièmement, les télés sont des guichets dans le monde de l’audiovisuel. 70 % de programmes que les télés diffusent sont produits à l’extérieur d’elles-mêmes. Or, 100 % de la manne financière produite par l’exploitation de ces programmes revient aux seules télés. L’argent de la redevance, l’argent des abonnements, l’argent de la publicité, c’est la télé, le diffuseur qui le perçoit. Donc en fonction de cette grosse manne financière, la télévision reprend la partie congrue pour redemander à des producteurs de continuer à fabriquer des programmes qui vont de nouveau alimenter l’antenne. Se rendant compte que le système était faussé, le législateur, dans sa grande sagesse à l’époque, a dit : puisque seules ces chaînes accèdent aux guichets, on fera la comparaison avec le cinéma. Quand tu achètes un ticket d’entrée pour aller au cinéma, il est clair qu’une partie va au CNC, une partie au distributeur et une partie au producteur. Si un million de personnes vont voir ce film, il y aura un million de fois plus de recettes que s’il n’y a qu’une personne. C’est logique. En télé, que le film ait généré vingt millions d’espace publicitaire avant, après ou pendant sa diffusion, ou trois francs vingt-deux, de toute manière on a commandé et préacheté un programme. Donc, la loi sur le Compte de soutien fixait un taxe parafiscale sur les chiffres d’affaires de ces diffuseurs et cette taxe allait alimenter le Compte de soutien aux industries de programmes. Finalement, cet argent du Compte de soutien n’est autre que la part du gâteau qui appartient aux fabricants de programmes, la part qu’ils peuvent légitimement revendiquer sur des richesses qu’ils ont créées.

Un fait est quand même significatif. Comment se fait-il que la quasi-totalité des sociétés de production soient péniblement et dans le meilleur des cas en équilibre financier ou dans la grande majorité des cas en déficit, alors que la quasi-totalité de nos diffuseurs généralistes hertziens affichent une florissante santé financière ? Pour M6, TF1, Canal+, ça va très bien merci. Donc, cette loi est juste.

Après il y a les arrêtés d’application, des décrets. C’est ce qui va définir concrètement la répartition de cette manne. Et c’est là où ça se gâte.

Une chaîne comme TF1 gagne beaucoup d’argent, et donc contribue beaucoup au Compte. Est-ce qu’il est pour autant juste qu’elle préside, ou qu’elle soit présente dans les commissions pour savoir comment on répartit de nouveau l’argent ? À l’époque de la création de la loi, il était peut-être judicieux d’exiger, pour qu’un dossier soit éligible, pour accéder à l’argent du Compte de soutien, qu’il faille nécessairement avoir un contrat avec une chaîne. C’est déjà biaisé parce que ces gens ont payé justement un taxe pour alimenter ce Compte qui doit me permettre de continuer à travailler, et pour que je puisse toucher à mon fonds, il faut que j’aie de nouveau un contrat avec ces mêmes gens qui ont payé la taxe. La dérive qui a suivi était facile à prévoir. Avant, les chaînes payaient 100 % du coût d’un programme, maintenant elles paient de moins en moins. En documentaire, on est à 40% et ça continue de baisser – et les pourcentages manquants, elles comptent les faire financer par le Compte. De toute manière, elles retrouvent leur argent au bout par les films qu’elles commanditent aux producteurs.

Au début, en plus, il n’y avait que cinq diffuseurs qui achetaient des films dans ce pays. Si aucun des diffuseurs n’était intéressé par votre projet, pourquoi donner de l’argent pour un film qui va rester dans un placard ?

Là où ça devient faussé aujourd’hui, c’est que face à cent-vingt diffuseurs, je peux vous assurer que globalement, quel que soit le film que vous produisez, d’ici deux, quatre ou cinq ans, il sera diffusé. Pourquoi laisser ce pouvoir aussi fort dans les mains des diffuseurs sachant que de toute manière la loi de l’offre et de la demande s’est inversée ? Nous avons aujourd’hui une demande qui va devenir de plus en plus forte. Les chaînes thématiques généralistes diffusent 1000 heures, 1200 heures de documentaire par an alors qu’elles en génèrent 30 de leur propre chef. Ce déséquilibre est extrêmement dangereux. Le marché français tel qu’il est ne peut pas subvenir à ces besoins, et même le marché international parce que le phénomène est le même dans le monde entier. Alors, soit on se dit : elles vont payer très peu et les prix vont s’effondrer ; soit on se frotte les mains, en se disant : c’est génial. Avant, on était cinq cents à fournir des programmes pour cinq chaînes qui nous faisaient comprendre qu’il n’y en avait pas de place pour tout le monde, et tout d’un coup on se retrouve avec une demande de la part de ces chaînes qui est plus forte que ce qu’on est capable de fournir. C’est une opportunité immense pour la création. Mais il faut trouver les moyens de la financer.

Qui est représenté par les « lobbies » ?

Vous dites que ce sont les chaînes qui influent sur les clefs de répartition. On voit bien que ce dernier décret qui nous embête tant a été rédigé par le CNC sous la pression de certains producteurs, notamment liés à l’USPA.

Je vous laisse la paternité de cette remarque.

On voit bien que c’est une décision administrative et politique.

Oui, mais ça pose le problème de la représentativité, qui est un problème de société global et qui ne concerne pas que l’audiovisuel. Est-ce que les syndicats de producteurs représentent vraiment les producteurs français dans leur ensemble ? J’ai un furieux doute. Est-ce que les syndicats de réalisateurs représentent les réalisateurs, est-ce que les syndicats de techniciens représentent la totalité des techniciens ? Alors là, il y a un problème, en plus un problème très humain. Quand un technicien travaille en enchaînant deux ou trois longs métrages par an, et en étant payé à 40% au-dessus du syndical, au même au syndical normal, j’arrive à admettre qu’il soit scandalisé que nous osions payer un monteur au tarif qu’on le paie sur les coproductions locales. J’ai un doute sur sa représentativité de l’ensemble des monteurs.

Je suis parti de mon syndicat de producteurs, ou je me suis fait virer, je n’en sais rien, parce qu’on n’était pas sur la même longueur d’onde. Simplement, je constate qu’il y a dix ou quinze sociétés qui fournissent 50 % des programmes de la télévision hertzienne aujourd’hui, et que ce sont dans l’intérêt de ces producteurs-là que les syndicats se battent. Les sociétés qui peuvent consacrer du temps à ce lobbying sont des sociétés qui sont nécessairement plus anciennes, et qui ont généralement un volant d’affaires un peu supérieur aux micro-structures que nous sommes.

Deuxième problème, il y a un turn-over énorme. La durée de vie moyenne d’une société de production doit être aux alentours de trois ans. J’ai vécu les effets de ça il y a quelques années. J’arrivais dans des réunions, je ne savais pas trop la ramener. J’étais là depuis un an ou deux, je voyais des gens devant moi qui avaient été là depuis quinze ans, qui savaient tout. Je n’étais pas trop d’accord, mais je n’osais pas dire, on ne dit trop rien. Et puis on passe trois ans, on voit que d’autres jeunes ont fermé boutique, il y a des nouveaux qui arrivent et ce sont toujours les mêmes qui ont pignon sur rue et qui tiennent les rênes. Et ça, c’est le problème avec les gens qu’écoute le CNC. Le vrai problème pour les gros syndicats, c’est combien on répartit sur la fiction lourde ; les clampins qui font du documentaire avec les chaînes locales, tout le monde s’en fout.

Peut-être, pour la profession dans son ensemble, est-ce un problème annexe. Ce n’est pas un problème annexe pour nous, c’est une question centrale. Donc, si je vous suis, les vrais problèmes sont les clefs de répartition et qui le CNC écoute quand il décide qu’il faut modifier les choses.

Le CNC joue le jeu. Le CNC n’a pas pour mission de devancer le marché, d’être prospectif sur ce que sera le marché demain. Le CNC est un outil de régulation qui est soumis à diverses pressions, des producteurs documentaires et des producteurs fiction. Et à l’intérieur des producteurs documentaires, les intérêts ne sont pas les mêmes. Il y a toujours cette notion de diviser pour mieux régner qui fait qu’il y a énormément de lobbies qui ont tendance à se regrouper et qui vont chacun aller chercher leur intérêt au court terme en premier.

Je n’arrête pas de voir des colloques autour de la production indépendante où on invite des gens qui sont minoritaires dans leurs sociétés et qui sont liés à des groupes financiers. Mais ça change complètement la donne. On n’est pas sur la même longueur d’onde.

Que faire ?

Parler d’avenir, c’est pourtant relativement simple. On a prouvé par exemple qu’un coefficient 0,7 qui régissait les coproductions avec les chaînes locales ne mettait pas en danger le Compte de soutien. Alors pourquoi le supprimer ? Pourquoi ne pas le laisser ? Pourquoi fermer une porte quand on réalise en même temps qu’il y a une dotation de plus d’un milliard de francs ? Imaginons même qu’on s’y mettait tous… On me reprochait de faire trop de films à une époque. C’était un gag. Imaginons que j’aie fait cinquante films dans l’année, et si c’était vingt sociétés qui en avaient fait cinq, qu’est-ce que cela ferait ? On ne reproche pas à Ellipse ou à Telfrance de faire cinquante téléfilms.

La solution pour toi, ce serait de revenir en arrière par rapport à cette décision de baisse ?

On peut dire deux choses. D’abord pourquoi arrêter ce coefficient 0,7 ? Pourquoi supprimer ce quotient-là ? Deuxième chose, commençons à nous poser la question : l’investissement des diffuseurs est-il majoritaire ou est-il minoritaire par rapport au Compte de soutien ? S’il est minoritaire, alors on soumet l’éligibilité à un certain nombre de clauses, des clauses de protection des producteurs. Et ça aidera quand même les chaînes thématiques.

On peut même aller plus loin. Produire des films avec des chaînes locales câblées aide énormément les chaînes thématiques. Pourquoi ? Parce qu’en fait les films produits avec ces chaînes locales sont très souvent achetés par les chaînes thématiques qui sont très contentes de trouver des programmes inédits en France, considérés comme inédits parce que diffusés seulement localement et qui étaient des programmes de qualité. Elles n’ont pas su les générer, ce qui est dommage. Mais elles ont quand même su les acheter pour les diffuser. Et là, il n’y avait pas de problème de discussion sur le plan économique. On peut aider les chaînes thématiques, tout le monde peut s’en tirer, à une seule condition, c’est qu’on revienne à un point de vue qui est que nous sommes des éditeurs, que les producteurs redeviennent des éditeurs.

Éditer, ça veut dire gérer une politique éditoriale. On imagine que certains productions sont de l’art et l’essai, et d’autres plus commerciales. Être éditeur, ça veut dire faire des programmes en toute liberté, ça veut dire prendre un certain nombre de risques par rapport à ces programmes et ensuite les vendre, beaucoup, peu ou pas, peu importe, mais en ayant réussi à payer l’auteur, le romancier, l’écrivain. Voilà. Est-ce que vous pensez qu’un éditeur aujourd’hui a besoin que la Fnac vienne lui donner un cahier de charges en disant : je veux bien acheter ce roman mais voilà, je veux une histoire d’amour qui se termine de telle ou telle façon parce que c’est ce qui se vend en ce moment, sinon je ne prends pas. Non, la Fnac diffuse. Et puis l’éditeur édite.

Or, aujourd’hui, quand Arte ou TF1 mettent énormément d’argent sur la table pour un film, je veux bien qu’ils aient un droit de regard sur le « produit » qu’on va fabriquer. Mais quand on a affaire à des personnes qui, et tant mieux pour nous, sont minoritaires dans l’investissement, il faut qu’on puisse garder notre indépendance en tant qu’éditeur par rapport à ce programme-là. Donc, on peut revenir en arrière, ce n’est pas encore trop tard parce que le décret n’est pas encore appliqué. Qui sert-on en fermant, en condamnant une porte de sortie qui ne mettait pas le système en danger de tous points de vue, et qui en plus servait à terme les diffuseurs thématiques parce qu’ils retrouvaient des films ? Et aujourd’hui, je préfère clairement faire un film tout seul ou avec une chaîne locale et récupérer dans trois ans 30 000 francs sur la vente de ce programme en toute liberté, que d’avoir 30 000 francs d’avance de la part de la Fnac qui va me demander ce que je vais écrire comme roman. Il faudrait être un petit peu plus frondeur. C’est-à-dire que les producteurs cessent d’être des contremaîtres au service des chaînes.

J’ai entendu des choses de la part de collègues, après une heure d’explication, comme : « oui, ce n’est pas faux, mais tu comprends, j’ai mis trois ans avant de pouvoir commencer à espérer signer avec Arte, je n’ai pas envie de me mettre mal en me faisant remarquer… » Les réalisateurs aussi. Avant qu’un réalisateur se mette mal avec une chaîne qui le fait travailler, ce n’est pas si simple. C’était très facile pour moi d’être frondeur à un moment, parce que j’ai eu tellement de monde sur le dos que cela m’a donné une forme de liberté de parole que je n’avais pas il y a cinq ou six ans. Aujourd’hui je n’ai pas grand-chose à redouter.

Fondamentalement, le problème est : que faire avec cette manne financière extraordinaire qui s’appelle Compte de soutien de près d’un milliard de francs et qui est d’une justesse extraordinaire ? Est-ce qu’il ne doit servir qu’à financer la production « officielle », ou est-ce qu’il ne faut pas aussi trouver des moyens pour qu’il continue à financer de la production off comme on faisait avec les câbles ?

Il faut continuer à trouver des off dans l’audiovisuel comme il y a au théâtre. On est trop nombreux pour se contenter d’une Cour d’honneur. Le théâtre français serait mort depuis longtemps s’il n’y avait que la Cour d’honneur à Avignon. Le off permet non seulement de faire vivre bien plus de monde que le festival officiel. Qui peut dire aujourd’hui si la Cour d’honneur pourrait vivre s’il n’y avait pas un off ? Or notre système en ce moment est un système de plus en plus officiel, de plus en plus fermé. On a besoin d’un off pour des raisons de créativité, et pour des raisons économiques.

On a peu abordé ce problème-là mais l’argent, cette manne qu’on me reproche d’avoir investie dans ces films, s’est intégralement transformé en salaires, en charges sociales, en prestations louées, en choses de ce type, et c’est quand même loin d’être négligeable du point de vue de l’économie de la profession. Un off, c’est une bouffée d’oxygène sur le plan artistique, mais c’est aussi une bouffée d’oxygène sur le plan économique. C’est un plus dont a besoin, dont aura besoin très rapidement la télévision officielle si elle ne veut pas se scléroser, s’étouffer sous ses cahiers de charges de plus en plus restrictifs.

Paroles recueillies par Michael Hoare et Claude Baiblé, mises en forme par Michael Hoare



Publiée dans La Revue Documentaires n°15 – Filmer avec les chaînes locales (page 77, 2e trimestre 2000)