Petits et grands commerces, de cinéma et autres denrées


Sylvie Thouard

Les termes « travailleurs du spectacle » suscitent d’abord la mémoire des luttes récentes menées par les intermittents. Cependant persiste et s’impose le souvenir d’images réalisées en 1986, à la fois référence spécifique à l’année de leur réalisation et emblème d’une situation économique de longue durée : celles de l’interminable chaîne des chômeurs dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma. 1

Des chômeurs de l’ANPE défilent un à un pour dire leur numéro de sécurité sociale, puis une bribe de texte, parfois un mot seul, face à une caméra vidéo à l’image plate et fade. La longueur des séquences, la répétition du dispositif (entrée et sortie de champ de l’un puis d’un autre « travailleur du spectacle » en quête d’emploi) ennuient. L’inhumanité de la procédure du casting, une belle phrase de Faulkner 2 malmenée par des voix monotones auxquelles on n’a accordé qu’un mot à dire, voix épuisées et par l’attente du passage face à la caméra et par la privation de faire sens, sont difficiles à oublier. Certes, on pensera à Bresson et à sa théorie du « modèle », dépouiller l’acteur d’intention et d’expressivité afin qu’il se fasse porteur de l’essence du film. 3 Cependant ici, comme souvent chez J.-L. Godard, la référence documentaire insiste : le scénario et le titre même du film invitent à une lecture spécifique de la situation économique du cinéma des années quatre-vingt, persiste à souligner les divisions du travail industriel, le morcellement des tâches empêchant la compréhension du sens d’un ensemble. La séquence du casting de ces possibles acteurs dont on voit bien qu’ils ont les visages et les voix de tous les métiers possibles, qu’ils sont d’abord chômeurs, oblige à les situer historiquement, à considérer la situation économique de la France en ces années quatre-vingt, et l’industrie du cinéma en particulier multipliant, via la vidéo et la télévision, les opportunités d’emploi tout en diminuant budgets et salaires.

Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, est un film sombre et difficile dont les rares commentateurs s’accordent à dire qu’il traite de « la mise à mort du cinéma par la télévision ». 4 Pourtant le titre exact, fort long, annonce ces séquences inoubliables car insoutenables « révélées par la recherche des acteurs dans un film de télévision publique d’après un vieux roman de J.H. Chase ». Le scénario a peu à voir avec le roman, mais vise à révéler les mécanismes de fabrication artisanale d’un film de télévision via quelques références parodiques au film noir : un producteur cherche de l’argent, un réalisateur des acteurs. Le premier sera assassiné, probablement parce qu’il fit appel à de l’argent sale ; le second rencontre la femme du premier qui, contre les vœux de son époux, voulut se faire actrice. Au bout du compte, la maison de production sera reprise par des « jeunes vidéastes hyperbranchés ». Comme le souligne justement Sylvie Ayme « la cause du décès est économique ». 5

L’histoire racontée importe, mais à peine, car sa simplicité schématique fait écho au sens du titre. C’est bien le souvenir du sensible qui persiste. Celui d’un éclairage délibérément glauque et plat, de la répétition comme principe esthétique important à Godard 6, mais surtout et d’abord de la perception qu’elle engendre des inévitables différences des corps et voix mis en cadres : fatigués, à peine intéressés, sans enthousiasme et parlant Faulkner par nécessité. Les timbres des voix varient, des tentatives d’expression pointent, bien vite réprimées par la brièveté du texte à dire et le dispositif rigoureux mis en place par le réalisateur (incarné par Jean-Pierre Léaud) qui, référence oblige, dans le film est appelé Bazin. On sait que Godard s’est toujours intéressé à l’histoire de l’industrie cinématographique ; qu’il a déployé les splendeurs du cinémascope dans Le Mépris 7 pour filmer la méprisante inscription de la signature d’un chèque sur le dos courbé d’un employé du cinéma. Pourtant et malgré tous ces détours citationnels, le travail, sa nécessité et ses contraintes, s’inscrivent crûment au sein d’un film philosophiquement et esthétiquement complexe. Grandeur et décadence, « film du dénuement, effectue un retour à la plus petite unité figurative du cinéma, le corps affectif du figurant ». 8 Ce corps, que le dispositif de recrutement affiché s’efforce d’inscrire dans une possibilité d’emploi, s’impose comme singulier. Qu’en faire ? se demande le recruteur du casting d’un film voué à l’échec. Qu’en faire ? Nous demandons-nous, spectateurs de notre situation économique, voyeur de nos rêves, le plus souvent médiatisés. L’exposé cru et explicite de l’analyse prévient la désillusion.


  1. Jean-Luc Godard, Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma, d’après le roman Chantons en chœur de J.H. Chase. Co-production TF1, Hamster productions, Télévision Suisse Romande, J.L.G.Films, RTL. 52 minutes, 1986.
  2.  » Eux tous, profilés sur le fond luxuriant de l’été et l’embrasement royal de l’automne, et la ruine de l’hiver, avant que ne refleurisse à nouveau le printemps, salis maintenant, un peu noircis par le temps et le climat et l’endurance mais toujours sereins, impénétrables, lointains, le regard vide, non comme des sentinelles, non comme s’ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masses, les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants ; protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l’angoisse et la douleur et l’inhumanité de la race humaine.
  3. Robert Bresson, Notes sur le Cinématographe, Folio, Gallimard, 1975-1988
  4. Voir en particulier, Sylvie Ayme, » Répète un peu pour voir, Jean-Luc Godard et la catégorie de la répétition » , in présenté par Marc Cerisuelo, Jean-Luc Godard au delà de l’image, Études Cinématographiques, N° 194-202, Lettres Modernes, Paris, 1993, pl15.
  5. Ibid p 117…
  6. Ibid, thèse d’ensemble de l’article cité.
  7. Scénario du Mépris » Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, édité par Alain Bergala, tome I, éd. Cahiers du Cinéma, 1998.pp241-249.
  8. Nicole Brenez, » Le film abymé, Jean-Luc Godard et les philosophies byzantines de l’image » in présenté par Marc Cerisuelo, Jean Luc Godard au-delà de l’image, Études Cinématographiques N° 194-202, supra.

Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 97, 3e trimestre 2006)