Michelle Gales
La culture, création ou créatrice
La culture et la communication sont des secteurs économiques aussi stratégiques que ceux des mines ou des chemins de fer au XIXe siècle. En effet, aujourd’hui, la culture et la communication font partie des moteurs de l’économie, semblables à ces secteurs industriels clés du passé, impliquant des investissements lourds, dégageant des profits importants, et créant de nombreux emplois directs et indirects.
Cependant, la culture et la communication jouent aussi un autre rôle dans la société. Elles font partie de notre langage, de notre possibilité à penser et d’intervenir sur le monde. Les médias commerciaux nous communiquent les discours du pouvoir : la concurrence aurait remplacé la solidarité, la privatisation et la déréglementation devraient se poursuivre malgré le coût social et il faudrait accepter que « la main invisible-autorégulatrice » — et de tout façon inéluctable — de la loi du marché persiste dans sa destruction de tout ce qui n’est pas marchand. Nous n’existons qu’en tant que clients/consommateurs appelés aussi de temps en temps « citoyens » pour nous flatter, mais jamais plus « travailleurs ». 1
L’art peut et doit défendre d’autres valeurs et fait vivre l’espoir d’une société plus juste. Toutes les formes d’expression, les arts plastiques, la musique, le théâtre… peuvent y participer. Mais le cinéma documentaire occupe une situation particulière. Sa vocation, même sous le diktat commercial, est de sortir des « illusions » pour conduire à une réflexion. Évidemment « la censure » s’opère par le choix de thèmes et par le traitement bien encadré des sujets « chauds ». Néanmoins, l’histoire du documentaire a été marquée par la détermination des documentaristes à sortir des cadres imposés. Aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de documentaires engagés pour donner d’autres informations, d’autres analyses, d’autres propositions que celles présentées par les médias du pouvoir.
Une organisation collective difficile
Pourtant ceux qui travaillent à produire des documentaires ont eu du mal à se situer dans la lutte interprofessionnelle. Ont-ils été convaincus par les déclarations qui prétendent que travailler dans de meilleures conditions ou être indemnisés correctement pour des périodes de chômage, constituerait un « privilège » qui séparerait une « élite » des autres travailleurs ? Pensent-ils que la lutte syndicale ne prend pas en compte leurs préoccupations ? Ou, de par la nature précaire de leur travail, se sentent-ils si isolés les uns des autres, voire en concurrence, qu’ils ont du mal à s’organiser ? La précarité de l’emploi rend la lutte collective difficile et c’est bien pour cela que les premiers mouvements historiques étaient organisés autour de la revendication d’une stabilité et d’un partage du travail.
Conscients de ces enjeux, les documentaristes ont répondu à cette précarité professionnelle en fondant plusieurs associations (La Bande à Lumière, Addoc) et en s’investissant dans d’autres associations de cinéastes (SRF, Acid). Certains ont été actifs dans les syndicats et à la Coordination des Intermittents et Précaires d’Ile-de-France. Les documentaristes ont reconnu la menace grave pesant sur la production documentaire, que constitue le protocole du 26 juin, modifiant radicalement le système d’indemnisation du chômage des salariés de la production documentaire. Le Groupe du 24 juillet a été particulièrement actif, organisant plusieurs rencontres et formulant des appels qui ont eu un large écho.
Mais, les documentaristes, peuvent-ils inscrire leur lutte dans un mouvement plus large ? Il faut dire que la signature du protocole par les syndicats, sauf la CGT, a été une trahison déstabilisante. Et la CFDT a été exemplaire en se transformant en porte-parole du patronat et complice dans le saccage du régime social.
L’intérêt du patronat pour ce projet de dissocier maladie, vieillesse et chômage est multiple : prétendre qu’une partie de la couverture sociale est légitime et l’autre « un luxe que l’on ne peut plus se payer » ; détourner les parties qui peuvent être rentabilisées vers des compagnies d’assurance privée ; imposer le choix idéologique de tout privatiser ; exclure une partie de la population de la couverture sociale et les diriger vers le secteur caritatif en plein expansion ; rendre les salariés plus vulnérables et moins combatifs ; orienter les fonds de pension vers l’investissement boursier ; effacer l’histoire du salaire différé et enfin faire disparaître le principe même de la solidarité.
Modifier le régime des intermittents permet d’éliminer ce régime « trop avantageux » servant d’exemple pour l’ensemble des salariés de plus en plus précaires dans tous les secteurs privés. De plus, cela permet de neutraliser une population, dont les documentaristes, qui peuvent aider à faire entendre les voix de l’opposition au projet libéral. Autant d’aspects de l’attaque contre le système de protection sociale, autant de raisons pour les salariés de s’unir pour le défendre. N’est-il pas plus que jamais urgent de produire des documentaires, engagés et mobilisateurs, permettant d’expliquer ces enjeux ?
L’histoire de la solidarité
L’existence d’un régime social fondé sur le principe de la mutualisation dépend-il de la solidarité entre les branches économiques et les différents types de protection sociale ? L’histoire des mouvements sociaux nous démontre à quel point les avancées ont été gagnées ensemble et comment elles s’engendrent les unes les autres. Un exemple est celui des congés payés. Ce rêve impensable, « être payé pour se reposer du travail » était acquis sous le Front Populaire sur l’exemple des congés payés existant déjà dans la Fonction Publique et les Chemins de fer. Rappelons-le, quand on dit aujourd’hui que la sécurité du travail ou la retraite anticipée sont des « privilèges »
Jusqu’en 1958, avec la création de l’Unedic pour l’assurance chômage au plan national, les quelques fonds de solidarité aux chômeurs étaient gérés par les collectivités locales. Et c’est bien la tendance qui se dessine avec l’attaque actuelle contre le régime social. La couverture maladie complémentaire privée a déjà été très développée. En revanche, les plans de retraite ont rencontré de nombreuses de réticences en France, probablement à cause de quelques faillites spectaculaires, mais aussi, à cause des investissements peu sociaux des fonds de pension. Comme il est difficilement envisageable de privatiser l’assurance chômage, il faut donc culpabiliser les chômeurs, séparer cette caisse des autres protections et décentraliser la gestion des fonds.
Le syndicalisme est une force historique dans le « spectacle vivant et enregistré » en France. Depuis les musiciens-syndicalistes sous la Commune, revendiquant leur statut de travailleurs salariés, la nécessité de l’organisation collective et solidaire entre les différents corps de métiers du spectacle, et avec les travailleurs des autres branches d’activités, est une tradition de défense. Ensuite, il y a eu la mobilisation massive du cinéma, depuis les ouvriers et techniciens jusqu’aux vedettes, contre les accords Blum Byrnes. Cette mobilisation a empêché que le cinéma français soit éclipsé au profit du cinéma américain, comme dans les autres pays de l’Europe soumis à l’aide du Plan Marshall.
La spécificité du travail intermittent
Le statut de travailleur salarié et la spécificité du travail intermittent pour des employeurs multiples furent périodiquement reconnus, justifiant des mesures appropriées. En 1939, la Caisse des congés spectacles avait été créée pour gérer les cotisations des employeurs afin de payer les congés annuels des travailleurs intermittents du spectacle. De 1965 à 69 différentes mesures aménageant le régime de chômage créaient les annexes VIII et X applicables aux salariés du cinéma et du spectacle vivant. (voir L’histoire de l’intermittence dans le spectacle, dans ce numéro.)
Connaître l’histoire de ces avancées et comprendre l’économie autrement qu’à travers les dogmes du pouvoir, ces notions et cette culture, sont plus que jamais indispensables pour résister à la déréglementation et la destruction de l’économie. Aujourd’hui, à laisser faire le pouvoir, il y a des risques réels pour la planète, voire de guerre nucléaire. Nous n’avons pas d’autres choix que de nous organiser pour nous y opposer. Et le documentaire historiquement y trouve sa place.
Retour de manivelle
Une politique prétendument « purement économique » — autrefois, pour réduire l’inflation, aujourd’hui, les déficits budgétaires —s’acharne en réalité à faire baisser le coût salarial. Ce mécanisme dénoncé par Marx devient de plus en visible du fait même de la réhabilitation des idées économiques antérieures. Et la politique économique actuelle a sciemment choisi les faillites d’entreprises et le chômage. Depuis, nous constatons un recul social et une paupérisation dangereux pour la société toute entière. Pour l’instant, il n’existe pas de force politique organisée d’opposition à ce projet de déstructuration économique. Pourtant à différentes périodes de l’histoire, il est devenu clair que le désordre social est néfaste pour la société dans son ensemble, et non pas seulement pour les victimes directes de la misère, de la maladie ou de la criminalité. La précarité de l’emploi, en particulier, a été identifiée comme la source principale de ce cycle de misère. Les luttes historiques ont mis fin à la précarité extrême de l’emploi, comme les « journaliers ». Les employeurs ont été obligés de gérer l’emploi d’une façon plus responsable. Cette contrainte a eu une influence bénéfique sur l’économie capitaliste, atténuant les alternances de croissances et récessions. Mais cette leçon de notre histoire a été occultée par ces nouveaux partisans du laisser-faire qui ressuscitent les concepts des philosphes-économistes, Hume et Smith, du X VIlle siècle. Et les champions du libre-échange continuent à faire miroiter la reprise de l’économie et la création d’emplois, à condition de baisser les salaires, et surtout les charges sociales, à condition de rendre les salariés plus précaires, plus « flexibles ».
Dans la lutte réussie contre le CPE, il est ressorti que trente ans de dispositifs de contrats divers — toujours accompagnés d’exonérations de charges sociales — ont contribué à la disparition des emplois. La précarité généralisée s’est réinstaurée pendant cette période à travers la sous-traitance. Les contrats de courte durée ou de « travail intermittent » sont actuellement proposés par des catégories très diverses d’employeurs et non plus seulement par les agences de travail temporaire (dont l’assurance chômage est réglementée par l’annexe IV du régime Unedic, T’annexe que le Medef aimerait appliquer aux intermittents en liquidant à long terme les annexes VIII et X).
Les mouvements de chômeurs et précaires (AC et APEIS) ont été présents aux côtés des intermittents du spectacle pendant plusieurs années contre les tentatives du MEDEF de réduire les droits de chômage. En 2001, les excédents de 37 millions de francs ont été convertis en exonérations de charges sociales. Cela a-t-il eu la moindre incidence sur les créations d’emplois ? Ces luttes solidaires des précaires et intermittents depuis plusieurs années ont impulsé la création de la Coordination des Intermittents et Précaires d’Île-de-France, qui a eu un rôle important dans la lutte depuis 2003. Mais si la mobilisation a été si forte, pourquoi n’a-t-elle pas abouti ?
L’accord du 26 juin 2003
Avant l’entrée en vigueur du nouveau régime, parmi les salariés du spectacle relevant des annexes VIII et X, seulement 43% arrivaient à effectuer les 507 heures requises pour ouvrir leurs droits au chômage. Plus de 50% parmi ceux-ci vivaient avec moins que le SMIC mensuel. Cela fait maintenant trois ans que le protocole du 26 juin, modifiant les conditions d’accès aux indemnisations du chômage des intermittents, a pu imposer une aggravation des conditions de vie des plus fragiles.
- Comme prévu dans les documents d’analyse sur les conséquences de ce protocole du 26 juin, près de 30 000 salariés du spectacle ont perdu leurs droits. La CGT nous rappelle que c’est une restructuration avec perte d’emploi et destruction des moyens de production du même ordre que celles qui ont fermé les aciéries. Les plus vulnérables, qui avaient des indemnités les moins importantes, ont été, comme c’était également prévu, les plus touchés, soit en perdant tous leurs droits, soit en subissant des baisses d’indemnités.
- Comme annoncé également par les critiques du nouveau protocole, le « déficit » de la caisse d’assurance chômage des intermittents n’a pourtant pas été réduit par les nouvelles mesures. La CGT et la Coordination avaient expliqué comment ce déficit du MEDEF est un trucage. Les chiffres ne prennent en compte les cotisations pour l’assurance chômage des salariés permanents ni dans les entreprises (comme les chaînes de télévision, les sociétés de production ou les prestataires de service) qui emploient régulièrement des intermittents, ni dans d’autres sociétés du secteur du spectacle, (comme les laboratoires de film, les sociétés de distribution et les cinémas) qui n’emploient pas d’intermittents. De toute manière, la mutualisation est fondée sur le principe du soutien de ceux qui ne sont pas sinistrés à ceux qui sont malades, en retraite ou au chômage. L’analyse des chiffres, par des études indépendantes, a confirmé que ce supposé « déficit » de la caisse chômage des intermittents ne correspond pas aux chiffres proposés par le Medef.
3. Le Medef, la CFDT et les autres syndicats non-représentatifs, signataires de cette mesure destructrice de l’économie de la culture non commerciale, s’étaient engagés à évaluer les effets du protocole après une période d’observation. Ils n’ont évidemment pas tenu cet engagement, pas plus qu’ils n’ont tenu compte des propositions signées (accords Fesac) par les organismes représentant des employeurs du secteur du spectacle. Enfin, en reconduisant le protocole en 2006, les partenaires sociaux désavoués n’ont pas entendu les appels à la raison de la commission parlementaire, comprenant des élus de droite comme de gauche.
Pour comprendre les ravages de ce protocole du 26 juin 2003, dans la production du documentaire comme dans les autres branches de la culture, et les contre-propositions qui sont faites, il nous semblait intéressant de publier dans ce numéro des textes d’horizons différents qui n’ont pas obtenu l’adhésion de la totalité du comité de rédaction de la Revue, mais qui, pris dans leur ensemble, permettent d’expliciter les divergences et d’éclaircir les enjeux.
Indemnités de chômage ou revenu garanti
Il existe une question importante qui a divisé le mouvement pendant un moment. Devons-nous réclamer des indemnités de chômage ou un revenu minimal pour tous sans référence au travail ?
Effectivement quelques textes publiés dans ce numéro expliquent pourquoi il est difficile pour les intermittents de négocier un salaire correspondant au temps ou à la valeur du travail. Mais ceci est également vrai pour les enseignants, les chercheurs, les travailleurs sociaux et bien d’autres professions. Faisant le lien entre ces métiers, un autre texte parle de la « création du sensible ». Cependant, nous ne voulons pas que cette formulation soit interprétée comme une désolidarisation des autres salariés. Pour pouvoir travailler sur ces projets dont nous sommes fiers et par lesquels nous pensons contribuer au bien public, beaucoup d’entre nous doivent accepter des emplois « alimentaires », qui ne nous satisfont pas, voire qui nous font participer à « l’abrutissement » du public. Ceci est vrai pour les artistes comme pour les techniciens dans le documentaire, comme ailleurs dans le spectacle. Aussi faut-il savoir que beaucoup d’intermittents occupent en alternance des postes techniques ou artistiques. Et nous ne devons pas oublier que les mécaniciens, électriciens, charpentiers, serruriers, ouvriers, engages au côté des techniciens et artistes, ont su créer le rapport de force nécessaire pour obtenir des droits à l’ensemble des salariés du spectacle.
Aujourd’hui les patrons font naître de la jalousie entre travailleurs et chômeurs indemnisés ou rmistes, entre les travailleurs précaires du privé et ceux de la Fonction Publique. Ils réussissent à détruire la tradition de solidarité en stigmatisant des « privilégiés ». De quoi rappeler la scène cocasse du film, Roger et moi, de Michael Moore, où les femmes riches, au cours d’une partie de golf, fustigent ces assistés de l’aide publique qui « ne veulent pas travailler ». En revanche, les rentiers-spéculateurs en bourse qui exigent des profits plus importants, les chefs d’entreprise qui ferment les sociétés qui n’atteignent pas les objectifs de rentabilité fixés, ont mystérieusement disparu du champs des discours quand on parle de « privilège ».
Le Medef a réussi à blâmer les chômeurs, à revenir sur le droit à la retraite et à affaiblir le mouvement social. Les mobilisations doivent beaucoup au temps non rémunéré assuré par les chômeurs et les retraités autant qu’aux travailleurs à mi-temps. Néanmoins, ce n’est pas pour diminuer le travail des organisations de chômeurs et précaires, ni celui des étudiants et des autres organisations militantes, mais les actions organisées le plus efficacement possible n’ont pas la même force que la menace d’une grève. En dépit d’un long silence de la part des médias, la force du mouvement étudiant contre le CPE venait du temps et des lieux disponibles pour s’organiser collectivement, pour discuter démocratiquement des décisions, pour contacter les réseaux de solidarité, pour informer et mobiliser le public. Mais si le gouvernement a annoncé le chiffre seuil de trois millions de manifestants dans la rue pour que la loi soit retirée, c’est bien parce qu’il évalue qu’à partir de ce seuil, le risque d’une grève générale devient réel.
Le temps n’est pas l’argent
C’est infiniment plus précieux. Nous avons tous besoin de ce bien inestimable qu’est le temps de vivre nos vies. Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous est le slogan de la Coordination des intermittents et précaires. Pour gagner réellement ce temps de vivre pour tous, nous devons lutter pour un partage du travail, avec des salaires qui permettent de vivre correctement, nous accordant le temps d’apprendre, de créer, de participer aux projets collectifs. N’est-ce pas dans cette optique que nous pouvons réaliser un rapport de force solidaire plutôt qu’en quémandant des revenus minima pour ceux que le pouvoir va ensuite pointer du doigt comme vivant aux dépens des autres ?
Une forme ad hoc de partage du travail était justement réalisée par l’alternance de contrats dans le système du chômage des intermittents. Il constituait la force du mouvement et le dynamisme de la culture en France.
L’activité prodigieuse du cinéma et des arts de la scène en France est enviée par les autres pays de l’Europe et du monde. Nous sommes en train de perdre cette force et ce dynamisme de la production culturelle par le saccage du régime des intermittents.
Défendons l’indemnisation du chômage qui rappelle que c’est le travail qui a créé, et qui continue à créer, la richesse de la société. Les charges sociales sont, non seulement à l’origine une taxe sur cette valeur ajoutée, mais aussi un salaire différé qui devait être géré par les partenaires sociaux. Le maintien du principe de mutualisation rappelle que le régime social et le salaire différé constitue un bien commun gagné par les mouvements sociaux. Que ces fonds de sécurité sociale ne doivent pas être dilapidés à coups d’exonérations des charges patronales, sous prétexte qu’elles constituent une (autre) exception culturelle qui nuirait à la France dans la concurrence effrénée entre pays.
Un mot d’ordre au sens équivoque
Ce terme exception culturelle se prête à plusieurs interprétations.
Pour une grande partie du public, l’exception culturelle promettait un sursis de dix ans avant que ne s’applique l’interdiction de subventions par l’État, prévue dans l’AGCS. Les mêmes principes de libre-échange et de concurrence déchaînée comme fondements suprêmes de tout ordre social, inscrits dans cet Accord Général du Commerce des Services, ont été reconnus dans le projet de la Constitution Européenne et rejetés par la victoire du « non » en France.
Cette revendication de l’exception culturelle, est suicidaire car elle désolidarise le secteur culturel des autres secteurs publics ou fortement subventionnés, pourtant tous également visés par cet accord. Une fois que toute subvention sera interdite au logement, à l’agriculture, une fois que la sous-traitance et la privatisation auront gagné tous les secteurs, l’éducation, la santé, l’action sociale, l’énergie, les ressources naturelles, le transport, etc., comment imaginer que la culture non marchande puisse encore exister ?
C’est dans un sens, plus large de culture, en tant que l’ensemble des traditions sociales et économiques, (par exemple, solidarité des luttes, service public) que d’autres interprètent la signification de l’exception culturelle. Par exemple, la tradition de la présomption de salariat des artistes en France constitue une exception culturelle puisque dans les autres pays de l’Europe ceux qui travaillent dans le spectacle sont des travailleurs indépendants de profession libérale ou bien des artisans-chefs de micro-entreprise. Ainsi, doivent-ils acquitter eux-mêmes leurs cotisations de santé et de retraite. Et par temps dur, quand on ne peut pas payer ses cotisations, on perd la couverture sociale. Dans cette interprétation de l’exception culturelle, nous nous désolidarisons des autres pays d’Europe et du monde. L’exemple des français doit servir à la reconquête et au développement des avancées sociales dans les autres pays.
Les évolutions du langage
Le documentaire peut aider à déceler ces enjeux du langage. Langage des termes et des propos des politiques, économistes, chercheurs, militants dont nous venons de parler. Mais aussi langage de l’image et du son, impliqués dans des réseaux de codes et de parti-pris.
La forme documentaire dite pince à linge — où au fil de discours on accroche des images illustratives — a cédé la place au documentaire aspirateur qui veut capter tout ce qui bouge. À côté du cinéma direct, appelé cinéma vérité dans les pays anglophones, il existe aussi le documentaire mise en scène de Flaherty. Cependant, la mise en scène a été pratiquée par des réalisateurs associés au cinéma direct, tel que Johan van der Keuken, conscient des implications politiques de ses démarches artistiques.
Depuis que le cinéma direct semble avoir été détourné par les reportages télévisuels, les réalisateurs de documentaires ont trouvé d’autres méthodes pour rappeler qu’il s’agit bien d’un film. Dans les années 1960, le travail du tournage (la prise de son ou tout poste autre que la caméra) était révélé par un mouvement de retournement de caméra. Cet effet de rappel à la réalité a été banalisé également par la télévision commerciale, quand par exemple, à la fin des actualités, la caméra recule pour montrer le plateau, les éclairages, d’autres caméras, etc.
La perte de la maîtrise de la caméra fournit un autre exemple d’innovation suite à la banalisation des figures antérieures. Au départ, les images bousculées correspondaient à un incident lors du tournage, qui était en général de nature grave, et dont il fallait témoigner en incluant ces séquences au montage. Ensuite, dans les reportages sur des sujets légers ou des films américains (dont on parle dans un article de ce numéro), ces images chaotiques font partie d’une autodérision du réalisateur. Aujourd’hui, cet effet de style se retrouve couramment dans le cinéma de fiction et les émissions de télévision, surtout les feuilletons policiers.
Cependant, d’autres méthodes de distanciation, comme celles proposées par Peter Watkins — dont le film La Commune a été le sujet de plusieurs articles dans le nº16 de la revue Mémoire interdite –, n’ont pas été aussi facilement banalisées et peuvent même encore susciter de l’hostilité. C’est l’exemple d’une écriture expérimentale qui correspond aux complexités et suggère les parallèles et les enseignements que ce chapitre de l’histoire peut nous apporter. Notamment, il pose la question de la possible réitération d’un tel soulèvement aujourd’hui. Le pouvoir des médias empêcherait-il un tel événement aujourd’hui ?
À propos des pouvoirs des médias, le film canadien sur Chomsky, Manufacturing Consent, a été un retour manifeste au type pince à linge, images accrochées au fil d’un discours. Le film part d’un projet d’analyse des discours des médias et des méthodes de sabotage des propos comme ceux de Chomsky. Prétendus trop complexes, ils sont coupés, saucissonnés afin d’être évacués aussitôt par les médias de flux. Certaines séquences de ce film évoquent le déséquilibre de la place accordée par les journaux aux événements graves ou frivoles. Des images récurrentes de bobines de coupures de journaux se dévident vers nous comme des tapis déroulants. Seraient-elles agaçantes parce que tellement déconnectées des autres images qu’elles deviennent des apartés ? Où troublent-elles le spectateur, a priori en sympathie avec Chomsky, parce qu’elles semblent reprendre justement les critères des médias eux-mêmes pour mesurer la couverture médiatique de tel événement ?
Un autre réalisateur qui utilise ces images-commentaires avec plus de subtilité, d’humour et de sens est Claudio Pazienza. Son film Tableau avec chutes déploie avec brio sa méthode pour parler des questions abstraites, en l’occurrence la perception d’une œuvre d’art célèbre, la reconnaissance des codes ou éléments mythiques déjà connus, l’appropriation de l’art par chacun à travers sa propre expérience, la part de l’inconnu et de l’étrange dans chaque découverte ou redécouverte, la sacralisation ou au contraire la banalisation de l’œuvre par les reproductions, la perte de mémoire de l’histoire, le rôle de l’art dans notre vision de l’histoire humaine.
Sa méthode fut appliquée dans l’Argent par la suite. Quelques scènes évoquent bien le parallèle abusif entre les dettes d’un foyer et le « discours comptable » dans l’économie et sur l’investissement public, qui est d’une toute autre nature. Dans l’ensemble du film, l’effet cumulatif de points de vues, de plans insolites et juxtaposés, suggère une critique du caractère conventionnel, arbitraire, allant jusqu’à l’absurde, des discours du pouvoir sur économique.
Ce film est également exemplaire des documentaires dont nous avons un besoin urgent pour comprendre les mécaniques, expliquer d’autres notions, d’autres choix économiques que le retour à la version extrême du laisser-faire capitaliste.
Le documentaire comme outil stimulant les rencontres
Le programme de recul social programmé par la droite a subi deux échecs importants avec le vote contre la Constitution Européenne et le mouvement des étudiants contre les CPE. Pouvons-nous voir dans ces deux mouvements l’espoir que les réseaux alternatifs de diffusion, relayés par les rencontres, puissent contourner le manque d’informations ou la désinformation par les médias ?
Pour savoir sur quels mots d’ordre, sur quels types d’organisations politiques nous devons compter, nous avons besoin des éléments historiques et économiques. Ce sont les sujets pour lesquels nous, documentaristes, pouvons chercher les films existants et en réaliser d’autres.
Le mouvement social utilise le cinéma militant pour organiser rencontres et échanges. Le cinéma direct a permis de témoigner des transformations, de dénoncer les injustices et de faire connaître les luttes exemplaires. Maintenant il est nécessaire de poursuivre ces recherches au-delà de la « captation des événements » pour parler de ces questions plus abstraites. Maintenant, nous avons besoin des documentaires de formes multiples qui nous aident à comprendre les leçons de l’histoire, à proposer d’autres raisonnements économiques, à rappeler les idées philosophiques qui peuvent guider les choix plus justes de notre société.
- L’exception serait le Baron Ernest-Antoine Seillère, l’ex-président du Medef, héritier de la fortune Schneider, censé représenter les « créateurs d’entreprises » qui, pendant la période critique des négociations Unedic, osait prétendre qu’il défendrait « l’argent des travailleurs » contre l’utilisation « abusive » de « subventions à la culture ».
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Manufacturing Consent
1992 | 2h47 | 16 mm Réalisation : Mark Achbar, Peter Wintonick
Production : ONF, Necessary Illusions
Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 5, 3e trimestre 2006)
