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Lucile Combreau

Qui guide le lombric sous la terre,
et rend les fourmis aussi têtues et obstinées ?
Quand le vent et la pluie érodent le sol,
qui pousse la racine à résister ?

Aller vers un terrain relève d’abord d’un cheminement. Ni à vendre, ni à bâtir, et encore moins à conquérir, les terrains du cinéma documentaire ne peuvent se définir préalablement aux processus singuliers à partir desquels leurs existences s’inventent. Sans propriété ni propriétaire, sans délimitation technique ou juridique, ils se définissent et se redéfinissent au regard de toutes autres réalités de terrain. Loin du greenwashing ambiant, des mises en spectacle de la crise écologique et des explosions des « blockbusters1 » qui dépolitisent à grands fracas la question environnementale 2, ces terrains d’expérimentations filmiques s’élaborent au contact des conditions terrestres qui sont les nôtres. Parmi les milliers d’êtres vivants qui font cette richesse nourricière, il y a ceux qui habitent, celles qui sont de passage et d’autres qui zonent dans le sillage de nos terrains vagues, certains qui parlent, d’autres qui chantent, certaines qui cultivent, d’autres qui dansent et divaguent. Nourris de la diversité des réalités sociales, géologiques et politiques, ces expériences cinématographiques impliquent autant de formes d’engagements possibles qu’il y a de zones à défendre. Les conditions filmiques que les cinéastes rencontrent sur le terrain invitent à penser la façon dont l’appropriation, l’appauvrissement et l’empoisonnement des terres par le capitalisme (néo)colonial est intrinsèquement liée à la déshumanisation de leurs habitants et habitantes. Contre l’opposition entre nature et culture, ces démarches filmiques affirment des cultures plurielles et bien vivantes dont l’intelligence sensible nous touche et nous bouleverse politiquement.

Quelle imagination a pu inventer
l’infrastructure de la vigne
la révolte de l’herbe contre le ciment,
la rébellion du pissenlit ?

Les terrains, comme terreau, peuvent être envisagés dans leur processus, comme une première matière cinématographique, née d’une lente et fertile décomposition des éléments divers qui l’ont précédée et qui permettent une nouvelle émergence. Certains terrains sont ainsi constitués par les archives, d’autres par les enjeux de diffusions et de projections. Si chacun d’entre eux a son propre relief – son écosystème, ses textures, ses sonorités, ses aspérités, ses failles et ses forces souterraines – chaque terrain demande d’inventer sa propre « écologie de l’attention » (Yves Citton) pour renouveler l’« écologie de la perception et du langage » qui se voit aujourd’hui menacée par la monoculture3. Nous voici donc invité·es à quitter les scénarios hors sol pour aller vers l’expérience : tâter le terrain, sentir ce qui est là sous nos pieds, de quoi le sol est fait et quels sont ses horizons, tendre l’oreille à son entour, aux bruissements des feuilles et des conspirations, prendre conscience du monde alentour, puis, dans une présence partagée, laisser émerger le film, à partir de ce qui est là, avec celles et ceux qui sont là, laisser se déployer une écoute et une écriture sensibles – ouvertes aux changements, aux devenirs, à l’imprévisible du monde, des rencontres et des incertitudes. Parce que les terrains sont parfois glissants, mouvants et émouvants, ils nous invitent à quitter nos idées préconçues pour nous engager vers l’inconnu, changer nos repères et nous ouvrir à des « champs d’appuis variés (actuels et potentiels) 4 ». Pas après pas, les terrains s’inscrivent dans la patience incertaine du présent, l’écoute des traces du passé, l’horizon et l’oraison des temps à venir.

Quelle force ébranle les murs
jusqu’à les fissurer,
ou fait repousser les branches des arbres
lorsqu’elles ont été coupées ?
Qui dissimule les passages entre la mort et la naissance ?
Qui mène la révolution de la terre ?

Susan Saxe 5

C’est ainsi que les terrains nous initient, à l’art des glaneurs et des glaneuses, aux danses et aux rituels, à la pratique des lignes d’erre 6. Loin de la vision d’une planète bleue en sursis perçue depuis l’espace, filmer les terrains depuis des trajectoires de vies en résonances les unes avec les autres et depuis la vulnérabilité commune de nos existences terrestres offre la possibilité de nous relier à toute la trame du vivant et dès lors, les pieds sur terre, de nous ouvrir à une cosmopolitique et à une cosmopoétique. Dans une démarche filmique, s’engager sur le terrain, c’est œuvrer à déployer nos manières d’être vivants et vivantes, mais aussi pouvoir faire entendre la sagesse et la beauté des cosmovisions qui ont résisté aux attaques du capitalisme néocolonial 7 et nous éveiller à d’autres conceptions du monde – celui que nous pourrions régénérer, inventer et partager ensemble. Toujours en devenir, les terrains impliquent enfin, et surtout, de laisser s’inviter dans les images une pensée du tremblement qui, selon Édouard Glissant : « surgit de partout, musiques et formes suggérées par les peuples […], nous préserve des pensées de système et des systèmes de pensée […], ne suppose pas la peur de l’irrésolu [et] s’étend infiniment comme un oiseau innumérable, les ailes semées du sel noir de la terre 8 ».


  1. Comme Laure Odello le rappelle, à l’origine du mot il y a une bombe utilisée pendant la Seconde Guerre mondiale capable de détruire tout un quartier de maisons. Son étymologie désigne une explosion du bâti et témoigne d’une fascination pour la destruction. Blockbuster. Philosophie et cinéma, Paris, Les Prairies ordinaires, 2013.
  2. Gabriel Bortzmeyer, Frédéric Ducarme et Joanne Clavel, « Hollywood, miroir déformant de l’écologie », dans Le Souci de la nature, Cynthia Fleury, Anne-Caroline Prévot (dir.), Paris, CNRS Éditions, p. 275-288.
  3. Isabelle Stengers et Didier Demorcy, « Parce que la terre parle », préface à Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens, de David Abram, Paris, La Découverte, 2013 [The Spell of the Sensuous, 1996].
  4. Elizabeth A. Behnke, « Contact Improvisation and the lived world », Studia Phenomenologica, 2003, p. 44, traduit par Romain/Emma Bigé dans « Le Partage du mouvement. Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation », thèse de doctorat, Université Paris Sciences et Lettres, 2017.
  5. Extraits du poème « Une question stupide », « Pour l’agent du FBI qui, enquêtant sur une sœur, demanda ‘‘Qui fait partie de son réseau ?” », traduit de l’anglais américain par Émilie Notéris et cité dans Reclaim. Recueil de textes écoféministes, anthologie de textes choisis et présentés par Émilie Hache, Paris, Cambourakis, 2016, p. 159-160.
  6. Sandra Alvarez de Toledo (éd.), Cartes et Lignes d’Erre : Traces du réseau de Fernand Deligny 1969-1979, Paris, L’Arachnéen, 2013.
  7. Dénètem Touam Bona, Sagesse des lianes. Cosmopoétique du refuge, Paris, Post-Éditions, 2021.
  8. Édouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Paris, Gallimard, 2005, p. 12.

Publiée dans La Revue Documentaires n°34 – Terrains (page 13, Novembre 2024)