Corps à corps, le corps filmé aux États généraux du documentaire à Lussas du 18 au 20 août 2008
Nicole Brenez, Claudie Jouandon
I – Programme des films en projection *
1er jour – Pamphlets biopolitiques
Séance 1 – Origines du cinéma et domestication des corps
En présence de David Faroult
Choix de films de Étienne-Jules Marey et Georges Demenÿ
Bon pied bon œil et toute sa tête du Groupe Cinéthique, France, 1978-79, 80’, couleur, 16 mm
Essais polémiques, analyses documentées, argumentations implacables, montage en forme de démonstration visuelle, les films Cinéthique, au même titre que ceux du Groupe Dziga Vertov avec lesquels ils dialoguent souvent, apparaissent comme des sommets du pamphlet cinématographique. Le groupe Dziga Vertov possède le génie de la question, Cinéthique, celui de l’argumentation, et tous deux ont organisé une lutte sans merci entre les représentations dominantes et les thèses critiques qui vont réduire celles-ci à néant. Bon pied bon œil et toute sa tête offre une analyse radicale de la maladie et du handicap comme symptômes politiques. « Pas seulement les corps, mais aussi les enchaînements des gestes et des pensées, mais aussi les paysages… sont attaqués, mutilés. »
Séance 2 – Pour une ethnologie des déportés économiques
En présence de Olivier Dury et Sylvain George
Aéroport Hammam-Lif de Slim Ben Chiekh, Tunisie, 2007, couleur, 21’, vidéo, VOST
Sur une plage de la banlieue sud de Tunis, des jeunes gens privés de travail décrivent les gestes par lesquels ils montent dans les containers des bateaux en partance pour l’Italie. Ils sont les condamnés de la globalisation qui se battent encore, certains reviennent éclopés d’avoir échoué, d’autres se parent de casquettes BMW et de T-Shirts Puma comme autant de viatiques illusoires. Un panoramique nous mène du Tunisia Ferry sortant du port à une terrasse où un jeune homme désœuvré règne sur une armée de bouteilles de bière vides : la distance entre son corps et le bateau est aussi minime physiquement qu’infranchissable politiquement.
Mirages de Olivier Dury, France, 2007, 42’, coul, vidéo
Mirages suit les cinq premiers jours d’un convoi qui mène d’Agadez à Djanet, du Niger à l’Algérie. Voyage objectif vers la clandestinité, voyage subjectif dans l’individuation progressive de ces hommes promis à la clandestinité et peut-être à la mort anonyme. Faute d’autorisation de tournage, le film s’arrête aux portes de la Lybie, mais sur des plans inoubliables : une série de portraits individuels des migrants qui parfois tendent vers la caméra leurs papiers d’identité ou, de façon plus bouleversante encore pour nous tant la distance ici s’abolit, leurs adresses internet.
No Border de Sylvain George, France, 2005-2007, 23’, n&b, S8/vidéo
Une fois sur sol étranger, le déporté économique devient esclave, bouc-émissaire, chair électorale et sujet raflable à tout instant. No Border est un poème descriptif sur la condition des réfugiés kurdes dans un Paris de cauchemar comme gravé à l’eau-forte, ville désolée, ville funèbre, comme un long cauchemar opaque.
Nuits polaires. Première mesure : des non-lieux de Sylvain George, 2008, vidéo, n&b et coul, 40’
Premier pan de la fresque Qu’ils reposent en révolte (Des Figures de guerre). Première mondiale. Spécialiste de l’œuvre des Gianikian, philosophe de formation, Sylvain George rend compte des luttes et de l’oppression dont souffrent les clandestins partout en Europe, dans un style inspiré par Peter Emanuel Goldman et son Pestilent City au jazz déchirant. En super 8 et en vidéo, il explore les zones sombres de l’histoire, les couloirs de migration, les seuils et les verrous de la Forteresse Europe, à Calais, à Ceuta, à Melilla, aux abords des gares parisiennes, sur la plage de Toulon où l’on repêche les noyés. Il termine aujourd’hui une fresque d’ensemble sur la condition de ces victimes économiques qui payent de leur sang le prix de notre paix sociale. Car « qu’est-ce que la paix sociale, sinon une guerre à basse intensité ? », demandait Oreste Scalzone, poète, acteur et vidéaste.
Séance 3 – Le corps confisqué, le portrait rendu
La Douceur dans l’abîme de Jérôme Schlomoff et François Bon, France, 1999, 52’, video, n&b/coul
Cherchant à rendre compte de l’expérience concrète des sans-abri, d’une vie matérielle inimaginable pour qui n’a jamais vécu démuni de tout, La Douceur dans l’abîme, fruit de la collaboration entre un cinéaste/plasticien, Jérôme Schlomoff, et un écrivain, François Bon, s’inscrit en faux contre les trois formes dominantes de la parole au cinéma et dans l’audiovisuel en général : dialoguer / questionner / écouter. Ces pratiques à la fois indispensables, toujours insuffisantes et souvent falsificatrices se contentent de laisser les locuteurs parler dans le flux, sous les espèces d’un spontané qui serait « le vrai », selon une réduction permanente de la parole à son caractère irréfléchi, et ce jusqu’à réduire l’imaginaire même du discours à ses manifestations les plus déstructurées. Prenant le contre-pied d’une telle culture de l’approximation, François Bon et Jérôme Schlomoff ont installé dans la durée un dispositif de construction afin d’accéder à de possibles autoportraits des sans-abri par eux-mêmes.
2e jour Volens nolens, ce corps avec organes
Séance 4 – À la recherche de l’organicité, dedans/dehors
Deus Ex de Stan Brakhage, États-Unis, 1971, coul, muet, 35’, 16mm
Deuxième pan de la trilogie de Pittsburg, consacrée à l’hôpital. « Dans Deus Ex, l’évanouissement figuratif est certes une solution à un conflit subjectif : refuser de prendre en charge plus longtemps le tournage d’une opération chirurgicale. Mais l’anéantissement de ce ventre ouvert dans le flou coïncide avec la découverte d’autres fréquences du visible, grâce à la puissance d’un rouge, qui permet de rejoindre tout simplement une fleur. L’émotion s’excède dans un rouge qui n’est pas pure sensation, pure couleur, abstraite. Sa généralité tient au fait qu’il est déjà gros de mondes, latence, un élément, un rayon de monde, selon les termes de Merleau-Ponty, par lequel nous glissons « du “subjectif” à l’Être ». » (Kevin Cappelli)
Sanctus de Barbara Hammer, États-Unis, 1990, 19’, coul, 16mm
Poème visuel à base d’images scientifiques aux rayons X prises par James Sibley Watson, qui fut à la fois médecin et cinéaste expérimental, co-auteur avec Melville Weber de deux classiques de l’expérimentation narrative fondés sur la fascination pour un corps néo-classique, The Fall of the House of Usher (1928) et Lot in Sodom (1933).
Meditations on Revolution, Part IV : Greenville, MS de Robert Fenz, États-Unis, 2001, 29’30, n&b, 16mm
La série de documentaires poétiques tournée par Robert Fenz sur les lieux de révolutions accomplies, fomentées ou échouées, Cuba, les Etats-Unis des Black Panthers, le Mexique… reprend la question de la communauté humaine à partir des gestes, des corps, des mouvements physiques. Sur l’un des corps inaugural du cinéma, celui du boxeur, Greenville, MS intensifie cinétiquement l’expérience de restitution d’une énergie athlétique.
Themes and Variations for the Naked Eye de Caitlin Horsmon, États-Unis, 2007, 11’, coul, vidéo
Haptique/optique, image tactile, fruit charnu… exploration des puissances plastiques de l’image confrontée à la chair, à la pulpe, au désir de voir, de toucher, de pénétrer dans la matière fût-ce au prix de sa destruction.
Séance 5 – Libération sexuelle (Carole Roussopoulos)
En présence de Lionel Soukaz
Genet parle d’Angela Davis de Carole Roussopoulos, France, 1970, 7’, n&b, vidéo
Au lendemain de l’arrestation d’Angela Davis en octobre 1970, Jean Genet lit un texte de dénonciation de la politique raciste des États-Unis, de soutien au parti des Black Panthers et à Angela Davis, pour une émission de télévision qui sera finalement censurée.
Le F.H.A.R. (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) de Carole Roussopoulos, France, 1971, 26’, n&b, vidéo
« Manifestation du FHAR, premier cortège homosexuel, à l’intérieur du traditionnel défilé du ler mai 1971 et discussions quelques semaines plus tard à l’Université de Vincennes. » (C.R.)
« Y’a qu’à pas baiser » de Carole Roussopoulos, France, 1971-1973, 17’, n&b, vidéo
« Une femme prend la décision de ne pas garder son enfant. Le film alterne la séquence d’un avortement mené selon la méthode Karman – alors que cette pratique est encore illégale en France – et des images de la première manifestation de femmes en faveur de l’avortement et de la contraception qui a heu à Paris le 20 novembre 1971. » (C.R.)
Les mères espagnoles de Carole Roussopoulos et Ioana Wieder, France, 1975, 28’, n&b, vidéo
« Espagne, 27 septembre 1975 : les militants basques condamnés à mort ont été exécutés par le régime franquiste. Les réalisatrices recueillent avec pudeur les paroles des mères d’Otaegui et de Txiki, leur souffrance et leur douleur interdites. » (C.R.)
S.C.U.M. Manifesto de Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig, France, n&b, 1976, 27’, vidéo
Lecture mise en scène du livre de Valerie Solanas, alors introuvable en France, par deux scribes modernes qui savent trier aussi bien dans les textes que dans les flux audiovisuels. Rage féminine contre violence masculine, tout le monde perd sauf l’histoire de la vidéo, qui y gagne un pamphlet irrésistible.
Performing S.C.U.M. de Angela Marzullo, Suisse, 2005, 6’, coul, vidéo
Remake partiel de la vidéo de Carole Roussopoulos et de Delphine Seyrig. Dans « Performing S.C.U.M. », le protocole est rejoué dans une chambre d’enfants : les deux actrices sont remplacées par deux sœurs de 10 et 6 ans et les images télévisées de guerre par un dessin animé pour « garçon ».
Séance 6 – Où l’on ne fera pas l’hypothèse d’un corps innocent : désir aliéné, amour de l’aliénation et pulsions déchaînées
En présence de Lionel Soukaz et Yves-Marie Mahé
The Fall Of Communism As Seen In Gay Pornography de William E. Jones, États-Unis, 1998, 19’, coul, vidéo
À base de films pornographiques gays (chastement recadrés) et de plans de castings constituant des symptômes on ne peut plus éloquents, compte-rendu de la mercantilisation foudroyante des comportements dans les pays de l’Est après la chute du mur de Berlin.
Diary of a Married Man de Lech Kowalski, Etats-Unis, 2004, 21’, coul, vidéo
Description hyper-réaliste du désir de soumission. « Séquences de la vie d’un homme marié : l’une dans un garage, où il bichonne une voiture de luxe d’un rouge flambant neuf, une passion qui le traque jusque dans ses rêves ; la deuxième, une séance sadomaso en compagnie d’une domina toute de cuir vêtue qui, après quelques coups de fouet et une sodomie au godemiché, cherche à mieux connaître son client. Et last but not least : une scène où notre homme se masturbe dans un paysage enneigé. » (L.K.)
Un plan idéal de Tony Tonnerre et Lionel Soukaz, France, 2000, l’, coul, vidéo
Une fois, pendant une minute, un homme a dit ce qu’il pensait, et on le voit penser à partir de ses entrailles, comme si elles sortaient de sa bouche.
Nu lacté de Lionel Soukaz, France, 2002, 10’, Super 8, n&b, sonore
Othello Vilgard, Xavier Baert et Lionel Soukaz ont filmé une action de Tom de Pékin : l’un se met à nu tandis que les autres voilent et dévoilent la pellicule.
Porno industriel de Lionel Soukaz, France, 2003, 3’, vidéo numérique, coul, sonore
« Que restera-t-il de nous quand on aura foutu aux chiottes tous nos chefs-d’œuvre admis ? nos pornos. » (Tony Duvert). Protestation contre l’exploitation et l’humiliation des corps dans le cinéma pornographique, qui selon l’auteur de Loi X aurait pu engendrer des chefs-d’œuvre.
Notre trou du cul est révolutionnaire de Lionel Soukaz, France, 2005, 2’, coul, vidéo
« Gettare il proprio corpo nella lotta, Jeter son corps dans la lutte ; cette formule empruntée par Pasolini au chant de résistance des noirs américains, prenait hier tout son sens. ‘Car le corps doit s’entendre, soit de l’individu de chair, soit comme composante de l’expression’. Je cite là, René Schérer. Et mon corps devenait esprit traversé de frissons et d’amour pour celles et ceux qui résistent. » (Lionel Soukaz)
I Wanna Be Your Dog de Simon Kansara, France, 2007, 3 min, coul et n&b, vidéo, sonore
Echantillonnage ironique et désespérant de blogs d’adolescents.
www.web cam de Lionel Soukaz, France, 2005, 27’, coul, vidéo
Pratiques sexuelles high tech, mélancolie classique, histoire d’amour avec des images capables de soudain s’incarner. « Témoigner de mon époque et de mes amours, aimer devient un acte de résistance dans une société où l’être est nié, réduit à son pouvoir d’achat ou sinon jetable. Consommateur ou consommé. Je table sur l’être pour refuser le sort qui lui est réservé. » (Lionel Soukaz)
3e jour. Le corps dans les civilisations, les corps incivils
Séance 7 – Corps, civilisation, scandale : « Quelque chose est possible » (Mounir Fatmi)
Embargo de Mounir Fatmi, Maroc-France, 1997, 7’ 30, coul, video
« Comment vit un corps privé de nourriture ? Embargo est une vidéo autopsie, une fibroscopie qui traverse le corps du cerveau jusqu’à l’anus, montrant que l’embargo est la vraie frappe chirurgicale, que l’embargo est un serial killer. » (Mounir Fatmi).
Face, les 99 noms de dieu de Mounir Fatmi, France, 1999, 9’15, coul, vidéo
« La religion interdisant toute représentation de Dieu, l’art musulman n’a produit aucune image de lui. Il est évoqué dans le Coran par 99 noms tels le Superbe, le Créateur, le Formateur ou le Tout et Très-Contraignant. Dans cette vidéo, le public se trouve confronté à ces noms diffusés successivement. » (M.F.)
Exotic de Mounir Fatmi, France, 2002, 8’, coul, vidéo
Exotic élabore une critique visuelle des ressorts anthropologiques du rite et de leur paradoxale pérennisation contemporaine par les voies abjectes de l’acculturation (tourisme, télévision).
Les ciseaux de Mounir Fatmi, France, 2003, 9’45
« Un homme et une femme font l’amour, partagent le plaisir comme des ciseaux qui se croisent. Le couple, comme une paire de ciseaux coupante, dangereux et sublime à la fois. Les ciseaux est une vidéo réalisée à partir des images censurées au Maroc du film Une minute de soleil en moins du réalisateur Nabil Ayouch. » (Mounir Fatmi).
Manipulations de Mounir Fatmi, France, 2004, 6’50, coul, vidéo
En gros plan, des mains masculines manient un rubik’s cube, au lieu de s’organiser en pans monochromes vert, bleu, rouge, jaune, celui-ci devient entièrement noir, soudain une image de la Kaaba autour de laquelle tourne la foule immense des pèlerins glisse entre les plans, les mains se poissent d’une substance noire qui semble liquéfier le cube.
La terre moins chère de Mounir Fatmi, Maroc/France, 2004, 10’, coul, vidéo
« La terre moins chère pose un regard critique sur les ambiguïtés d’un tourisme nourri au post-colonialisme. Si d’un côté on vient avec ses devises acheter à bas prix un peu de rêve formaté, de l’autre, l’économie commande de jouer pour le touriste les scènes attendues, non sans un certain cynisme. » (Marie Deparis)
Bad Connexion de Mounir Fatmi, Canada, 2005, 15’20
« Le jeune garçon photographié par Edward Muybridge court, rit, saute, son déplacement étant restitué par une suite de plans fixes. (…) Bad Connexion s’efforce de lire entre les lignes de l’ordre des discours et des images. » (Evelyne Toussaint)
Quelque chose est possible de Mounir Fatmi, France, 2006, 5’35, n&b, vidéo
« Quelque chose est possible exprime la pérennité du désir qui, ne se bornant pas à un désir sexuel factuel, s’enracine dans les profondeurs ontologiques de ce perpétuel effort pour ‘persévérer dans son être’, dans cet appétit qui ne serait rien d’autre que l’essence même de l’homme. » (Marie Deparis)
Séance 8 – « La fin de la révolution est la suppression de l’agoisse » : Utopies de plaisir, attention au monde et retour au combat
The Great Society de Masahori Ôe, Japon,1967, 19’, coul, 16mm
Description du temps présent dans ses différentes dimensions politiques, à base essentiellement d’images réalisées par la télévision. Installation pour six projecteurs, le film a ensuite été organisé en split-screen.
San Francisco de Anthony Stern, Grande-Bretagne, 1968, 15’, coul, 16mm
Musique originale : Pink Floyd
Décollage de New York et voyage à San Francisco dans la frénésie du Flower Power. Un chef d’œuvre de la cinesthésie psychédélique, en quête d’une libération non seulement de tous les sens mais du cinéma lui-même.
Shinjuku Station de Jonouchi Motoharu, Japon, 1974, 14’, n&b, 16mm
Performance autour de la manifestation sanglante qui eu lieu à Tokyo à la Shinjuku Station en octobre 1968.
Filmarilyn de Paolo Gioli, Italie, 1992, 11’12, n&b, muet, 16 mm
À partir de planches-contact, une célébration tout à la fois formaliste et empathique du corps occidental, industriel et matriciel par excellence, celui de Marilyn Monroe.
Ciguri – Tarahunmra 98 – La danse du Peyotl de Raymonde Carasco, France, 1996, 42’, tourné en 16mm, projeté en Béta
Image : Régis Hébraud, montage : Raymonde Carasco et Régis Hébraud, voix : Raymonde Carasco et Jean Rouch
« Ciguri, tourné l’hiver 1995, va à la rencontre du dernier grand chaman du peyotl et des secrets de guérison. Ce sont les rites d’hiver ouvrant la Route du Ciguri, ultime étape de l’expérience Taharumara d’Antonin Artaud. » (Raymonde Carasco)
San Francisco Redux de Anthony Stern, Sadia Sadia et Stephen Tayler, Grande-Bretagne, 1968-2008, 15’, coul, 16mm
Dans la perspective d’une installation, les auteurs ont fragmenté le moment le plus charnel du film de 1968, l’ont réinterprété et remis en perspective historique grâce à une nouvelle bande-son.
Séance 9 – Stephen Dwoskin
En présence de Maureen Loiret
Moment de Stephen Dwoskin, Grande-Bretagne, 1968, 12’, coul, 16 mm
Chez Stephen Dwoskin, l’enregistrement en temps réel affirme l’irrémédiable opacité de ce qui s’offre pourtant au visible. Son Moment (1968) répond au Blow Job de Warhol (1964) : c’est un plan-séquence de dix minutes sur le visage d’une jeune fille dont on suppose qu’elle se masturbe. Son orgasme, pour être effectif, n’en reste pas moins plongé dans la durée comme dans une sorte d’obscurité expressive congénitale à l’être et dont le cinéma traditionnel a pour vocation, avec ses conventions rhétoriques, de nous protéger.
Trixi de Stephen Dwoskin, Grande-Bretagne, 1969, 30’, coul, 16 mm
« Ce film, qui fut tourné durant une séance unique de huit heures, met en œuvre, et de manière extrêmement violente, une sorte de passation de pouvoir entre filmeur et spectateur. Sur l’écran, une femme se donne littéralement aux regards. Jusque-là, ces images ne seraient que de tristes images pornographiques softs. Ce qui change tout, c’est que Dowskin « répond » à ce regard en affirmant qu’il lui est bien destiné : recadrages, zoom avant et arrière, plans rapprochés ou plus larges. Nous ne pouvons assumer la place de destinataire, accepter l’invitation, y répondre. Sensation troublante de ne pas être à notre place, d’avoir pris la place d’un autre, de regarder par-dessus son épaule. » (Aline Horisberger)
Jesus’ Blood (Never Failed Me Yet) de Stephen Dwoskin, Grande-Bretagne, 1972, 30’, coul, 16 mm
Ralenti extrême sur la démarche hésitante d’un vieil homme au son d’un morceau sériel de Gavin Bryars : une réinterprétation existentielle des études de mouvements de Marey et Muybridge, une allégorie du cauchemar qu’est la condition humaine.
Nightshots (1, 2, 3) de Stephen Dwoskin, Grande-Bretagne, 2006-7, 33’, n&b, 16 mm
Esquisses érotiques, offrandes des apparences du corps à la caméra, la modestie de l’appareillage video soudain réactualise l’iconographie des personnages de Toulouse-Lautrec mais saisis dans la solitude des figures de Manet.
II – Séminaire, avec Olivier Dury, David Faroult, Sylvain George, Maureen Loiret, Angela Marzullo, Lionel Soukaz
Introduction
Nicole Brenez : Je voudrais tout d’abord remercier en particulier Pascale Paulat et Christophe Postic. En effet, lorsque celui-ci m’a proposé d’animer ce séminaire, j’ai trouvé que le choix de la question du corps pour fêter les vingt ans du festival de Lussas était très judicieux pour de nombreuses raisons. Notamment, parce qu’il me semble que c’est un chantier sur lequel tous les discours sont légitimes, aussi bien celui du médecin que celui du malade, celui de l’enfant, celui de l’adulte, du spécialiste ou bien encore celui de l’amoureux… La question du corps en tant qu’elle appartient à toutes les singularités va nous permettre de bien faire circuler la parole au gré des images.
Je commencerai donc par une question simple posée par Maurice Merleau-Ponty en 1966 et qui nous met de plain-pied avec cette expérience du corps : « Oui ou non, avons-nous un corps, c’est-à-dire, non pas un objet de pensée permanente, mais une chair qui souffre quand elle est blessée, des mains qui touchent ? »
Si je prolonge le préalable empirique de Merleau-Ponty, le corps serait donc notre commun dénominateur d’espèce, le commun de nos soucis, de nos intérêts vitaux, de nos tourments. Et j’ai l’impression que ce séminaire va être un peu comme une oasis très animale, c’est-à-dire que nous allons boire ensemble à la source de nos inquiétudes et de nos plaisirs.
Mais au préalable, une question méthodologique : « Est-ce bien du corps dont nous allons parler ? ». Eh bien, non et oui ! Non parce que ce dont il est question véritablement ce sont de ses représentations, de ses images, et bien entendu, jamais une suite d’images ne sera à la hauteur de la complexité du corps le plus simple. Et oui quand même, puisque le corps, y compris en tant qu’organisme, est une élaboration culturelle. C’est ce que l’on appelle en anthropologie – à la suite par exemple des travaux de Maurice Godelier – la production du corps, une élaboration historique puisque celle-ci diffère dans l’espace et dans le temps.
En conséquence, voici trois enjeux principaux à l’orée de ce séminaire, non pas du tout pour réduire le champ potentiel de la réflexion que certains des intervenants vont évidemment dynamiter et faire exploser, mais pour poser quelques jalons.
D’abord, un enjeu ethnologique qui pourrait se formuler de cette manière très simple : « Comment le cinéma a-t-il concrètement participé à la production du corps (au sens anthropologique) ? »
Ensuite, bien sûr, un enjeu formel, plastique, car le cinéma c’est un immense autoportrait que l’humanité s’est offerte à elle-même. « Que s’est-il élaboré en matière d’invention figurative dans le champ du documentaire ? » Le cinéma possède bien sûr ses propres moyens d’investigation. Il a souvent été théorisé comme prothèse du corps humain, par exemple par Jean Epstein. Comment le cinéma a-t-il utilisé ces moyens sur le chantier du corps ? En principe, le cinéma opère une réduction du corps à sa silhouette, au plan, alors, comment accède-t-il ou tente-t-il d’accéder à l’organicité, à une tactilité, bref, à des effets de corps ? D’où le choix des films de ce séminaire qui sont souvent des films expérimentaux, en tous cas des films de recherche. En effet, ceux-ci développent des protocoles plastiques très particuliers, parfois inattendus, pour tenter d’atteindre ce qu’on peut nommer provisoirement comme le « soma » par opposition au « séma » (le corps comme simple signe, c’est-à-dire la silhouette). Je choisis ce terme de « soma », bien sûr parce qu’il est originel, mais aussi parce qu’il est le titre d’un très beau film, d’un très beau dispositif créé par Maria Klonaris et Katerina Thomadaki en 1978 et que l’on aurait pu programmer, mais qui exige une installation très particulière et un petit peu compliquée. Mais, je suis contente de pouvoir ici en évoquer au moins l’existence.
Enfin, le troisième chantier, le troisième enjeu temporel, historique que nous allons tenter d’aborder grâce aux films est celui de l’actualité du corps dans notre imaginaire. « Que nous indique le cinéma à propos du corps aujourd’hui ? » On est pris évidemment dans des urgences, parfois hurlantes, parfois sourdes, parfois refoulées… Notre corps aujourd’hui nous semble une sorte de patrimoine entièrement déployé, voire rendu translucide, à des fins très précises par la science et par l’industrie. Ici les emblèmes, comme toujours, comme à chaque époque, ce sont les images de l’écorché, les images autrement dit de la façon dont la science, ou plutôt l’imagerie scientifique, objective notre connaissance quant au corps, à un moment donné. Traditionnellement bien sûr, cet écorché se présente – y compris dans notre culture générale, dans nos réflexes d’imagerie – comme une sorte de rhizome de veines, de nerfs, de muscles, d’os… Mais maintenant évidemment, la situation de l’écorché, si on peut dire, ce n’est plus du tout celles des « planches », mais celle des « tranches », des tranches de signaux produites par des séquençages qui se présentent de façon non plus latérale mais verticale. Le corps est à la fois élucidé dans toutes ses composantes, totalement objectivé, totalement déployé, mais n’a plus rien à voir avec le corps vécu, dans son imagerie même. Sur ces images, on peut prendre acte d’un renversement très passionnant qui s’est amorcé avec Léonard de Vinci, puisque la tradition antique et classique, comme le sens commun encore aujourd’hui, pense d’abord le corps dans ses proportions, un corps qui est ensuite affecté, voire altéré, par le mouvement.
En ce qui concerne Léonard de Vinci, Erwin Panofsky, dans un article très important de 1955, intitulé « L’évolution d’un schème structural. L’histoire de la théorie des proportions humaines conçue comme un miroir de l’histoire des styles » 1, a établi le moment léonardien comme celui d’un équilibre où fusionne la théorie des proportions humaines (la façon dont l’homme se repère dans l’espace, ou plutôt, fait repère dans l’espace) avec une théorie du mouvement humain. Ainsi, on peut dire que le moment léonardien est celui d’un équilibre entre masse et mouvement, notre classicisme d’une certaine façon. Aujourd’hui, on est face à ce mouvement des « tranches », si je puis dire, qui s’empilent, mais jamais en présence du corps tout entier, ce qui veut dire que, d’une certaine façon, la vision cinétique règne. L’emblème de notre savoir sur le corps est totalement en mouvement, totalement dynamisé. Est-ce un moyen de dynamiser l’imaginaire corporel ou bien une déstabilisation radicale ? Le corps vécu, le nôtre, notre corps empirique, pourra-t-il jamais rejoindre le mouvement du savoir scientifique sur l’anatomie, sur la physiologie ? C’est peut-être l’une de nos inquiétudes. Une formule, à cet égard, de Merleau-Ponty m’a toujours intriguée, et peut-être peut-elle nous servir de levier méthodologique pour localiser la réflexion sur le corps. Cette formule provient du texte Le Visible et l’invisible 2, très étrange, très intrigante, je la trouve très excitante : « l’homme n’est pas la fin du corps ». Cette idée lui est venue de Fichte, et je vous en cite la source : « Tous les animaux sont complets et achevés, l’homme n’est qu’indiqué, esquissé ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il y a d’abord des organismes, des caractéristiques d’espèces, au même titre qu’il y a une physiologie des méduses ou des abeilles, et qu’à partir de cette espèce de matériau corporel physique, il aurait pu se produire autre chose que de l’humain, autre chose que de l’homme. Il s’agit donc d’une hypothèse, disons d’une vertigineuse hypothèse. Et cela, non pas tellement pour des scénarios de science-fiction, mais pour penser surtout à quel point le corps (dans toutes ses dimensions, à la fois physiques, psychiques et projectives) nous déborde, débordera toujours nos constructions, ainsi que les outils de notre appréhension de ce phénomène, parmi lesquels, principalement, le langage, le miroir et le cinéma. Dans cet écart entre la matérialité du corps et de l’humain (l’humain comme construction culturelle), naît probablement, la possibilité des plus grandes œuvres des XXème et XXIème siècles (Antonin Artaud, Stan Brakhage). Au fond, c’est peut-être retrouver ce que Michel Foucault appelait dans Naissance de la clinique : « se heurter à la pierre noire du corps » 3.
Pour ne pas céder à ce vertige, je voudrais donc partir très concrètement du premier enjeu, qui est stable et clair, c’est-à-dire, comment le cinéma a-t-il participé à la production du corps ? C’est un point à la fois décisif et qui reste à questionner. Le cinéma a été inventé (en de multiples lieux) de façon transversale pour élucider le mouvement corporel, mouvement animal ou humain (une distinction qui à l’époque semblait radicale mais qui ne l’est plus aujourd’hui). En tant que technique et dispositif, il est d’abord une technologie d’enregistrement comptable, chiffré, qui émerge lentement de diverses techniques d’enregistrement du mouvement, par exemple les bandes chronophotographiques, dont quelques-unes seront projetées ici.
L’un des sites d’expérimentation les plus célèbres s’appelait magnifiquement, vous le savez, « la station physiologique », construite à partir de 1880. Pour travailler à la « station physiologique », Etienne Jules Marey avait engagé deux assistants : Georges Demenÿ (un ancien gymnaste) puis Lucien Bull (un opérateur spécialisé dans le ralenti). Qui finançait ce laboratoire ? Entre autres, les ministères de la guerre et de l’instruction publique 4. Pourquoi ? Pour apprendre à mieux comprendre, contrôler et utiliser les corps humains et animaux. A ce propos, outre les ouvrages essentiels de Laurent Mannoni, il existe un livre très factuel, très intéressant et encore très peu lu par les spécialistes du cinéma, sans doute parce que son auteur vient d’une autre discipline, celle de l’histoire du sport, plus précisément, de la gymnastique. Ce livre de Christian Pociello s’intitule La Science en mouvement, Etienne Marey et Georges Demenÿ, 1870-1920 5. Il fait le point sur les postulats positivistes qui président aux recherches sur le mouvement corporel, et rappelle que l’une des formulations initiales du programme pour « la station physiologique» – en quelque sorte le programme inaugural du cinéma – était de « rechercher les meilleures conditions d’utilisation de la force musculaire des hommes et des animaux ». Christian Pociello résume ce programme sous le terme d’ “anthropotechnie”, principe de concevoir le corps comme un site d’entraînement à accomplir le plus efficacement possible des tâches précises et quantifiées.
Lu en ces termes, je dirai nus, le dessein est d’une extrême violence. Le programme inaugural du cinéma aurait pu être d’enregistrer la beauté des apparences, de rendre le monde plus joyeux ou de l’animer… mais pas du tout, le projet est strictement pratique et instrumental. Pourquoi ? Les dates l’indiquent immédiatement : la décennie 1870, c’est la guerre avec la Prusse, la défaite, l’écrasement de la Commune de Paris… En conséquence, l’énergie nationale et “les forces vives de la nation” (Etat, industrie…) se consacrent à préparer la prochaine guerre. Il s’agissait de mobiliser la science et les “forces de progrès” (rhétorique exemplaire de la IIIe République) pour gagner une guerre que chacun savait inéluctable et reconquérir l’Alsace et la Lorraine. Dans ce plan général d’intérêt national pour « l’éducation du citoyen soldat », deux points nous concernent : le premier est celui du vote de la loi sur l’obligation de la gymnastique, le second, celui d’accélérer l’investigation scientifique sur l’instrumentalisation du corps. Les termes mêmes des demandes de subventions de Marey en 1873 (utilisés pour le titre de ce séminaire à Lussas) s’inscrivent dans cette perspective : « Si l’on savait dans quelles conditions s’obtient le maximum de vitesse, de force ou de travail que peut fournir l’être vivant, cela mettrait fin à bien des tâtonnements regrettables ». (E.J. Marey, introduction à La machine animale, citée par Christian Pociello p. 60). Christian Pociello commente : « Marey montre clairement son adhésion à la physiologie positive de Comte, mais il révèle aussi, par avance, l’habileté dont il fera preuve, quelques années plus tard, lors du lancement du projet de Station physiologique, en axant les recherches de son nouveau laboratoire sur des thèmes utilitaristes susceptibles de mobiliser les autorités politiques. » En ce qui nous concerne, ce sont « les tâtonnements regrettables » qui vont nous occuper.
La perspective qui préside à l’existence même du dispositif logistique et technique qui permettra l’émergence du cinéma n’est donc pas la santé, la plénitude, encore moins la joie, mais « jusqu’où l’homme peut pousser ses limites physiques et ses latitudes physiologiques ». Voilà ce à quoi doit nous servir la chronophotographie comme instrument d’observation : à vérifier et dépasser les limites corporelles de l’homme. Ce sera le travail même de « la station physiologique » d’appliquer à l’homme les lois et les techniques de ce qui s’appelait la zootechnie – technique zoologique – qui achève d’une certaine façon, comme l’écrit Christian Pociello, « le processus d’assimilation de l’organisme animal à la machine ».
David Faroult va approfondir cette question dont on fait l’expérience au quotidien, en ce moment même, quand on allume les écrans de télévision, puisque c’est ce qui préside à l’idéologie des Jeux Olympiques. Dans le vocabulaire de l’époque, la définition de la zootechnie est claire et crue, c’est, je cite : « L’art de créer le pur-sang humain », titre d’un ouvrage de 1908 (cité par C. Pociello p. 46). Tous les termes sont on ne peut plus éloquents, « pur », « sang »… Le principe d’élaboration d’un corps instrumental est historiquement surdéterminé. L’épistémologue Georges Canguilhem en retrace l’histoire dans un livre intitulé Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie 6. Il constate, à propos de cette idée d’instrumentation qu’il date de 1650, « la prolifération de termes dérivés du mot « organe » dans toutes les langues latines, françaises et anglaises : organisation, organiser, organique, organisme ». Je cite encore Canguilhem : « Termes utilisés aussi bien par des philosophes comme Gassendi, Locke, Leibniz, Bossuet, que par des médecins comme D. Duncan ou G.E. Stahl — ce qui est donc l’indice d’un effort collectif d’élaboration d’une nouvelle conception de la vie », le corps vivant comme instrumenté et instrumental (Vrin, p. 127). Pour nous il importe de se mettre en tête que, si une conception du corps a un début, elle peut éventuellement avoir une fin. Mais nous sommes bien forcés de constater qu’actuellement nous restons plongés dans cette séquence historique de l’instrumentation du corps, son exploitation, et de réfléchir au rôle que jouent les technologies de la vision au cours de cette histoire.
Le cinéma émerge donc d’abord au titre d’un remarquable et très efficace dispositif dans l’histoire de l’instrumentalisation et de l’exploitation des forces humaines et animales. Il appartient à l’arsenal des disciplines de contrôle, militaires notamment. Ceci explique que les premiers corps, vus comme motif au cinéma sur les bandes produites à « la station physiologique », soient ceux de soldats réquisitionnés par Demenÿ et Marey à l’école de Joinville, dont quelques-uns seront les premiers héros anonymes.
De la même façon, si les premiers ralentis cinématographiques, oniriques et plastiques, sont d’abord ceux de vols de libellules et de mouches, ils sont accompagnés par l’étude des trajectoires d’obus, des balles de revolvers et de fusils, puis celle d’os qui explosent sous les impacts. C’est bien cela qu’il s’agit de mettre en perspective ici.
À l’orée de ce séminaire, nous allons voir ces images inaugurales programmatiques. Très vite, elles laisseront place ici à celles qui à l’inverse ont bénéficié d’assez peu de visibilité, aux images et aux œuvres qui se sont inscrites en faux contre les logiques d’asservissement, d’assujettissement et d’exploitation.
Pour présenter ces images, les mettre en perspective et les donner à discuter, j’ai avec moi David Faroult, Maître de conférences en études cinématographiques à l’université de Marne-la-Vallée, spécialiste du cinéma engagé et militant, qui a publié en 1998 avec Gérard Leblanc un livre intitulé Mai 68 ou le cinéma en suspens (Festival Résistances /Editions Syllepse, 1998). David Faroult a consacré une thèse remarquable à la comparaison entre le groupe Dziga Vertov et le groupe Cinéthique. Il introduira de façon approfondie le long métrage Bon pied, bon œil et toute sa tête, film par lequel je voulais absolument ouvrir ce séminaire parce qu’il offre une véritable plateforme de réflexions radicales sur le caractère politique de la maladie. Par ailleurs, en terme de proposition formelle, c’est un film comme on n’en voit plus aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il construit une argumentation extrêmement serrée, presque austère. Depuis l’époque de sa réalisation ce film a très peu circulé, et je pense que ce n’est pas par hasard.
Ensuite, nous accueillerons Sylvain George, philosophe de formation, homme de terrain engagé dans plusieurs collectifs et surtout, bien sûr, cinéaste et vidéaste. Il travaille sur le front des êtres les plus exploités, les plus démunis, sur lesquels retombe toute la violence de notre système économique et idéologique, les sans-papiers, et il a, pour ces rencontres de Lussas, préparé un film que nous allons découvrir.
Avec nous également, Lionel Soukaz, l’un des grands cinéastes qui a accompagné les luttes de la libération sexuelle, auteur d’une œuvre prolixe dans tous les formats, du Super 8, au 16 et 35mm, mais aussi aujourd’hui en vidéo. Il est pour moi un cinéaste fondamental, et on ne peut pas penser la représentation du corps sans passer par l’œuvre de Lionel Soukaz, tellement frontale à cet égard.
Je signale aussi les présences dans la salle de Waël Noureddine, cinéaste témoin des conflits militaires et politiques au Moyen-Orient, auquel nous devons le beau film de Slim Ben Chiekh qu’il a découvert en Tunisie, Aéroport Hammam-lif, et du cinéaste Yves-Marie Mahé dont nous verrons un échantillon de l’œuvre dans la séance consacrée à Lionel Soukaz et au travail sur le déchaînement pulsionnel du corps. Yves-Marie Mahé travaille surtout sur le recyclage, le « found footage » et le cinéma pornographique.
Ensemble, nous allons essayer de tracer quelques lignes à partir desquelles le cinéma a lutté et a œuvré contre ses propres déterminations historiques d’instrument de contrôle et d’exploitation.
1 – Origines du cinéma et domestication des corps
Nous allons découvrir deux séquences d’images : d’abord, des bandes chronophotographiques d’Etienne Jules Marey (La série de l’école de Joinville, de l’homme nu), ensuite quelques échantillons du travail spécifique de Lucien Bull sur le ralenti – iconographies athlétique, militaire et instrumentaliste.
– Projection –
Le CNRS audiovisuel a produit ce montage qui créée un effet de champ-contrechamp entre d’une part le revolver et de l’autre les os humains en train d’exploser, ce qui produit un effet narratif, mais évidemment très éloquent. Si on a le temps pendant le séminaire, je vous montrerai aussi quelques films, disons subversifs, de Georges Demenÿ, l’assistant gymnaste de Marey. En effet, presque en même temps que la recherche visuelle s’assujettit aux disciplines du contrôle et de l’instrumentalisation des corps humains et animaux, elle va produire immédiatement ses anticorps, si je puis dire, en la personne de Georges Demenÿ, qui se révolte contre son maître. Il faut lire sur ce point la passionnante monographie de Laurent Mannoni, Georges Demenÿ, pionnier du cinéma (édition Pagine, 1997). Les conflits s’intensifient, et Demenÿ « vole » une caméra de la station physiologique (mais il n’estime pas l’avoir volée, puisque c’est lui qui l’a construite) pour faire ses propres films. Demenÿ échappe à l’iconographie militaire à laquelle il est soumis en tant qu’exécutant et, en tant que réalisateur autonome, il s’attache à filmer des choses très différentes : de l’amour, de l’émotion et surtout il invente le hors-champ, des corps qui viennent jusqu’à nous, qui sont décalés, décadrés… Il invente, disons, l’autre partie du cinéma, dans une perspective qui n’en reste pas moins lucrative, puisque ce qui l’intéressait, c’était, grâce au cinéma, d’enregistrer les mouvements mais aussi les émotions des visages. Les images chronophotographiques et cinématographiques devaient pour lui se substituer à l’iconographie picturale ou gravée qui régnait jusqu’alors dans la représentation des émotions. Il avait le projet d’en faire commerce et voulait illustrer des traités qu’il puisse vendre ensuite aux artistes.
– Projection –
Voici donc ces images inaugurales qui participent de ce grand arsenal de disciplines qui appartiennent au biopolitique, c’est-à-dire à la façon dont une société, un mode de gouvernement (à ne pas confondre avec un gouvernement au sens politique, au sens factieux, aujourd’hui, on utiliserait plutôt le terme de gouvernance) se donne les moyens de contrôler, dresser et exploiter la vie de ses sujets, la vie de ses citoyens, dans toutes leurs dimensions : la natalité, la mortalité, le contrôle des mouvements de populations (on y reviendra bien sûr avec Sylvain George). Sur cette base factuelle historique, j’ai plaisir à laisser la parole à David Faroult qui va nous parler du groupe Cinéthique, et en particulier d’un essai très virulent, très radical dans tous les sens du mot, sur l’analyse et la contestation de ces logiques.
David Faroult : Je vais essayer de vous présenter Bon pied, bon œil et toute sa tête, un film réalisé par le groupe Cinéthique en 1979. Je commencerai par quelques mots sur le groupe lui-même, parce que son existence n’est peut-être pas familière à tous.
Ce groupe s’est constitué à la fin 1968, et apparaît publiquement au début de 1969, parmi quelques insatisfaits de l’éclectisme des États Généraux du cinéma (formés en mai 68). Ces États Généraux ont engendré des débats nombreux, houleux, et un petit groupe va s’en détacher pour fonder la revue Cinéthique – à écrire avec un « h » après le « t », jeu de mot entre « cinéma » et « éthique », mais aussi bien sûr avec la « cinétique » science qui étudie les mouvements. Cette polysémie du nom est signifiante puisqu’il s’agit de saisir le lien indissoluble entre éthique et cinéma, mais aussi avec la science du mouvement, mouvement dynamique mais également au sens métaphorique, une science de tous les mouvements politiques qui sont en train d’émerger après 68.
Le 20 janvier 1969 sort le premier numéro de la revue Cinéthique avec, entre autres noms, celui de Marcel Hanoun, cinéaste insatisfait du traitement (qu’il trouve insuffisant) de ses films dans les Cahiers du Cinéma. D’emblée, la revue veut réparer un tort : remplir cet espace laissé vide par les Cahiers du Cinéma ou d’autres revues, qui auraient dû parler davantage de Hanoun, de Pollet, etc. Très rapidement au bout de quelques numéros, Hanoun va quitter le comité de rédaction, et la revue sera animée par un tandem de théoriciens, Jean-Paul Fargier et Gérard Leblanc. Des années de 1969 à 1974, ceux-ci furent très redoutés et audacieux par leur radicalité et leurs prises de position très fermes dans les débats entre revues de cinéma, en particulier, et dans une émulation entre Cinéthique et Les Cahiers du Cinéma, qui viennent de prendre leur tournant gauchiste après 68. L’une et l’autre revue se revendiquent d’une orientation maoïste ou marxiste-léniniste, en tous cas, gravitent dans la sphère pro-chinoise maoïste, althussérienne, etc.
Très tôt pour Cinéthique, se pose la question de la défense et de la promotion des films minoritaires, radicaux. Pour ces films que très peu de gens ont la possibilité de voir, la revue décide de prendre également en charge des tâches de diffusion, en facilitant la circulation des films qu’elle a envie de défendre. De ce fait, dès 1969 – début 1970, Cinéthique devient simultanément une revue et un collectif de diffusion. Assez rapidement, l’élévation de leur exigence théorique à l’égard des films les conduit à réaliser eux-mêmes certains films, conformes à cette exigence esthétique et politique qu’ils veulent mettre en œuvre. Ainsi, à partir des années 1973, Cinéthique va également devenir un collectif de réalisation de films. Cinéthique sera donc à la fois revue, collectif théorique, collectif de diffusion et de réalisation de films.
Pour donner une idée de sa place dans le paysage intellectuel remarquons qu’en 1971, Cinéthique tire à 5000 exemplaires, avec comme sous-titre : Contribution à une politique culturelle marxiste-léniniste. Retenons que cette revue a existé jusqu’en octobre 1985 et un numéro 37, longévité exceptionnelle pour un collectif de cinéma militant.
Les années de 1975 à 1982 sont une période où sont réalisés sept films. Deux peuvent être considérés comme perdus, Même combat (1975), et Étudier, produire, combattre (1977). Ceux qui ont été conservés sont maintenant, je crois, tous déposés à la Cinémathèque française. Tous les films sont signés du groupe Cinéthique, mais pour chacun d’entre eux, un ou plusieurs membres étaient responsables de leur réalisation devant le groupe. Pour le premier film, Quand on aime la vie, on va au cinéma, c’était Gérard Leblanc et Jean-Paul Fargier, le duo théorique. En 1975, Vive la lutte des peuples de Guinée Cap-Vert, impérialistes dehors !, est un film de Tobias Engel sur les luttes de libération de Guinée Cap-Vert, autour d’Amilcar Cabral. En 1977, Étudier, produire, combattre, concernait les luttes de libération du Mozambique. En 1979, le film Bon pied, bon œil et toute sa tête est réalisé principalement par Gérard Leblanc, et Tout un programme par Michel Bohin et Alain Léger. Ce dernier était un film sur le programme nucléaire de l’impérialisme français, une saisie des enjeux du nucléaire depuis une sorte de propédeutique à la physique nucléaire jusqu’aux enjeux géopolitiques et économiques de l’industrie du nucléaire dans le monde, et la place de la France dans cette industrie. Un exposé didactique, extrêmement fouillé sur tous les aspects concernant le nucléaire. Quant au dernier film, il s’agit D’un bout à l’autre de la chaîne, réalisé par Nicolas Stern et Frédéric Serror et consacré au traitement par les médias du dixième anniversaire de mai 68, en mai 1978 7.
Pour le groupe Cinéthique, le film doit produire le résultat d’une « analyse concrète d’une situation concrète ». Je reviens sur cette formule célèbre de Lénine : « L’âme vivante du marxisme, c’est l’analyse concrète d’une situation concrète ». L’enquête active part du postulat que l’observation supposée neutre, le point de vue contemplatif, l’approche descriptive ne sont d’aucun secours pour qui a l’ambition de transformer la réalité. Et donc l’enquête active, c’est celle de laquelle on apprend l’état d’une situation, dans et par son activité, pour chercher à transformer la réalité. Ce que l’on connaît de la réalité concrète, on l’apprend dans une action concrète pour changer cette réalité concrète. L’idée est bien de partir d’une pratique, d’avoir un temps théorique de recul, de synthèse dialectique des expériences du premier moment pratique pour revenir à une pratique, mais transformée par les leçons du moment théorique. Ce point me paraît assez important pour saisir comment les films de Cinéthique sont réalisés, dont Bon pied, bon œil et toute sa tête, film réalisé en liaison avec le Comité de Lutte des Handicapés, dont l’orientation était plutôt sous influences libertaires. Ce qui paraît étonnant, dans ce climat d’antagonismes des années 1970 au sein des groupes militants.
Beaucoup de groupes de cinéma militant cherchaient à mener principalement un travail de contre-information sur les luttes, partant du principe que les médias taisaient ou occultaient des luttes qui apportaient des leçons nécessaires, il fallait donc les montrer, leur donner une visibilité. Cinéthique était dans une approche tout à fait différente. Celle-ci consistait à faire l’analyse concrète d’une situation concrète autour d’une question particulière, autour d’un enjeu de lutte particulier, et de présenter dans le film la synthèse, le résultat de cette analyse concrète. L’idée étant que le film lui-même était un moment de la lutte dans laquelle il veut intervenir. Si on prend le cas de la lutte des handicapés, le film Bon pied, bon œil et toute sa tête doit constituer lui-même, en tant que film, un moment de cette lutte, un moment de systématisation théorique et un moment de la propagande active de ce groupe.
Je veux juste pointer quelques aspects du film. D’abord, en cherchant à constituer un moment de cette lutte des handicapés, Bon pied, bon œil et toute sa tête ne va refléter que secondairement cette lutte, l’enjeu étant de montrer principalement que le handicap n’est pas un obstacle à l’activité politique. Il y a une séquence dans le film où le Comité de Lutte des Handicapés envahit la pelouse d’un hippodrome pour empêcher un tiercé. Il ne s’agit pas de fétichiser ce moment comme une action inaccessible pour le spectateur, mais de montrer que le handicap n’induit pas la passivité politique, et de profiter aussi de cette occasion pour montrer combien l’interruption de ce tiercé provoque l’embarras des commentateurs radiophoniques qui se réfugient immédiatement et spontanément dans un discours préexistant, un discours de compassion, qui a été préalablement détruit par le film. Quasiment tous les films de Cinéthique procèdent de cette façon – de ce point de vue, ils sont assez proches de Pravda du groupe Dziga Vertov fondé par Jean-Luc Godard après mai 68. C’est qu’il s’agit, couche par couche, d’une destruction de plusieurs discours idéologiques sur la question que le film essaye d’aborder. Il y a donc, en même temps qu’est présenté le produit d’une synthèse sur la question, toute une démarche de mise en forme didactique, pédagogique sur la question. Il s’agit bien de films – et à aucun moment les films de Cinéthique ne s’en cachent – qui ont une volonté didactique. Ce sont des films qui cherchent à instaurer avec le spectateur une relation « de travail et de lutte », c’est-à-dire à avoir une utilité pour une pratique à venir. À aucun moment il ne s’agit de divertir le spectateur. Il n’est pas question de satisfaire les besoins de détente et de divertissement du spectateur qui sont des besoins engendrés par l’organisation de la société qui distingue et divise le temps de travail du temps de loisir, et les oppose.
Il est également nécessaire de noter l’interaction de la revue avec les films réalisés par le collectif Cinéthique, et singulièrement pour Bon pied, bon œil et toute sa tête, un numéro entier accompagne le film, c’est le n°25-26 qui s’appelle : Handicap, détruire, réparer ou remettre au travail.
Vous verrez donc que l’un des enjeux du film est la destruction du discours compassionnel sur les handicapés. Et, juste à titre de liaison ou d’intertextualité, je voudrais vous indiquer que l’efficience aujourd’hui de la destruction de ce discours compassionnel, c’est peut-être de nous aider à nous extraire de l’idéologie victimaire qui en est la forme actuelle. À ce propos, je voudrais vous renvoyer au livre de Alain Badiou, L’Éthique, qui justement détruit cette idéologie victimaire en posant la question de savoir comment on doit aborder l’homme comme animal vivant. Je pense qu’il y a une solidarité profonde entre la critique du discours de l’idéologie compassionnelle et la critique de l’idéologie victimaire par Badiou dans L’Éthique 8.
Je tenais à insister sur la liaison politique de Cinéthique et du Comité de Lutte des Handicapés et pour certaines séquences, avec le groupe Information Asile, un groupe proche de Gilles Deleuze et de Félix Guattari et des courants anti-psychiatriques. Je voulais vous signaler le caractère international de ce type d’expérience et mentionner le livre du SPK, Faire de la maladie une arme 9. Le SPK, collectif de patients socialistes au sein des hôpitaux psychiatriques à Heidelberg, a théorisé l’idée que l’on pouvait faire de la maladie une arme puisque la maladie déjoue ce que le capitalisme veut faire de nos corps – à savoir les réduire à une force de travail, à une capacité productive – d’où le sous-titre de ce numéro de Cinéthique : Détruire, réparer, remettre au travail. L’idée, c’est que face à tout ce qui peut nous arriver, la priorité de la médecine, en tant que maillon de la réparation de la force de travail est juste de nous remettre en état de travailler, ce n’est pas de nous guérir.
Pour des raisons économiques, le film a été tourné, puisque tous les films de Cinéthique sont autofinancés, en super 8 inversible, un format extrêmement fragile. Ensuite, il a été gonflé en 16mm pour pouvoir être diffusé facilement avec les équipements répandus dans les cinéclubs.
– Projection –
Dans la salle : On sait que les principales souffrances du corps, dans le monde qui est le nôtre, sont les troubles musculo-squelettiques, et de voir ce film, m’a déclenché des crispations… le corps ressent le film.
Dans la salle : Ce film de 1978 date un peu, au niveau psychiatrique…
David Faroult : Je ne sais pas ce que vous mettez derrière cette idée que « cela date un peu », oui et non. Oui, dans le sens où factuellement ou juridiquement, il y a des points qui dans le détail ont évolué, c’est-à-dire que maintenant on ne parle plus de « placement d’office » mais « d’hospitalisation à la demande d’un tiers »… Mais c’est un peu la même pratique, même si le nom a changé…
Dans la salle : Non ! Mais quand on travaille dans le milieu, trente ans se sont écoulés quand même. Je ne dis pas que c’est mieux ou pire. Pourrait-on actuellement passer un film comme cela… Je n’ai pas la réponse… Une chose est certaine, il me semble que la nature du discours risquerait de ne plus convaincre, peut-être est-il un peu trop catégorique… Je ne parle pas du contenu, j’aurais tendance à dire qu’on retrouve quand même les grands fléaux dans notre société contemporaine mais ils ont pris une forme différente. Aussi ne faudrait-il pas travailler sur une forme différente, car il me semble qu’elle peut entraver notre compréhension. Des progrès ont été réalisés et je me dis qu’utiliser un tel discours aujourd’hui, risque d’occasionner un retour de bâton pour celui qui voudrait provoquer les mêmes effets que l’auteur du film…
Nicole Brenez : Je pense exactement le contraire… Montrer ce film à des cinéphiles pointus (des cinéastes, des producteurs, des diffuseurs, comme c’est le cas à Lussas) est très important pour une raison formelle justement, la forme d’exposition du discours. Il me semble qu’il existe aujourd’hui, dans le champ du documentaire d’auteur, une sorte de nappe dominante, celle de la description, de la contemplation. Ceci est très positif et participe d’une liberté de regards, d’une attention accueillante au monde, etc. Cela produit vraiment des chefs-d’œuvre, des fresques magistrales comme celles de Wang Bing 10. Mais du fait de la disparition générale de la voix off, des effets d’affirmation, les pamphlets extrêmement activistes, comme ceux de Cinéthique (peut-être les plus austères de tous) ont disparu. Il me semble plutôt salubre de revoir ce genre de films parce qu’ils appartiennent à un pan de l’histoire des formes oubliées, négligées. Non pas du tout pour qu’ils soient à nouveau réactivés, imités, repris, mais d’une part, ils n’ont pas été vus depuis longtemps, et d’autre part, ils proposent des formes de rééquilibrage entre contemplation et démonstration à retrouver. J’en parlais, il n’y a pas très longtemps, avec Dominique Cabrera (qui, pour moi, est une grande documentariste contemporaine), à la suite de la projection de son très beau film, Une poste à la Courneuve. Elle confie la critique et la description de certains phénomènes sociaux simplement à l’enregistrement et au montage de corps dans le champ, sans position de surplomb, sans voix off… Je lui disais que c’était une forme d’écriture absolument inventive, avec une grande portée au moment de son apparition dans les années 1990, mais maintenant, c’est peut-être le moment, sans pour autant abandonner les formes dominantes du documentaire d’auteur actuelles, de se rappeler aussi de ces formes extrêmement polémiques et argumentaires, parfois même scolaires et didactiques. Je pense en particulier au premier film de Cinéthique, Quand on aime la vie, on va au cinéma… Ce film est terrible… avec la répétition par deux fois de toutes les affirmations pour qu’on puisse prendre des notes ! Ce n’est pas pour dire qu’il faut refaire cela, mais il faut remettre en circulation ces ouvrages pour prendre en compte l’effet produit.
D. F. : Je voudrais juste faire quelques remarques sur ces problèmes de forme. Premièrement, je n’ai pas vécu 68, je suis né après, et je vais mettre plusieurs casquettes. En temps que spectateur de ce film, dans sa forme actuelle, telle qu’on l’a vu ici, il produit un effet, à mes yeux, massif. Il réforme notre regard sur les handicapés et c’est, je pense, l’objectif principal du film. En ce qui me concerne, de ce point de vue-là, le contrat est rempli. Ensuite, en tant que réalisateur, parce qu’il m’arrive de temps en temps de faire des films, je trouve que c’est un film qui a un effet désinhibant parce qu’il se tient justement à l’écart des pratiques qui dominent dans le cinéma militant, le documentaire et le cinéma en général. Il est important de se dire que l’on n’est pas tenu par une position d’artiste, de cinéaste ou d’une certaine extériorité construite idéologiquement, à s’en tenir à un certain diagnostic des faits et à ne pas devoir donner de réponse. Au contraire, ce film a l’audace de proposer des réponses. Que cette proposition de réponse soit ressentie comme une violence, je pense que c’est plus le signe d’une époque qui ne veut pas que l’on propose des réponses et qui, à travers ce refus, veut perpétuer l’état actuel des choses indéfiniment.
N. B. : Je comprends l’effet dogmatique ressenti qui était le vôtre, parce que vous appartenez à une génération qui a beaucoup affirmée, beaucoup contestée, mais je pense qu’aujourd’hui, c’est extrêmement salubre pour de jeunes cinéphiles.
Dans la salle : En fait, il s’agit d’un discours par moments très maoïste, que j’assimile à un certain courant de pensées actuelles à qui on reproche de ne pas proposer de solutions concrètes et adaptées. En réalité, tous les piliers de ce film me semblent justes, c’est même étonnant de voir qu’on a encore les mêmes problèmes. Mais la réponse est beaucoup plus complexe actuellement que ce que laisse croire ce discours. Cela ne veut pas dire que les éléments du discours ne sont pas les mêmes aujourd’hui dans la forme et même dans les facteurs à mettre en jeu.
N. B. : Depuis ces films, on a vu d’autres types de discours, d’analyses ou de comptes-rendus du monde. Mais on voit bien à quel point la contemplation cultive, favorise, encourage des positions passives, d’émerveillement, de perpétuation. Elle renvoie toujours les effets de la critique, d’une part, à la subjectivité, à l’émotion du spectateur, et d’autre part, l’action qui éventuellement peut s’en dégager, à l’initiative individuelle, singulière de chacun. On voit bien comment s’est passé le retour de bâton de mai 68, et comment cela arrange l’état idéologique des choses. D’où cette proposition de revisiter ces films pour peut-être rééquilibrer, déplacer, hybrider les positions.
Dans la salle : Pour enchaîner sur ce que disait la spectatrice précédente, je trouve que dans ce film, le fond et la forme se tiennent. Il est normalement daté, en trente ans, tout bouge. Pour prendre l’exemple des médicaments, on confond les médicaments de confort de la petite dépression avec la chimie de la psychiatrie, et c’est normal. L’ouverture pour moi, c’est que je vais aller explorer les groupes politisés de handicapés. Je ne crois pas qu’il y en ait beaucoup. Je connais des associations de famille, ANAPEI par exemple (Association des Amis et Parents d’Enfants Inadaptés), mais concernant des actions sur le terrain, comme dans le film c’est un domaine inconnu.
N. B. : Du point de vue des images, comment entend-on parler du handicap dans l’espace public, aujourd’hui ? À la télévision, de pseudo vedettes des médias parrainent des associations auxquelles on demande d’envoyer de l’argent, c’est la seule forme d’apparition de masse où il est question du handicap, c’est grotesque et honteux. De fait, il y a une dépolitisation des mouvements. Ce film avait pour but de politiser une question qui depuis s’est re-dépolitisée, voir le film est une manière de la réactiver.
D. F. : Ce qui me frappe, à l’inverse de ce sentiment de vieillissement du film, c’est que ce qui était déjà perceptible en 1978 est toujours d’actualité, notamment le fait que la réponse de la psychiatrie est massivement pharmacologique, ce qui est encore plus vrai maintenant qu’il y a trente ans. Évidemment, en disant cela, le film ne prétend pas qu’il faut immédiatement supprimer tous les médicaments. Mais cette tendance du tout pharmacologique dans la psychiatrie s’est largement renforcée depuis trente ans, où ce qui existait encore d’inspiration psychanalytique dans la psychiatrie française a été littéralement liquidé au profit du comportementalisme. Je crois que les choses se sont radicalisées et ce que je trouve frappant, c’est l’actualité du constat de 1978.
N. B. : Pour prolonger ce que vous disiez, ce film me semble assez exemplaire dans son dogmatisme même et dans son pouvoir polémique, en ce qu’il restitue des logiques et cherche à ne plus diviser les fronts de combat, entre ouvriers et malades par exemple. C’est la constitution d’un lien très précis, très argumenté, parfois chiffré, au contraire de toutes les logiques de division entre luttes, fronts, castes auxquels on assiste journellement dans le quadrillage contemporain des thématiques sociales. C’est en ce sens aussi que ce film me paraît en avance sur beaucoup de films qui se produisent aujourd’hui, en dépit des phénomènes datés. C’est en quelque sorte la pointe avancée d’une formidable nappe de réflexions qui s’est produite autour de Tel Quel, autour de Foucault, de Deleuze… Ce film est un peu le symptôme d’une époque d’immenses questionnements dont, là encore, la génération actuelle est complètement privée, et pour des gens jeunes d’aujourd’hui, il est presque exotique d’entendre ces discours.
Dans la salle : Je voudrais savoir quelle était la place du Comité de Lutte des Handicapés dans l’élaboration du film ? Comment a-t-il travaillé avec les réalisateurs ? Sa place dans l’écriture, dans le tournage ? Est-ce que le film a été fait avec eux ? Comment ?
D. F. : La place du Comité des Handicapés était prépondérante, l’idée était que le film puisse être aussi leur film. Du reste, plusieurs des voix qu’on entend sont celles de militants du Comité de Lutte des Handicapés. Ils ont pris part à la fabrication et aussi à la préparation du film, c’est-à-dire à l’élaboration du discours que tient le film, la construction des différents chapitres qu’il fallait aborder, etc. Quand je parlais de liaison politique avec le Comité de Lutte des Handicapés, c’était que le film part d’eux et devait servir à accompagner leur pratique politique. Il s’agissait de faire un film qu’ils puissent s’approprier. Cela indique le degré d’étroitesse de la relation du collectif avec eux. Cette relation ne s’est pas établie seulement avec le Comité des Handicapés, mais aussi avec le groupe des psychiatrisés du Groupe Information Asile, qui publiait Le Psychiatrisé en lutte 11. Grâce à ces liaisons, il y a eu quelques plans tournés à l’intérieur de l’hôpital psychiatrique sans autorisation, et même sans qu’il y ait eu de demande d’autorisation. Ce qui a rendu possible le tournage de ces plans, outre l’aspect technique secondaire du tournage en super 8, c’est la présence d’un infirmier, sympathisant d’information Asile, qui a accepté, non seulement de tourner les plans à l’intérieur de l’hôpital, mais de montrer ensuite le film fini aux psychiatrisés. C’est-à-dire que la liaison politique a servi le film en amont dans sa préparation, sa conception, etc., mais aussi en retour, au moment de la diffusion. En quelque sorte, c’est le film qui est appelé par la pratique politique de ces lieux.
N. B. : Je voudrais élargir le débat, en répondant à la même question. C’était une époque, me semble-t-il, où les professions, les groupes en lutte avaient presque pour réflexe de prendre une caméra super 8 et de documenter, d’interroger et d’analyser les causes de leurs luttes, et pas seulement les formes de manifestations, comme c’est le cas aujourd’hui dans les films militants. J’ai hésité à vous monter des extraits d’un film de la même époque très intéressant et très complémentaire. Il s’intitule Une matinée à Janet II et a été réalisé en Super 8 par les infirmières d’un centre de gérontologie. Il avait pour but de montrer la dureté de leur travail quotidien auprès de ces corps épuisés 12. Une partie de l’énergie de Bon pied, bon œil vient aussi de ce que, pour les groupes en lutte de cette époque, les images étaient capables d’être investies d’une responsabilité très grande, ce qui n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui.
D. F. : Pour insister sur ce point, il s’agissait que le film soit le film des Handicapés en Lutte, et donc de le réaliser dans une démarche de liaison. Le groupe Cinéthique et Gérard Leblanc étaient les instruments cinématographiques et politiques d’un dialogue, pour faire le film ensemble.
Dans la salle : Une remarque sur la station physiologique du Parc des Princes… Je voudrais dire que l’accent mis sur l’armée me semble tout à fait excessif, du fait que Marey, dans les années 1870, a essayé de faire financer son laboratoire (un laboratoire du Collège de France) par l’armée qui n’a pas voulu. C’est seulement en 1880, qu’un courant très spécifique, le positivisme (dans lequel on retrouvait Gambetta, Ferry, Paul Bert) a soutenu l’idéal gymnastique comme l’idéal d’un corps qui se perfectionnerait, et au-delà, perfectionnerait la race humaine, en l’intégrant d’ailleurs de plein droit dans le règne animal… Ceci est un peu en contradiction avec vos propos. Cet idéal positiviste, qui s’exprime d’ailleurs dans le Bulletin de la société de gymnastique, a créé pour soutenir la formation des instituteurs notamment, le Bulletin d’anthropotechnie. L’anthropotechnie vise à améliorer la race humaine par l’exercice physique, et par ce que Demenÿ appelle : « L’idéal de la science du mouvement ». Cette notion-là est beaucoup plus importante dans la structuration de la station du Parc des Princes que le monde militaire. Il peut y avoir une ambiguïté du fait qu’on a utilisé des athlètes de l’école de Joinville, des militaires donc. Mais, il ne faut pas en déduire pour autant que l’affaire est circonscrite et définie par les enjeux militaires, au contraire Demenÿ lutte contre cette position.
Il est important de signaler que si cela s’est développé, si cela a été financé et si Demenÿ a été salarié, c’est parce que la Ville de Paris a payé son salaire, financé le terrain (ce que personne d’autres ne faisait) et que l’Instruction Publique a accepté que le Collège de France soit le destinataire de cette institution nouvelle. La Ville de Paris a donc joué un rôle très important dans cette histoire pour des raisons fondamentalement politiques, qui sont celles d’une nouvelle forme de citoyenneté, qui passe par un corps pouvant, grâce à la science du mouvement, se développer d’une certaine manière à l’infini, parfois exprimée dans des termes presque de science-fiction.
Je crois qu’il ne faut pas, de ce point de vue, trop mélanger l’enjeu militaire – que représente effectivement l’idée d’une revanche – avec celui de la science du mouvement, qui est d’instaurer un nouvel être humain par la gymnastique dans un idéal de perfection. Je souhaitais apporter cette précision parce que cela risque ensuite d’être utilisé d’un point de vue téléonomique, à partir duquel le cinéma deviendrait l’instrument de ce que vous avez dit… ce que je crois profondément inexact en termes de connaissances empiriques de cet enjeu-là.
N. B. : Je vous remercie de cette précision, mais je voudrais quand même dire que ces quelques images que j’ai pu apporter et projeter sont justement des éléments qui n’ont pas pu être portés sur la place publique. L’invention du cinéma est une immense chose collective dont il s’agissait d’éclairer quelques points restés un peu dans l’obscurité, et il n’y a jamais de hasard. On entend beaucoup discuter de Marey scientifique, Marey artiste, Marey contre les lumiéristes… et on avait laissé cet ensemble de données tout à fait refoulées, ce qui me paraît aujourd’hui une sorte de lignée figurative du cinéma qu’il faut réactiver pour mieux comprendre ce qui concerne les représentations collectives du corps.
D. F. : Il me paraît clair que ce point-là a été effectivement occulté et qu’il s’agit de le ré-interroger, en tout cas, de manifester son existence. Je pense qu’un autre aspect dont on a un peu moins parlé, mais qui est largement abordé dans le film de Cinéthique, est celui de la rationalisation de la force de travail. Dans les histoires du cinéma telles qu’elles nous sont traditionnellement racontées, on ne comprend pas pourquoi à ce moment-là, c’est une préoccupation de faire, non pas la synthèse, mais l’analyse du mouvement : de la marche du cheval, des mouvements humains, etc. Singulièrement, le cinéma sera un des instruments utilisé par Ford et les Tayloristes pour étudier, analyser les gestes productifs et les rationaliser davantage. Il y a donc une filiation entre l’invention du cinéma et ses usages professionnels. Je signale juste l’ouvrage de Anson Rabinbaeh, Le Moteur humain : l’énergie, la fatigue et les origines de la modernité qui retrace toute cette histoire et qui accidentellement approche des prémices de l’invention du cinéma, parce qu’elle fait partie de cette problématique 13.
N. B. : Au-delà des images de la « Station », à usage purement scientifique, il ne faut pas oublier les toutes premières bandes filmiques qui, elles, étaient destinées à un public, les images d’Edison de 1894. Ce sont les gestes du forgeron qui sont enregistrés. Cela participe de l’investigation générale du cinéma sur les gestes du travail, et souvent ce qu’on en a fait, c’est-à-dire leur rationalisation.
2 – Pour une ethnologie des déportés économiques
Débat avec Sylvain George et Olivier Dury, après la projection de No Border, de Aspettavo che scendesse la sera et de Mirages.
Nicole Brenez : Merci infiniment aux cinéastes pour ces films, pour ce dont ils témoignent, du courage qui leur a fallu pour les faire, de l’honneur de ce vieux pays raciste qu’ils sauvent, pays où les gouvernants plagient Hegel sans le dire pour exclure l’Afrique de l’histoire et se glorifier des pires choses que la France ait jamais faite, je fais bien sûr ici allusion au discours de Dakar. Ce sont des images extrêmement fortes, impressionnantes et c’est un privilège d’avoir les cinéastes avec nous. Ma première question sera pour vous demander à quoi servent des images dans cette situation, quelles sont les puissances et les limites de l’image cinématographique, à quoi sert-il de représenter ces conditions, ces statuts, ces gestes, ce que j’ai appelé par ailleurs l’ethnologie de l’oppression ?
Olivier Dury : C’est une question compliquée… Je ne sais pas si la question est spécifique aux sujets comme ceux-là, ou si le cinéma n’est pas là pour essayer de faire passer des choses qu’on ne voit pas d’habitude ou qu’on n’arrive pas à voir.
N. B. : Alors, peut-on partir d’une motivation personnelle, comment cela a-t-il commencé pour vous, comment vous êtes-vous lancé sur cette route ?
O. D. : Il y a une dizaine d’année, j’étais en voyage au Niger, et je me suis retrouvé en pleine nuit en face d’un véhicule qui transportait des hommes comme ceux du film. Ce fut un moment assez fort, moi sur le sable et eux dans leur véhicule, en train de nous regarder assez fixement. Ils étaient aussi surpris que moi. Cela m’a beaucoup touché et cette image ne partait pas, elle revenait, je pensais toujours à ces gens, même si nous n’avons pas échangé un seul mot, seulement bonjour et bonsoir. Cela a duré quatre, cinq ans avant que je me dise qu’il fallait que j’en fasse quelque chose et que je parte à leur « recherche ».
N. B. : Ensuite, pour faire partie de ce convoi, comment cela s’est-il passé ?
O. D. : Toujours clandestinement… Les gens qui organisent les trafics (au Niger, à partir d’Agadès) sont assez peu sympathiques. Dès le départ, j’ai décidé qu’il ne fallait absolument pas que j’ai affaire avec eux. De ce fait, j’ai organisé le tournage avec des chauffeurs que je connaissais ou d’anciens chauffeurs, qui m’ont permis de contourner le départ, de rejoindre le convoi plus tard. C’est l’une des raisons pour laquelle dans le film il n’y a pas vraiment d’images du départ d’Agadès, car dans ces conditions, je pouvais difficilement tourner.
N. B. : Je pose la même question pratique à Sylvain George. Ce que vous filmez de ces personnes, on ne l’a jamais vu. Et l’une d’entre elles s’adresse directement à nous, comme les protagonistes à la fin de Mirages qui nous interpellent directement. C’est un geste absolument incroyable, et on voit bien que vous êtes le vecteur de cette interpellation, de cette protestation. Comment a-t-il été possible d’obtenir cette confiance, par exemple, cette personne qui dit : « Je donne mon image pour la première fois » ? On sent que cela le met en danger.
Sylvain George : Je me suis rendu dans la ville de Calais pendant presque une année, et certaines personnes ont appris un peu à me connaître, même s’il y a énormément de « turn over », si je puis m’exprimer ainsi… Mais, je suis arrivé quand même à rencontrer des gens avec qui j’ai passé beaucoup de temps, car pour moi le cinéma n’est pas une fin en soi. Le but n’est pas de faire du cinéma pour faire du cinéma, je suis très clair là-dessus. Pour moi, la caméra est un médium qui me permet de rentrer en contact avec d’autres réalités et en même temps avec la mienne. Il n’est pas question d’obtenir une image à tout prix dans un temps imparti, image qui serait soumise à des critères de rentabilité. En réalité, ce film, sur lequel je travaille depuis deux ans et demi, en termes de critères classiques d’économie du cinéma, est un pur suicide. Mais j’ai pris deux ou trois dispositions pour pouvoir le faire comme j’en avais envie, en y passant le temps que je voulais.
À ces personnes rencontrées, j’explique très clairement ce que je suis en train de faire. Je leur dis que je fais un film sur les politiques migratoires en Europe et que la question de l’immigration n’est pas uniquement une question d’immigrés. Pas question d’épouser le point de vue du pouvoir dominant et de l’ordre établi en disant qu’il y a les Français d’un côté et les immigrés de l’autre. Il n’y a pas de hasard, ma famille est traversée par l’émigration, et ce qui m’intéresse ce sont ces politiques construites et mises en place aujourd’hui qui aboutissent à ces résultats-là. J’essaye donc de montrer dans la suite du film les convergences entre des situations de migrants sans papiers et de français, pris dans des logiques similaires de précarité, de stigmatisation, de discrimination, de guerre de classes. Je travaille sur ces politiques discriminantes qui mènent à une guerre sociale. D’une certaine façon, je travaille sur le sous-prolétariat, mais le sous-sous-prolétariat cela va des migrants illégaux sans papiers ou autres (l’immigration aujourd’hui, c’est la fabrication d’une classe dangereuse comme les jeunes des cités, les délinquants dits sexuels, pour lesquels a été mise en place une nouvelle justice tout à fait inédite, considérant qu’on peut les juger sur ce qu’ils pourraient faire), des chômeurs (un chômeur, maintenant en France, n’est pas quelqu’un qui n’a plus d’emploi, mais qui est inapte au travail).
N. B. : Ces films me semblent très complémentaires, ils sont l’équivalent de ce que René Vautier pouvait faire en Afrique dans les années 1960, sauf que ce sont des cinéastes solitaires. J’y insiste, parce qu’en écoutant Sylvain à l’instant, je me disais qu’une des grandes différences avec le cinéma militant des années 1960/1970, c’est que ce cinéma est le fait de jeunes gens résolument solitaires, qui de leur propre initiative, parfois adossés à quasiment rien, vont faire ce travail hors de toute institution, hors de tout parti, seulement liés parfois à des associations, dans de conditions matérielles périlleuses.
Il est question, dans ces cas extrêmement brûlants (le terme de « brûler », d’ailleurs, est revenu de façon significative à la fois, dans le film de Slim Ben Chiekh, dans les discours et les gestes des personnes filmées par Sylvain George, ainsi que dans Mirages, où ce sont le soleil, le vent et le sable qui brûlent), d’une ethnologie de la déportation économique.
La citation qui ouvre les premiers fragments des films de Sylvain, Figures de guerre – est un renvoi à Walter Benjamin, mais je pense aussi à Giorgio Agamben, à son texte Homo Sacer 14 qui développe la question de la « vie nue », c’est-à-dire de ce corps qu’une communauté peut sacrifier sans aucun dommage pour elle, ce corps qui est un pur objet de non droit — cette citation nous pose vraiment la question à nu, à cru et dans l’urgence.
Cette urgence est massive et nous concerne au premier chef, parce qu’on vit dans un régime qui se sert d’une “ethnologie du cliché” à partir de laquelle une idéologie peut se propager, persister, donc faire l’objet d’une adhésion populaire. Ces films-ci nous ramènent les images dont on a besoin, et Sylvain, je pense, les a très bien cadrées théoriquement pour analyser cette violence, la montrer très concrètement en y insistant. C’est ce qu’apporte aussi le principe stylistique de la sérialité dans le montage de Sylvain (je ne sais pas si le montage va rester tel quel dans la version finale, mais c’est un peu une caractéristique de son style qui, par ailleurs, est aussi inspiré de l’esthétique de Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi). Parfois, on se trouve face à des images sur lesquelles il faut revenir, parce qu’une telle entreprise de cinéma possède une puissance critique et analytique, et simultanément, ce cinéma nous touche aussi par ce qu’il peut avoir de sensible, de plastique. Cette insistance quasiment motivique, au sens musical du terme – très sériel dans le cas de Sylvain George, participe d’une entreprise critique. Il est question absolument du corps, du corps le plus fragile, le plus démuni, le plus oppressé par un système qui est à la fois idéologique, économique, logistique, policier, militaire, et dont ces films nous rendent compte. Je crois que l’on ne peut pas être plus au cœur de la question du corps, aujourd’hui.
S. G. : Dans le projet, j’avais envisagé différentes entrées : il y avait la question des lieux et des espaces, la question des récits, et aussi le point du vue du corps comme lieu de violences qu’une société peut produire envers les individus. Ensuite, quand Nicole Brenez m’a proposé de présenter quelques fragments tenant compte de la problématique de la programmation, j’ai un peu sélectionné des fragments qui me semblaient travailler cette question-là. Par exemple : dans ce parc où des gens sont raflés, à un moment donné, je me trouve face à de jeunes Ethiopiens qui entonnent des chants religieux. J’étais là, complètement « illuminé », c’était incroyable, ils avaient une telle beauté sur leur visage, pour moi c’était des corps rayonnants presque divins.
N. Brenez : Ce que l’on appelle, en iconographie, des corps transfigurés.
S. G. : Oui. Par exemple, la séquence des « burning fingers », pour moi c’est le corps incendié. Avec la séquence de la baignade, c’était montrer comment des corps martyrisés, peuvent être aussi extrêmement beaux, sensuels. C’est montrer ce qu’ils sont réellement.
N. B. : Ce dont il s’agit, ce sont des images qui correspondent à l’effectuation de ce que Foucault appelle la biopolitique, c’est-à-dire la façon dont le corps est éminemment politique, et ici, affecté par des conditions qui lui échappent et qui lui sont imposées.
D. Faroult : Il y a, depuis quelques années, une mode de questionnements autour du corps et notamment une tendance à fétichiser les représentations du corps au théâtre et au cinéma d’une façon qui, d’une part, veut autonomiser la question du corps et à travers cette autonomisation, reconduire la vieille idée du dualisme entre corps et esprit, idée dont on croyait être un peu débarrassé depuis quelques acquis de Lacan et de bien d’autres. D’autre part, à travers la fétichisation des corps, très souvent, ce qui est fétichisé c’est le corps de la victime ou le corps en tant qu’il peut subir, en tant qu’il peut être victime, ce que j’ai très rapidement évoqué comme étant l’idéologie victimaire.
Dans la salle : J’avais une question sur la visibilité ou l’invisibilité, en particulier pour les sans-papiers, les personnes migrantes. C’est une nécessité de rendre cette lutte-là et cette oppression visible. Mais c’est aussi un danger de montrer leurs visages et de montrer des pratiques de déplacement et de migration comme celles filmées en Tunisie. Cette question, je me la pose en temps que personne amatrice de documentaires, mais aussi en tant que militante. Cette question-là, est-ce que vous vous l’êtes posée personnellement, et l’avez-vous posée aux gens que vous avez filmés ?
O. D. : Oui, la question je me la suis posée ? Je ne suis pas sûr de ne pas les avoir mis en danger, mais en tous cas, je ne l’espère pas. Dans mon cas, cela s’est passé dans un temps très court, mais même dans ce temps très court, j’ai passé beaucoup de temps à leur expliquer ce que j’étais en train de faire. Pour filmer un tout petit peu, il m’a fallu au préalable parler longuement. Et les gens que j’ai filmés entre Agadès, l’Algérie et la Libye, je ne vois pas en quoi je les mets en danger, mais peut-être que je suis un irresponsable.
S. G. : Effectivement, cette question est récurrente. Alors d’abord, par rapport à la personne filmée, j’ai une règle qui est très claire : une personne qui ne veut pas être filmée n’est pas filmée. Ensuite, cela implique une façon de filmer, c’est-à-dire qu’en aucun cas, je ne filme les gens à leur insu. Je suis contre les caméras cachées, le fait de se planquer pour filmer des gens. Il peut arriver que je les filme de loin et qu’ils ne me voient pas mais par contre, c’est vraiment pour moi une règle : je suis toujours visible. Partout où je suis, on me voit, je suis avec ma caméra. Si je filme quelqu’un de loin et qu’il ne m’a pas vu tout de suite, de toutes façons après il va me voir et, s’il n’est pas content d’être filmé, il peut venir me le dire.
Concernant « Calais », cela m’a pris un temps monstrueux, car il m’est arrivé de passer quatre à cinq jours sans filmer en étant seulement avec les gens. J’explique toujours très concrètement ce que je fais, ensuite certains acceptent d’avoir leur visage filmé et d’autres veulent seulement témoigner sans que leur visage apparaisse. Dans ce cas, on utilise d’autres techniques, on coupe la tête, on prend une main, on travaille sur le corps, on trouve d’autres formes. Concernant les flics : légalement, il faudrait qu’ils soient floutés, mais je ne leur ai rien demandé. Il faut dire qu’à Calais, j’ai dû être arrêté une cinquantaine de fois, et systématiquement je leur rappelle le cadre de la loi : dans un lieu public, j’ai le droit de filmer n’importe qui, n’importe où, la seule condition c’est la diffusion, le droit à l’image. C’est vrai que pour la police, la question se pose mais chaque fois que j’ai filmé, j’ai été contrôlé, avant, pendant, après… tout le temps.
Concernant le militantisme, je connais bien le milieu militant des sans-papiers à Paris essentiellement, et on est confronté à cette question de manière assez récurrente, notamment pour le port de la caméra. Je me suis d’ailleurs trouvé le sujet d’agressions physiques qui m’ont contraint à me battre. Il y a, je le dis très clairement, des militants paranoïaques. Car croire un seul instant qu’une action puisse être menée par un collectif ou un autre à l’insu de la police ou des autorités, est une erreur monstrueuse. La police a toutes les images qu’il faut, ils savent pertinemment qui sont les meneurs. Penser qu’à un moment donné, filmer les militants en action pourrait les mettre en danger, n’est pas une question à se poser en ces termes.
Dans la salle : Dans le cadre du film tunisien dont le réalisateur est un ami, comme vous avez pu le voir, il y a un visage qui a été flouté parce que, après coup, cette personne n’a plus voulu qu’on voit son visage. Mais pour les autres, ils étaient très contents quand ils ont vu le film. Ils ont adhéré au film et ont compris l’intérêt de se « faire filmer ». Ils ont compris le message, ce que leur image peut vous transmettre, à vous, spectateurs. D’autant que, dans le cas de ces jeunes en Tunisie, le vrai danger c’est la traversée dans les bateaux ou dans les containers, ou encore de sauter dans un camion. C’est ça qui est vraiment dangereux, beaucoup plus que d’être dans un court-métrage.
S. G. : Là où vous avez raison, comme dans le film d’Olivier Dury, c’est qu’à aucun moment on ne peut localiser les espaces. Il est extrêmement important qu’un cinéaste ou un journaliste, lorsqu’il filme des trajectoires empruntées par des migrants qui leur permettent de passer, de traverser des espaces, ne donne aucune indication sur ces lieux. Autrement, effectivement, la police, les militaires peuvent les identifier et les localiser. Et le problème s’est posé pour moi à Ceuta, à El Milia, etc. Maintenant, un cinéaste ou un journaliste ne peuvent plus rencontrer un migrant dans la forêt parce que certains journalistes ont fait des choses sordides, par exemple : « on t’accorde une interview, mais tu ne donnes pas le nom de la forêt où l’on est… », l’engagement est pris, puis dans l’article, le nom de la forêt est cité ; Plus tard, il y a une rafle gigantesque dans la forêt, et les gens sont déportés dans le désert algérien ou malien, etc. Donc là vraiment, il y a un problème.
Une deuxième chose, à propos de la scène des doigts brûlés, je me suis posé la question : est-ce qu’il faut filmer cela ? D’abord parce que c’est très dur, c’est une scène de torture. Après, je pense que oui, on peut filmer de telles choses à condition que ce soit l’aboutissement d’une trajectoire. Je voudrais surtout insister sur le fait que pour arriver à filmer ce genre de chose, j’ai passé un temps très important avec eux à leur expliquer très clairement ce que j’essayais de faire avec moult détails : comment le film est financé, quel est le scénario, comment le film se construit, quel est le plan de diffusion, etc. Car les Erythréens ne veulent absolument pas qu’on les filme, c’est quelque chose de très secret.
N. B. : Je trouve la question très légitime parce qu’elle est concrète, elle est pratique, sur la mise en danger des personnes filmées, mais la contrepartie de l’absence d’images, c’est le règne du silence et de l’injustice. Donc à chaque cinéaste de prendre ses responsabilités. Ici, je pense que nous sommes devant des cinéastes extrêmement conscients de ce que peuvent ou ne peuvent pas les films.
S. G. : La caméra peut intervenir, c’est aussi un outil d’intervention. Par exemple, la scène où il y a un gros camion de flics qui vient, qui frôle les migrants, puis qui s’en va, ils ne se sont pas arrêtés à cause de la caméra. La caméra intervient, elle n’est pas passive, elle n’est pas là simplement pour assister au spectacle de gens qui sont en train de se faire arrêter. Dans tous les cas, c’est comme cela que je le conçois. Dans de nombreuses situations, les flics se calment quand ils voient la caméra. J’ai filmé une autre rafle dans un jardin, un flic a vu la caméra et a dit : « Attention les gars, le cinéaste est là ».
Dans la salle : Puisque vous tournez vous-mêmes vos images, je voudrais savoir à quel moment vous vous dites : « Là je vais tourner ». Apparemment, il y a toute une phase de préparation où vous êtes avec les gens et où vous leur parlez. À quel moment vous vous dites : « C’est maintenant que je sors ma caméra », et comment gérez-vous ensuite votre rapport aux autres, une fois que vous avez commencé à tourner ? Est-ce que vous essayez d’être complètement discret, ou au contraire, êtes-vous un homme-caméra bien visible ?
O. D. : Tous les plans concernant les gens dans ce film, hormis les paysages, sont filmés avec une focale équivalant à un 50mm en photo. C’est-à-dire qu’il n’y a aucun effet de rapprochement, aucune longue focale sur eux. Quand par exemple, il y a des gros plans, c’est que je filme avec la caméra très près de leur visage.
Pour répondre à la question « quand est-ce qu’on sort la caméra ? » Eh bien cela se passe après beaucoup d’échanges. Certains acceptent et d’autres non. Alors pour le coup, je suis assez proche de Sylvain, je ne filme pas ceux qui ne veulent pas, ou si jamais je les filme, ils ne sont pas dans le montage. Sortir sa caméra n’est pas très difficile une fois qu’un accord est passé. Et les personnes qui se trouvent dans ces situations-là sont plutôt assez contentes que quelqu’un s’intéresse un tout petit peu à leur histoire. Je ne passe pas mon temps à me dire : « Quand ? Comment ? Est-ce que… ? ». Voilà, je suis là et je fais un film.
Parfois effectivement, certaines situations ont été un peu compliquées, par exemple, quand un convoi en rejoignait d’autres. Une fois, cela s’est très mal passé parce que je n’avais pas coupé la caméra. Or, je n’avais pas du tout parlé avec les nouveaux arrivants qui ont donc très violemment manifesté leur désaccord. Par ailleurs, j’ai été aussi confronté à la même situation que Sylvain, à cause de la méfiance des migrants par rapport aux journalistes. La situation a changé. Lors des premiers repérages en 2003, j’avais à peine sorti la caméra qu’ils venaient me voir pour me dire comment ils s’appelaient, d’où il venaient, où ils allaient.
Mais en 2006, la dernière fois que j’ai tourné, c’était beaucoup plus compliqué parce que circule un très grand nombre d’histoires à propos des journalistes. Ce n’est pas forcément très facile, compte tenu de la barrière de la langue, d’expliquer qu’on a une caméra, un micro, mais qu’on n’est pas journaliste. Il faut expliquer dans quelle économie le film se fait, comment il va pouvoir être diffusé par la suite.
Dans la salle : Dans ces films, ce sont des corps de jeunes garçons en transit, formant des bandes plus ou moins organisées qui se retrouvent dans l’espace public, même s’ils se cachent. Même si statistiquement les garçons sont peut-être plus nombreux à avoir ce genre de pratiques, de ces images-là, les femmes sont absentes alors que beaucoup aussi sont sans papiers. La femme est le « soldat inconnu » dans cette figure de guerre. Mais pourquoi ? Est-ce que vous vous êtes interrogés à ce propos ? Est-ce qu’on montrerait les mêmes choses ? Qu’est-ce que sont ces corps de femmes sans papiers ? Qu’est-ce que leur réalité, leur représentation ? On est ici face à une certaine représentation, ce n’est pas du « western », mais ça relève du mythe des bandes, des luttes, d’une certaine représentation de la puissance masculine.
S. G. : En ce qui me concerne, ce n’est pas un film fini, j’ai seulement présenté quelques fragments. À Calais, par exemple, je n’ai quasiment pas vu de femmes afghanes ou autres, il y en a très peu… Par contre, il y a des femmes érythréennes qui sont excessivement difficiles à filmer, vraiment, elles ne veulent pas. Un journaliste belge a essayé d’en filmer une sous un pont. Moi aussi, j’ai essayé des heures et des heures, mais elle a refusé. Lui a réussi parce qu’il a payé, ce que je me refuse à faire. Il existe aussi un autre lieu assez catastrophique, une espèce d’usine désaffectée, que l’on appelle la maison des Érythréens, où il y a des femmes et là, j’ai fait des plans avec ces femmes. Ici, je ne les ai pas montrées mais ce sera dans le documentaire. Par ailleurs, dans la suite du film, parmi ceux qui décident de rester en France, même s’ils sont sans papiers, j’ai filmé énormément de femmes, à Cachan, rue de la Banque, dans des collectifs. De ce fait, dans ce que vous avez vu, on ne peut pas juger de mon parti pris de faire apparaître ou non des femmes.
N. B. : Il y aurait eu d’autres films à montrer sur le sujet, par exemple un très beau film mais qui a déjà beaucoup circulé, Ma vie est mon vidéo clip préféré de Lee Show-Chun, artiste taïwanaise 15. Il y est question d’une jeune Chinoise, immigrée sans papiers à Paris, qui décrit elle-même sa souffrance quotidienne, ce qu’est la peur de faire le plus simple trajet dans les rues, et qui partage les mêmes conditions que nombre de personnes filmées par Sylvain George.
3 – Le corps confisqué, le portrait rendu
N. Brenez : La séance précédente a été consacrée à ce que l’on peut appeler désormais « les incendiés de la mondialisation », qui représentent une force de travail inemployée, ils l’espèrent, provisoirement. À cette occasion, on a pu constater certaines des atteintes portées au corps et surtout les gestes de « survie », puisque ces gestes de « survie » sont parfois des gestes d’automutilation, engendrés par les conditions extrêmes auxquelles il faut faire face. Nous allons voir à présent une façon de représenter la classe qui ne travaille pas du tout ou très épisodiquement, ou des formes de travail qui ne relèvent pas du droit du travail dans le contexte de leur époque. Cela concerne par exemple, à la fin du XIXe siècle, des chiffonniers, ou bien aujourd’hui, la population qui vit du recyclage des déchets dans les décharges du tiers monde.
Ce que je voudrais poser comme préalable, c’est ce statut qui me semble être le protocole qui préside au film, La Douceur dans l’abîme. Il est le suivant : cette classe des pauvres ne relève pas d’une exclusion de la société, alors que ce sont les termes avec lesquels, de façon générale, on pense leur condition avec toute sorte de synonymes, comme « exclus », « parias », « déclassés », etc. Le « Pauvre », auquel Jérôme Schlomoff et François Bon ont consacré leur film, souvent appelée aussi « le sans-abri », relève d’une condition qui permet à la société de fonctionner, et ceci à plusieurs titres. C’est d’abord une réserve permanente de forces inemployées, la nécessité du chômage pour le bon fonctionnement des rapports de forces dans le monde du travail (sorte d’évidence stratégique et économique). Ensuite, cette condition fonctionne comme définition de la partie la plus basse d’une société forcément relative selon les contextes : un pauvre dans un pays du tiers monde n’équivaut pas nécessairement à un pauvre dans un pays riche. Il existe des conflits entre tiers monde et quart monde qui sont parmi les plus cruels que l’on puisse constater. Puis, et c’est là que cela commence à concerner frontalement la représentation et donc le cinéma, elle intervient comme menace symbolique : le pauvre est un repoussoir, l’image même de la condition à laquelle il faut échapper. Pour y échapper, il faut s’inscrire et obéir aux circuits sociaux : l’école, l’éducation et tout ce qui relèverait du principe d’élévation matérielle du niveau de vie. Ici, je vais avoir recours à l’un des penseurs qui a le premier réfléchi, de façon systématique, à la fonction symbolique du pauvre dans la société, Georg Simmel, l’un des fondateurs de la sociologie. Sa position raccorde avec ce que disait Sylvain George tout à l’heure parce que Walter Benjamin avait suivi un séminaire de Georg Simmel à Berlin. Quand on connaît ce point biographique, on se dit que c’est peut-être aux analyses de Simmel que Benjamin doit sa sensibilité très particulière à la question du mendiant, à propos duquel il a eu des pages sublimes, notamment lorsqu’il analyse les poèmes de Baudelaire.
L’essentiel de la réflexion de Simmel sur la pauvreté, se trouve au chapitre 7 d’un ouvrage considérable, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation 16, l’un des piliers de sa discipline, ce chapitre s’intitule « Le pauvre ». C’est un réservoir de propositions fondatrices que je voudrais rappeler en les résumant brièvement. Sept propositions s’enchaînent très logiquement. La première est que la charité concerne le donateur et non « le pauvre ». C’est le constat que fait Simmel à propos du bassin culturel qui est le sien, c’est-à-dire l’occident chrétien. Il cite donc le Nouveau Testament en disant : « Lorsque Jésus dit au jeune homme riche : « donne tes biens aux pauvres « , il ne se souciait visiblement pas des pauvres, mais seulement de l’âme du jeune homme, et ce renoncement n’est que le moyen ou le symbole de son salut. Plus tard, l’aumône chrétienne est de même nature, ce n’est pas autre chose qu’une forme d’ascèse ou une bonne œuvre qui améliore le sort du donateur dans l’autre monde ». Ce sont des propos très provocants, rédigés en 1908. Ce que veut dire Simmel par là, c’est que pour le riche, l’aumône est un investissement, et un triple investissement : pour son salut, pour la paix de sa conscience et pour la paix sociale.
La deuxième proposition de Georg Simmel est que, en se transposant à l’échelle collective, l’assistance sociale concerne la société beaucoup plus que le pauvre. Simmel écrit ceci : « Le sens de l’assistance sociale, c’est précisément d’atténuer certaines manifestations extrêmes de la différence sociale, juste assez pour que cette structure puisse continuer à reposer sur celles-ci ». Il fait ce constat que Adorno a fait avec Horkheimer dans La Dialectique de la raison 17, que si l’assistance sociale, et donc toute la société, était véritablement fondée sur l’intérêt de l’individu pauvre, il n’y aurait en principe aucune limite au possible transfert de richesse à son profit jusqu’à ce que l’égalité soit atteinte. Selon Simmel, l’aide aux pauvres se fait dans l’intérêt de l’ensemble de la société et n’a aucune raison d’être plus généreuse envers le sujet que ne l’exige le maintien de la société dans son statu quo. C’est la raison pour laquelle les pauvres sont nommés par synonymie « défavorisés ».
La troisième proposition de Simmel, c’est ce qu’il appelle « l’éviction juridique du pauvre ». L’état a le devoir d’assister le pauvre, mais cela n’implique pas que le pauvre a le droit d’être assisté. Il fait cette constatation (sur le même principe que le groupe Cinéthique et le CAL -Comité de Lutte des Handicapés – à propos du handicap) que dans l’état moderne – celui dont parle Simmel est ce début du XXème siècle relativement démocratique, dit-il – que c’est presque la seule administration dont les premiers intéressés sont absolument exclus. Simmel résume ce processus sous un terme que je trouve très frappant, celui de « téléologie sociale centraliste ». Il en tire la conséquence suivante, qui je pense nous concerne et nous interpelle de façon très concrète et pratique, c’est celle d’une schizophrénie entre les fausses et les vraies fins. C’est-à-dire entre, d’une part, le soulagement individuel de la détresse individuelle, cet élan que l’on ne peut pas ne pas éprouver à soulager un individu en souffrance, et la préservation de facto de l’ordre social par l’éviction de certains de ces membres. Sur un autre plan, on retrouve ici quelque chose de notre discussion précédente à propos de la mise en danger des gens qui vivent déjà dans le danger en permanence. Faire encourir un double danger me semble procéder de la même schizophrénie sociale, elle est le résultat d’une oppression qui opprime tout, même le désir de venir en aide. Je vous lis Georg Simmel : « Le soulagement de la détresse subjective est une finalité si catégorique pour la sensibilité que c’est une victoire inouïe pour une unité sociale que de la destituer de cette position de dernière instance et d’en faire une simple technique de ses fins supra-subjectives, une façon de prendre ses distances avec l’individu, qui, si discrète soit-elle à l’extérieur, est (…) impitoyable et plus radicale dans sa froideur et son abstraction ». C’est la façon dont le maintien de l’injustice en son statut quo en quelque sorte culpabilise les élans de bonté individuels qui ne peuvent pas ne pas se manifester. On assiste, en quelque sorte, à une double confiscation morale.
La quatrième proposition de Georg Simmel est que « le pauvre est un révélateur de la négativité des comportements collectifs ». L’aide aux pauvres, réduite au minimum, a un caractère objectif, on peut fixer matériellement ce qu’il faut pour empêcher le déclin physique avec une certitude presque totale. Et pourtant, Simmel écrit cela au début du siècle, on ne se trouve pas encore dans la société de contrôle ultra-technophile que nous connaissons nous. Simmel témoigne de l’émergence de ce moment où l’aide aux pauvres va autoriser une détermination strictement quantitative des seuils de pauvreté, où l’on peut tout calculer, la résistance du corps, ce qu’il faut lui donner, le nombre de calories…
Et ceci non seulement en termes d’argent, mais même en termes alimentaires, donc tout ce qui concerne la préservation de la survie physique. On se trouve ici au cœur même d’une relation biopolitique avec le corps, une sorte de réquisition absolue du corps dans toutes ses cellules, dans sa physiologie même, dans sa survie physique même, par le contrôle social.
La cinquième proposition, c’est la relation constituante du pauvre à la société (le fait que la société a besoin des pauvres). Simmel écrit ceci qui est assez provocant : « La relation de la collectivité aux pauvres est une fonction formelle tout aussi socialisante que celle aux fonctionnaires ou aux contribuables ». C’est la formule par laquelle souvent on résume le chapitre de Simmel : « on est pauvre quand on est secouru ». C’est donc le secours qui détermine « le pauvre » qui, lui, ne se vit pas nécessairement sous cet auspice là.
La sixième proposition (on va s’approcher des questions de représentation et du rôle des images) pose que cette logique entraîne un rapport proportionnel entre bonne conscience et mauvaise visibilité. Simmel opère l’articulation entre l’accroissement général de l’aisance matérielle (l’Allemagne du début du XXe siècle), le renforcement de la surveillance policière et, je le cite : « la conscience sociale, qui mélange bizarrement la bonne et la mauvaise sensibilité, ne peut pas supporter la vue de la pauvreté, et tout cela oblige de plus en plus la pauvreté à vouloir et devoir se cacher ». Un tel phénomène depuis n’a fait que s’accélérer et empirer (cf en France les arrêtés anti-mendicité dans les centres-villes, qui se multiplient depuis juillet 1995 et ont commencé dans des municipalités du sud de la France où il s’agissait de ne pas troubler le bon fonctionnement du rapport marchand entre les commerçants et les touristes par la vision troublante des mendiants). Le constat auquel Simmel arrive, c’est celui de l’énergie que la société consacre à édulcorer la représentation de la misère, en quelque sorte, à l’apprivoiser par l’invisibilité.
La dernière proposition logique, qui découle de tout ce qui précède, de l’établissement d’un rapport proportionnel entre mauvaise visibilité et affaiblissement accru des pauvres avec cette tendance à les isoler, les parquer, les ghettoïser, les éloigner des centres, affirme que la société isole les pauvres les uns des autres et, écrit Simmel, « les empêche de se percevoir comme une couche sociale solidaire, beaucoup plus que ce n’était le cas au Moyen-Âge. La classe des pauvres dans la société moderne est une synthèse extrêmement curieuse de différents statuts, de différentes origines. Son importance et sa situation à l’intérieur du corps social lui confèrent une grande homogénéité (en tant que rouage du statu quo), mais les caractéristiques individuelles de ses éléments la lui enlèvent complètement. Elle est le terme commun des destinées les plus diverses de personnes venant de toute la gamme des différences sociales et aboutissant à elle (comme par exemple, devenir veuve, et pas seulement être malade, il y a beaucoup de raisons pour lesquelles on est, ou on tombe, dans la pauvreté), et il n’y a guère de changements, d’évolutions, d’exaltations, de déclin dans la vie sociale qui ne dépose un sédiment dans la classe des pauvres comme dans un bassin ».
Le pauvre assume donc un certain nombre de fonctions sociales qui en retour déterminent son invisibilité sociale. Ainsi trois alternatives se présentent :
- Recevoir une assistance, survivre et donc participer à la bonne marche de l’ordre qui le déclasse ;
- refuser l’assistance, ne pas survivre et retrouver la société au moment de la mort. C’est le cimetière des indigents, les tombes collectives anonymes, auxquelles un très beau chapitre intitulé le « Cimetière des innocents » a été consacré par Patrick Declerck dans son livre Les Naufragés 18, sur les clochards de Paris et une ethnologie du quart monde à Paris ;
- refuser l’assistance, assurer sa subsistance et entrer dans l’illégalité, qui n’est pas nécessairement une criminalité, bien entendu, mais c’est là où se noue la représentation conjointe du lumpen-prolétariat ou sous-prolétariat comme classe criminogène, dont les films policiers de toutes sortes font leurs beaux jours.
On peut résumer ainsi ces phénomènes : premièrement, être pauvre, c’est être entièrement déterminé de l’extérieur. Deuxièmement, cette externalisation de l’identité se manifeste comme anonymat, comme invisibilité sociale, et troisièmement, comme confusion générale des statuts divers du pauvre à un statut quantitatif, que l’on retrouve dans le syntagme « en dessous du seuil de pauvreté ». Le quatrième point, plus flou et qui concerne éminemment les problèmes d’archétypes et de représentations, c’est que généralement, du point de vue de cette extériorité, être pauvre c’est être suspect, voire coupable. Ainsi, le pauvre est celui qui pose le problème de la force politique dans le contrat social et sa figure nous montre comment on peut être victime d’un contrat non passé, mais effectif.
Vis-à-vis de ce fonctionnement symbolique tel que Georg Simmel nous le décrit, que peut faire le cinéma ? Que faire avec des images, par opposition bien sûr au cinéma de la domination qui lui se charge de la bonne marche du contrôle social. Le cinéma peut faire beaucoup de choses, il existe beaucoup de films, beaucoup de contre-informations sur de tels sujets. Il s’agit d’abord de refuser l’aveuglement, de refuser l’angle mort, chercher éventuellement le frontal, la confrontation, le corps à corps. Un collectif réuni autour de l’historienne Arlette Farge a organisé un colloque dont les actes sont publiés sous le titre Sans visage, l’impossible regard sur le pauvre 19. Arlette Farge y parle de façon très éloquente du pauvre comme « infigurable », dans la mesure où son expérience est, pour un spectateur, impartageable et qu’aucune représentation ne peut lui faire justice.
D’autres possibilités, d’autres tâches existent peut-être pour le cinéma. Tout d’abord, récuser les définitions et les découpages légués par l’ordre qu’il s’agit de contester, à la manière dont le groupe Cinéthique a pu le faire dans Bon pied, bon œil… à propos des handicapés. Le cinéma peut également refuser (c’est plus difficile, car il n’existe que des cas particuliers et il faut les observer de façon précise) une supposée bonne distance avec son sujet, la distance de la bonne conscience, celle qui s’exerce probablement dans l’espace public, dans les médias. Il peut aussi pulvériser cette distinction qui nous est aussi léguée par la schizophrénie dont parle Simmel, c’est-à-dire refuser les distinctions entre rationalisation et émotion, sorte d’automutilation parfois des films qui basculent d’un côté ou de l’autre en se privant de la totalité des facultés, des mises en mouvement, etc.
Au cours de son histoire, le cinéma a trouvé de nombreuses façons de crier, d’argumenter, de penser la cruauté sociale. Sur ce terrain, on peut penser aux films de Peter Weiss, peu vus mais essentiels, à celui d’Alberto Cavalcanti dans les années 1920. Je vais vous montrer le film La Douceur dans l’abîme de François Bon et Jérôme Schlomoff, qui me semble particulièrement intéressant par sa singularité dans l’histoire des représentations. Je voudrais vous en présenter le dispositif, la genèse, pour mieux faire comprendre d’où vient la possibilité de ce film à dimension très abstraite. Il est le fruit de la collaboration entre un plasticien-photographe, devenu cinéaste-vidéaste, Jérôme Schlomoff, et d’un écrivain, François Bon, essayiste, tenant de la responsabilité de l’écriture face au réel. Ce film est né d’abord d’un atelier d’écriture, mené pendant un an à Nancy, dans un foyer d’accueil de sans-abris. Il s’agissait de leur donner la parole, mais surtout pas au sens de « laisser parler dans le flux » comme dans les médias traditionnels. Il s’agissait justement de s’inscrire en faux contre « la parole de flux » (éventuellement très sincère, mais en général aussi très contingente et approximative, voire falsificatrice) pour, au contraire, tenter d’élaborer un discours en donnant du temps à la construction d’une parole, et produire non plus un document au sens d’un symptôme, mais permettre à ces sujets (qui ne sont donc plus des motifs) de construire leur propre portrait par écrit.
Ces formes d’écritures ont été recueillies dans un livre, La Douceur dans l’abîme 20. Le travail d’écriture de textes (d’ordre, de forme, de longueur et de style extrêmement divers) était accompagné d’un travail photographique de Jérôme Schlomoff. Ensuite, certains de ces textes ont été mis en scène par des comédiens professionnels, avec les auteurs comme spectateurs dans la salle.
Vous allez voir la phase filmique de cette expérience de François Bon et Jérôme Schlomoff.
– Projection –
Nicole Brenez : Je trouve particulièrement difficile de reprendre la parole après ce film. Il constitue un document, un documentaire, un portrait, une prise de paroles rigoureuses et fortes. Ce film a été très peu vu, a très peu circulé, sans doute parce qu’il se trouve en décalage partout où il se trouve. En effet, c’est un film réalisé par un photographe plasticien, Jérôme Schlomoff, mais qui n’a pas du tout sa place dans les galeries. Un film abstrait et plastique, difficile à présenter dans des endroits sociaux. Un film, en grande partie à l’initiative d’un écrivain, François Bon, mais qui se sert tout autrement de l’écriture par rapport au monde littéraire traditionnel.
En ce qui concerne la représentation du pauvre, ce film me semble répondre à beaucoup de questions existentielles que l’on peut se poser à ce sujet et, en particulier, au qualificatif qu’attribuait Arlette Farge à cet enjeu, le pauvre « infigurable ». Nous sommes face à un objet vidéographique engagé, la position de François Bon est très claire, c’est une position révolutionnaire. Ce film est réalisé pour symboliquement déplacer le monde et, de facto, il a aussi changé, dans le hors champ du film, la vie de certains de ses protagonistes : en particulier, celle de Sébastien (l’auteur des sténopés) qui s’est beaucoup investi dans la réalisation et qui est devenu l’assistant de Jérôme Schlomoff. Ce film est d’une très grande modestie, et je pense qu’il nous concerne ici principalement par ses enjeux figuratifs.
L’enjeu des concepteurs (François Bon et Jérôme Schlomoff) était de restituer une diversité à tous les égards : diversité dans l’expérience même de ces personnes, qui, à un moment donné, se sont toutes retrouvées au même endroit, un foyer à Nancy, pour des raisons très différentes : psychiques, politiques (le syndicaliste licencié), familiales… Cela engendre une diversité d’autoportraits longuement élaborés par écrit et des formes de descriptions de soi presque incompatibles. Il ne s’agit en aucun cas de produire un portrait qui soit une synthèse ou un échantillonnage sociologique, comme on le pratique habituellement avec ce genre de problème social. Il s’agit d’affirmer des singularités qui, grâce au montage, parfois se heurtent, deviennent contradictoires les unes avec les autres de façon dynamique et troublante. Diversités aussi des réactions de chacun des auteurs de ces textes à l’écoute des comédiens (à la façon dont les comédiens restituent quelque chose de leurs paroles, les leur rendant extérieures et étrangères). Ces réactions sont parfois extrêmement dérangeantes, allant de la saisie au sur-jeu. Tout ceci est retranscrit de façon plastique et rythmique à l’intérieur d’un dispositif minimaliste, ponctué de plans fixes monumentaux, les portraits travaillés en noir et blanc, réalisés avec un Rolleiflex par Jérôme Schlomoff, pendant l’atelier d’écriture.
Pour toutes ces raisons, le film me semble précieux sur la question du corps, pour la façon dont on peut transmettre une expérience singulière et particulièrement violente avec beaucoup de calme, de temps, de réflexions collectives et individuelles.
David Faroult : Ce qui me frappe c’est ce que provoque ce dispositif finalement standardisé autour duquel chacun des sans-abri apparaît. En particulier, la standardisation de la voix des comédiens qui disent les textes, et qui de ce fait, nous fait ressentir assez fortement la privation de l’élément corporel central qu’est la voix. J’ai ressenti l’interaction entre le texte et les réactions qui met en crise le dispositif même… Je trouve cela assez audacieux dans le procédé d’engendrer un processus de regard sur les sans-abri qui met en péril son dispositif lui-même. Il est sans cesse mis en danger par la singularité des personnes qu’il s’agit d’y faire figurer.
N. B. : Ce qui me semble important est la façon dont cette logistique s’oppose aux façons traditionnelles de transmettre de l’expérience. La formule la plus simple, la plus courante, la plus répandue, peut-être celle dont on a besoin de façon quasiment anthropologique, c’est justement d’écouter la parole de l’autre, qui jaillit de son corps. Ici, une forme de « différation » a été inventée, elle permet une tout autre parole qui échappe à la contingence. Tout est contingent, bien entendu, mais ici le retour, l’attente, l’élaboration produisent un paradoxe : le spectateur se retrouve en position de faire pendant la projection la même chose que le sans-abri, c’est-à-dire découvrir un texte. Au cours de la projection, nous participons à la même expérience que celle qu’il a faite au moment de l’enregistrement. C’est à la fois une manière de distancier la transmission de l’expérience en la formalisant (l’autoportrait est rédigé) et une manière d’établir une proximité soudaine entre le sans-abri et le spectateur, qui font la même chose au même moment. De ce fait, il naît une forme qui problématisé et déplace toutes les instances en jeu : les auteurs qui ont construit ce dispositif particulier (ils sont les simples vecteurs de la parole d’autrui, mais pour y parvenir ils doivent inventer un dispositif à la fois minimaliste et complexe), les sans-abri (présents comme auteurs et auditeurs d’un texte et non plus comme usuellement, témoins voire symptômes) et puis nous-mêmes (en extériorité radicale par rapport à ces expériences impartageables, mais en mis en position de faire la même chose qu’eux, écouter un texte). Personne n’est installé confortablement à sa place habituelle.
D. F. : Les portraits les plus réussis, mais peut-être que mon horizon d’attente est ici surdéterminé par le travail autour de Cinéthique, me semblent être ceux qui donnent lieu à une interaction forte entre l’autoportrait, la bande son, le texte, d’une part, et d’autre part, une bande image qui nous présente des friches industrielles. Dans ce contexte, ils jouent comme un révélateur du processus social qui aboutit à la situation de sans-abri. De mon point de vue, les moments les plus forts sont ceux où l’interaction texte / image est propre à révéler le processus social qui engendre cette situation.
N. B. : C’est une chose qui se construit au milieu du film, et qui, je pense, ne vise aucune dramaturgie, aucune durée, aucune progression, aucun effet d’échantillonnage, de synthèse, de récapitulation, aucun motif, aucune prétention sociologique, et qui n’a pas de dynamique unitaire repérable. En revanche, une expérience se produit du côté du spectateur, celle de se défaire, de se déprendre de toute attente à propos de ces figures. Ce sont des corps encombrants, anonymes, abîmés, qui posent problèmes, que la société essaye de ne pas voir, d’éviter, de maintenir dans des marges lointaines. Et cette expérience-là est totalement mise à mal. Il y a des discours, selon les options de chacun, éventuellement très déplaisants, que l’on n’a pas envie d’entendre. Si je rencontrais ces gens dans le réel, certains me seraient sans doute insupportables par ce qu’ils disent. Il n’y a donc pas d’effets d’empathie. Nous sommes face à une population diverse que certains traits corporels, la vieillesse, l’affaissement ou bien la désaffection, la déviance quelle qu’elle soit, ont réuni de façon hasardeuse dans ce foyer de sans-abris. Et cette population représente des options vitales totalement différentes, incompatibles.
Dans la salle : Je crois que la force du film, telle que je l’ai ressentie, c’est de dépasser le discours sociologique. Et justement, la seule faiblesse du film c’est lorsque leur parcours est re-contextualisé socialement avec ces images d’usines abandonnées. J’aurais préféré rester sur ces histoires de portraits avec ces voix et ces réactions.
N. B. : Bien sûr, ce que je retiens de ce film, chaque fois que je le vois, c’est son minimalisme : tout ce qui participe du noir et blanc, du dispositif pur, quasiment bressonnien, de ces personnes qui écoutent leurs paroles dites par d’autres. Jérôme Schlomoff a expliqué que la demande d’images complémentaires (les plans en couleurs sur les paysages par exemple) vient des sujets eux-mêmes, qui avaient envie de les faire (dans le cas de Sébastien) ou de montrer quelque chose de leur parcours à quoi ils tenaient. Si j’imagine le film réduit à son dispositif majeur (les plans séqeuneces en noir et blanc), peut-être que ce serait un film trop littéral, c’est-à-dire : soit une population démunie, nous allons réaliser un film formellement démuni, comme vous disiez, sans fioritures. Mais peut-être que ce serait plus puissant, plus fort, plus expérimental.
Dans la salle : Ce dispositif est assez puissant pour permettre à ces gens, qui sont passés par un stade d’écriture, de faire vivre leur corps dans l’écoute de ce qu’ils ont eux-mêmes écrits. Il est particulièrement intéressant d’être avec eux dans ce rapport d’écoute. Mais il semblerait qu’on n’ait pas pu s’empêcher de faire comme un habillage avec des photos (qui les magnifient d’une certaine manière), des images en parallèle à leur récit. Cela m’a dérangé, j’aurais préféré quelque chose de complètement radical avec uniquement ces portraits, ces écoutes, ces corps qui réagissent avec ou sans paroles. Selon moi, ce film est loupé du fait même de ces fioritures par rapport à ce que le début tentait de vouloir dire. C’est d’autant plus dommage que la radicalité du début nous renvoie à quelque chose dont on ne parle pas depuis le début du séminaire, le fait que ce sont des corps qui regardent des corps. On est plongé sur des corps assez différents des nôtres et justement, comme ils sont assez éloignés de nous, il faut savoir juste montrer et pas « enrober ». Par exemple, lorsque Sylvain George montre ces gens qui s’automutilent pour pouvoir échapper au contrôle d’identité, il a cette radicalité de faire durée le plan, mais qu’est-ce que ça provoque ? Ce serait intéressant qu’on s’interroge là-dessus : comment le regarde-t-on, comment le vit-on ? Ces brûlures, qui a priori ne leur feraient pas si mal que ça, sont en même temps d’une violence terrible qui est ressentie comme telle. Je trouve étrange qu’on n’en parle pas. On est quand même des corps qui regardent des corps, et des corps qui nous regardent aussi, les films nous regardent… qu’on le veuille ou non.
Dans la salle : En ce qui me concerne, ma gêne principale vient de ce des acteurs disent les textes. Cela m’a profondément dérangé en tant que spectateur de cinéma. Je trouve que cela amoindrit d’une manière phénoménale tout ce qui est dit et tout ce qui est fait dans le film. J’aime bien la générosité du regard, et du cinéaste et du photographe. J’aime beaucoup ces photos. Elles ont une nécessité parce que j’ai l’impression qu’il y a un avant et un après. Ce ne sont pas des photos voyeuristes. Mais l’absence de voix, c’est inimaginable. J’ai le sentiment d’un épouvantable détournement ou d’un accaparement de vie. Je ne peux pas du tout concevoir, en particulier dans un documentaire, l’idée qu’un corps soit séparé de sa voix et réciproquement. Du point de vue de la dramaturgie, car par ailleurs, le film est très construit et très conscient, tout s’écroule complètement. Ce sont des portraits et non des autoportraits. Quant au travail d’écriture, il faudrait dire que c’est un texte de François Bon, et ce n’est pas un problème. À un moment donné, il y a une légère malhonnêteté à dire que ce sont des textes de ces gens-là. La création de ces textes, dits par la voix d’acteurs, d’un ton descriptif et le moins joué possible, supprime à ces personnages quelque chose de considérable.
N. B. : Je ne sais pas comment vous pouvez vous permettre de dire que c’est François Bon qui a écrit les textes ?
Le même intervenant : C’est ce que j’entends en tant que spectateur. Je ne connais pas la genèse du film, mais je sens une écriture parfaitement contrôlée, maîtrisée. Encore une fois, j’insiste là-dessus, la voix des acteurs amplifie ce sentiment.
D. F. : Je suis plutôt d’accord avec vous sur le fait qu’il est inexact de parler d’autoportrait, c’est-à-dire que la matière des textes est fournie par les sans-abri (d’ailleurs, on est embarrassé pour les nommer), mais la formalisation du texte est celle d’un écrivain reconnu. Et d’ailleurs, en particulier à propos de ceux qui ont les réactions les plus minimalistes, je me suis dit que ce qu’on pouvait guetter dans leurs regards, leurs mains, leurs éventuels signes d’approbation ou de désapprobation a quelque chose d’ambigu : est-ce qu’ils sont en train d’approuver ou de désapprouver que c’est bien leur histoire qu’on est en train de raconter ou alors la façon dont elle a été écrite ? Je suis en revanche pas d’accord avec vous sur la question des acteurs parce que justement ce que je trouve intéressant, c’est la standardisation de l’émission des textes qui nous force à ressentir le manque de la voix de chaque personne. À cet effet de standardisation s’ajoute le fait que je trouve que les acteurs globalement jouent très mal. Chacun d’entre eux a tendance à avoir recours à un nombre limité de techniques pour émettre le texte. Ce qui pourrait être un défaut dans le jeu des acteurs, ici, renforce le dispositif, tel que j’essayais de le décrire, de standardisation des voix, et de ce fait, renforce cette gêne du manque des voix.
J’aimerais aussi rebondir sur la remarque avec laquelle j’étais également tout à fait d’accord que « nous sommes des corps qui regardons des corps ». Je trouve que c’est effectivement une partie intégrante de la problématique qu’on essaye de travailler dans ce séminaire. Nous avons affaire, et ce n’est pas toujours le cas, et même l’exception dans l’histoire du cinéma, à des films qui produisent des réactions très diversifiées et singulières. Devant un James Bond, massivement on est capturé par la machine à émotions. Or, face à des esthétiques beaucoup plus minoritaires, avant-gardistes de cette programmation, qui justement ne standardisent pas nos réactions, il est difficile de tenir des propos généraux sur les réactions de nos corps de spectateurs face à l’écran. La question donc, je la partage et la trouve bienvenue, mais en même temps, ces types de films la rendent très difficilement praticable.
Dans la salle : Sans connaître ce qui s’est passé dans cette expérience, j’ai immédiatement ressenti une connivence entre le corps filmé et celui qui filme, mais le spectateur sur son siège est d’emblée mal à l’aise, il ne sait pas où il est. Il cherche d’abord à comprendre le dispositif, il intellectualise. Par les voix des acteurs s’exprime un style théâtral qui choisit volontairement de gommer les effets (une fausse neutralité théâtralisée) pour faire entendre la parole de ces sans-parole qui, de ce fait, prend du poids parce que prise en charge par quelqu’un. Et c’est peut-être ce qui nous est demandé, à nous spectateurs, de prendre en charge quelque chose, sauf que l’on ne sait pas quoi prendre en charge, on se sent mal assis sur son siège. Ce qu’il y a d’impressionnant dans ce dispositif, c’est que s’il dérange, il ne lasse pas. Plus le film avance, plus on a conscience d’être à distance, voire exclu de la situation : l’exclu c’est le spectateur ! Un léger déplacement s’est opéré qui brouille les représentations (qui voit qui, qui écoute qui ?) et le spectateur ne peut plus rester un spectateur bien assis.
Dans la salle : Ce film m’a mis en colère. Il y a une double privation, parce qu’ils n’ont pas de voix et n’ont pas vraiment de corps non plus, ils sont enfermés derrière cette table, qui a l’air d’une table d’école, et cela me paraît très violent comme dispositif. La personne précédente a dit que le spectateur est exclu, mais tout le monde me semble exclu dans ce dispositif.
4 – À la recherche de l’organicité, dedans/dehors
Nicole Brenez : L’objet de cette séance aurait pu être celui de la séance inaugurale : le corps dans son aspect le plus spécifique (sa chair, son poids, sa masse) et la façon dont le cinéma peut prendre en charge (ou non) cette dimension véritablement organique qui va nous occuper. Si j’ai choisi de différer une telle problématique, une telle mise en images, c’est parce que j’avais très envie d’ouvrir le séminaire sur des questions d’urgence. Je souhaitais qu’elles amorcent notre réflexion collective sur les corps menacés, « incendiés » de l’économie, de la politique et des accidents de la vie, et qu’elles viennent s’inscrire en filigrane de tout ce que l’on peut penser à propos du corps.
Je commence par le constat initial que le corps n’est pas là, et ne sera pas là, dans les images en tous les cas. Le corps a laissé une trace, une empreinte, ses contours, ses dynamiques, mais il est résolument absent. Nous ne sommes pas dans un séminaire sur le théâtre ou le spectacle vivant. Qu’est-ce qui est absent ? Bien évidemment, les caractéristiques volumétriques, organiques, plus généralement charnelles au sens d’une irradiation à la fois thermique et mystérieuse du corps (en partie ce que l’on nomme sous le terme d’aura – une notion de la théorie cinématographique élaborée par Jean Epstein sur d’autres bases que Walter Benjamin). La question, posée dans la séance précédente, est inaugurale au sens où elle interroge les voies par lesquelles le cinéma se confronte et résiste à ce qui en lui, par définition, se déleste du corps. En soi, comme dispositif d’enregistrement, il est délesté d’un certain nombre de caractéristiques physiologiques, somatiques, corporelles, anatomiques. Comment récupère-t-il, réinvestit-il, se débrouille-t-il de cette absence ? C’est le premier constat. Symétriquement, nous-mêmes, nous ne voyons jamais ou si peu, et seulement par fragments, la plus grande partie de notre corps. Nous ne voyons jamais son organicité, son contenu, sauf dans les cas de maladie ou d’accident. La santé, c’est précisément oublier que nous avons un corps, ne plus avoir à y penser, oublier son organicité et s’en servir comme d’un bon instrument transparent à nos activités. Au titre de cette obscurité, de ce manque, la chair, les organes sont des objets de fantasmes permanents. Autrement dit, pour l’essentiel notre propre corps nous reste invisible, et le cinéma, lui-même mutilé, s’affaire à combler, symboliquement, une telle incapacité à voir. L’œuvre de Stephen Dwoskin avec laquelle nous terminerons ce séminaire, œuvre d’un grand cinéaste expérimental anglais, se love tout entière sur ce territoire-là, sorte de tentation, de tentative d’essais permanents d’accès à une « carnalité » de l’expérience humaine.
Nous vivons communément le corps à partir de cette zone opaque, obscure, aveugle, que pour une grande part, notre énergie psychique s’acharne à refouler dans sa dimension mortelle. Cela signifie trois choses. Premièrement, dans notre expérience, dans notre être au monde, ce qui est structurant est le non-visible : une grande part de détermination de notre rapport au monde, à l’autre et à nous-mêmes, passe par le non-visible. C’est peut-être précisément de là que naît le besoin intense, immémorial, permanent et jamais comblé de représentations. Nous avons besoin de la représentation parce que l’invu caractérise l’instrument principal de notre être au monde, le corps.
Deuxièmement, cette dimension aveugle est empiriquement élucidée par toutes sortes de disciplines. Notre effort scientifique collectif a totalement parcouru ce qui concerne l’organisme. Dans cette grande histoire d’élucidation de notre propre corps, de ce à quoi nous n’avons pas accès communément, le cinéma a été l’un des outils les plus efficaces, il peut se définir comme la loupe prothétique dont parle Jean Epstein dès les années 1920. Un grand nombre d’historiens, de théoriciens ont réfléchi sur l’émergence concomitante du cinéma, des rayons X et de la psychanalyse, c’est-à-dire de tout ce qui permettait de « scanner » l’intérieur du corps et les projections qui s’y attachent.
Troisièmement, cette zone obscure, opaque, aveugle, constitue aussi une extraordinaire ouverture à toutes sortes de fantaisies, réflexions et constructions. Maurice Merleau-Ponty parlait de la structure métaphysique de la chair. Le concept de la chair – bien différent de la « viande palpitante » – lui permet de construire un passage, une membrane par laquelle se fait le lien permanent, à la fois physiologique et mental, entre l’intérieur et l’extérieur, le contenu et l’enveloppe, la certitude et l’indétermination somatiques.
Le corps à cet égard est fondamentalement une expérience de l’indétermination, de ce qui nous ouvre toujours à l’indéterminé, et pas seulement sous les auspices de l’angoisse face à la maladie et à l’amour. J’emprunte une définition à Claude Lefort, commentateur de Maurice Merleau-Ponty, dans un article intitulé : « L’Idée d’Être brut et d’esprit sauvage » qui définit le corps comme indétermination. « Le corps ne se présente pas comme un être positif, il ne se dévoile que parce qu’il se laisse interroger, il ne se laisse interroger que parce qu’il est porteur d’une indétermination essentielle que nous ne saurions résorber, ou seulement penser même en termes simples de la contradiction ou de l’ambiguïté » 21. Une formidable énergie spéculative naît donc de cette ouverture à l’indéterminé.
Les entreprises de cinéma que nous allons explorer s’élèvent précisément sur le territoire de cette indétermination. Elles s’y posent de façon extrêmement stable, volontariste, non pour participer à une élucidation anatomique mais pour transformer en un réservoir fertile notre aveuglement empirique au corps. Il s’agit de manifester quelque chose de cette indétermination même, de cette incertitude somatique. Dans la tentative de restituer quelque chose de la « chair » (au sens de Merleau-Ponty), il s’agit essentiellement, pour les cinéastes et artistes visuels, d’interroger les limites techniques du cinéma lui-même. Comment très concrètement se confronter plastiquement (en images, en séquences optiques et sonores) à la tactilité ou à l’hapticité, à la texture même de ce que nous ne voyons pas, ce mixte complexe d’objectivité anatomique et de projections psychiques ?
De façon très différente mais complémentaire, les quatre films présentent de très puissantes propositions figuratives fortes. Leur objet commun, le travail commun est celui du « corps d’à côté ». C’est-à-dire, celui qui réintègre l’incertitude de l’identité somatique, cette expérience d’aveuglement propre aux opérations psychiques de la constitution du sujet. Dans sa généralité anthropologique, le cinéma peut se définir comme une grande production collective du « corps d’à côté », du fétiche, du totem figuratif, qui va nous renvoyer à notre propre incertitude, sous forme d’hypothèse, de compensation, de souci, de tourment… C’est à ce titre que le cinéma est à la fois une expérience absolument distincte et totalement complémentaire de celle du miroir. Tous ces films travaillent sur l’organicité, ce rapport multiple et touffu entre le dedans du corps et le dehors des apparences.
Le premier film est signé Stan Brakhage, il s’intitule Deus ex (un autre de ses films, l’un des plus fameux, The act of seeing with one’s own eyes (L’acte de voir de ses propres yeux), est essentiel sur la question du corps, et plus particulièrement, du territoire de l’incertitude somatique, celui de la chair). Ce réalisateur avait pour perspective de travailler sur tout ce qui échappe au langage, au discours, et de ce fait, sur la façon dont le cinéma nous ramène à nos expériences sensibles les plus inaugurales et les plus innommables. Il considérait que le propre du cinéma, son génie, était d’échapper au langage. Il considérait le cinéma au titre d’un immense spectre allant du visible à l’invisible (comme le spectre des couleurs), tout en constatant qu’il n’en actualise qu’une petite fréquence par rapport à l’extension de tous les possibles figuratifs (du moins, les possibles optiques). Ainsi, Brakhage traçait l’horizon de l’entreprise générale du cinéma qui s’établit fondamentalement sur la mimésis : le fait d’enregistrer, de prendre des empreintes et de les restituer, de les imiter, de s’y conformer. Son travail de cinéaste plasticien consista justement à parcourir le reste du spectre, tout ce qui échappe à l’imitation, à la mimésis, au respect et à l’approfondissement des apparences (selon le terme employé par Jean Epstein, « l’orthoscopie » : un cinéma orthonormé, ancré dans notre expérience physique du monde). L’entreprise de Brakhage, au contraire, aura été d’inventer toutes les formes non mimétiques de cinéma, parfois sur un registre très abstrait avec des procédés très particuliers. Par exemple, dans l’un de ses films, sont collées à même la pellicule des matières comme des feuilles, des mouches, des fleurs… Dans ce cas, il procède non par imitation mais par « présentification » directe des choses. Il peut aussi peindre sur la pellicule. L’œuvre de Brakhage est un bassin inouï de propositions figuratives. Au centre de ce que Brakhage appelait les grandes aventures de l’œil (en tant que le cinéma échappe au langage), se trouve la “Trilogie de Pittsburgh” (1971-1972), le foyer le plus documentaire de son œuvre, entièrement consacré au corps. Cette trilogie se compose de Eyes, expérience d’observation et de surveillance du monde, consacrée – mais pas du tout sur le mode narratif – à la police, à l’ordre, à la violence sociale, au crime ; Deus ex, consacré à l’hôpital ; The act of seeing with one’s own eyes, le film le plus « programmatique » puisqu’il s’agit de voir l’intérieur du corps. Ce film documente ce qui se passe dans une morgue lors d’une autopsie. Projeté dans de bonnes conditions, ce film peut réassurer, pacifier nos angoisses, souvent volontairement non formulées, à l’égard de notre propre organicité. La Trilogie de Pittsburgh propose donc une exploration de trois institutions de surveillance des corps : « police », « hôpital », « morgue ».
Le deuxième film, Sanctus de Barbara Hammer, a été réalisé par une cinéaste expérimentale américaine qui a beaucoup travaillé sur le corps féminin. Ce film traite d’un problème visuel qui entrelace deux appréhensions possibles de l’organicité et de l’incertitude somatique avec des images scientifiques, prises aux rayons X par James Sibley Watson 22, et le recyclage de ces images par Barbara Hammer pour les porter sur une autre scène.
Le troisième film est de Robert Fenz, un jeune cinéaste, au sens strict de ce terme, puisqu’il s’intéresse aux ressources de l’argentique, aux possibilités texturelles, rythmiques, optiques et haptiques dont se montre capable la pellicule pour transmettre quelque chose du monde. Depuis les années 1990, partout dans le monde, Robert Fenz se livre à une grande fresque descriptive, Meditations on révolution. Ce sont des méditations sur la révolution après la chute du mur de Berlin. Fenz n’intervient pas du tout sur un plan idéologique, mais ce qui l’émeut dans ses voyages, à Cuba, en Amérique du Sud, aux États-Unis, et en Europe actuellement, c’est d’enregistrer les vestiges, les traces de ce qu’ont pu être un certain nombre d’utopies révolutionnaires. Il regarde ce qui a été conservé, ce qui a disparu, comment ces révolutions se sont imposées, comment elles sont modélisées ou dissoutes… Le film que nous allons voir est la partie quatre de cette fresque qui en comprend six. Je l’ai choisie parce que, si tout film de Robert Fenz s’inscrit dans une tradition figurative humaniste et interroge essentiellement le geste (ce qui fait communauté dans la communauté humaine, le geste et le mouvement comme rapport entre le corps et le paysage), dans cette partie, on est frontalement confronté aux mouvements physiques, il n’y a plus d’autre motif. Ce qui est en jeu, c’est l’énergie physique et la façon dont le cinéma peut en restituer quelque chose par son rythme et par sa plasticité.
Le quatrième film, de la jeune vidéaste Caitlin Horsmon, est intitulé Themes and Variations for The Naked Eye. On retrouve dans ce titre la terminologie traditionnelle du poème visuel, voie royale du cinéma expérimental. C’est à la fois un travail simple et extrêmement flamboyant sur le rapport entre l’intérieur et l’extérieur, sur la chair elle-même, interrogée comparativement par la vidéo et par l’argentique.
– Projection –
Dans la salle : Une observation sur le film de Brakhage. Cette fragmentation en de multiples plans, réunis par le montage, me conduit d’une certaine manière à me demander si, lorsque le chirurgien définit son champ opératoire, il ne fait pas un acte de cinéaste, du point de vue de la décision de ce qui sera visible ou ne le sera pas. Ce qui, à mon avis, rend l’acte d’intervention chirurgicale supportable à nos yeux de spectateurs, aussi bien qu’à ceux du chirurgien… Je me demande si, en dehors de toutes les spécifications techniques de l’acte d’intervention, le fait de poser un « show » n’est pas aussi, pour le regard du chirurgien, un moyen de se focaliser comme le cinéaste sur le cadre qu’il a déterminé à l’avance.
Nicole Brenez : Je ne peux pas répondre à cette remarque, n’étant à aucun titre clinicienne, mais votre intervention me rappelle une expérience que j’ai vécu en arrivant à Lussas. Dans le train, mon voisin était extrêmement bavard. Dans un premier temps, j’étais ennuyée parce qu’il m’empêchait de travailler, mais il s’est avéré qu’il travaillait dans les pompes funèbres. Évidemment, il ne demandait qu’à parler de cette expérience et j’étais absolument ravie de cette coïncidence. Je pensais bien sûr aux films de Brakhage en l’interrogeant sur son rapport au cadavre et aux survivants. Sans recourir au terme technique, il m’a répondu en me décrivant des procédures de désinvestissement. La formation disciplinaire ou simplement l’habitus des professions à haut risque empathique et affectif (psychanalyste, chirurgien, anesthésiste, pompiers, personnel des pompes funèbres…) consiste à désinvestir pour couper court à toutes les émotions et les remplacer par une technicité. Mais évidemment, les émotions resurgissent quand quelque chose de trop inattendu ou de trop violent survient dans le protocole et les rites de ces diverses professions.
Deus ex va servir d’initialisation de vos affects pour ceux qui resteront à la projection de The act of seeing with one’s own eyes. On reste dans la même syntaxe de fragmentations, de synecdoques, de focalisations sur des détails (qui pourraient apparaître comme des décadrages, des déplacements par rapport à des conventions syntaxiques et de découpages), mais toujours frontalement sur le corps, qui se découvre, se déploie devant nous, parfois de façon inouïe. C’est une véritable épreuve.
Dans la salle : Quelles sont les inspirations de Caitlin Horsmon ? La psychanalyse entre –t-elle en ligne de compte ?
N. B. : On peut inscrire ce film dans de nombreuses traditions. Je pense que le « background » cinéphiliques de ce film n’est pas tellement la psychanalyse, mais plutôt un héritage qui passe par Barbara Hammer, c’est-à-dire une investigation d’ordre féminin sur le corps, la chair, la pulpe, l’apparition, la présence, le passage entre le végétal et l’animal. Il s’agit de la recherche d’un regard qui pourrait être spécifiquement féminin sur la chair du monde. Ses sources sont à la fois les maîtres américains de la description comme Walker Evans ou Peter Hutton et les grandes théorisations féministes anglo-saxonnes des années 70 sur la sexualité du regard.
Je voudrais ajouter quelques remarques à propos du film de Robert Fenz : je l’ai choisi pour prolonger et compléter ce qui se disait de l’athlète à propos de Marey, mais aussi parce qu’il se présente comme un emblème de cette élaboration par le cinéma du corps d’à côté (celui dont on a besoin, celui qu’on dresse face à nous ou à côté de nous pour pouvoir faire retour sur nos incertitudes somatiques). Pour le dire autrement, le cinéma, dans cette entreprise, nous sert beaucoup de « punching ball » par rapport à ce tourment, ce souci, cette allégresse.
5 – Libération sexuelle (Carole Roussopoulos)
Nicole Brenez : En l’absence malheureusement de la spécialiste Hélène Fleckinger, cette séance va être consacrée à une documentariste, essayiste, féministe, tout à fait exceptionnelle qui, pour moi, est l’une des plus grandes figures du cinéma militant et du cinéma en général, il s’agit de Carole Roussopoulos. Son travail couvre quatre décennies de luttes sur de nombreux fronts et n’est pas encore évaluée à sa juste place dans l’histoire du cinéma, dans l’histoire des formes et des idées. Lionel Soukaz, lui-même cinéaste, nous parlera de son expérience avec Carole qu’il a bien connue, ainsi que des artistes écrivains qu’elle a filmés. Puis, David Faroult mettra en perspective le travail de Carole dans l’histoire des luttes. Enfin, nous recevrons Angela Marzullo, artiste plasticienne suisse qui a réalisé une sorte de prolongement, de réactualisation, d’écho à l’un des films de Carole intitulé S.C.U.M. manifesto 23.
En ce qui concerne les films, nous verrons : Genet parle d’Angela Davis, Le F.H.A.R., Y a qu’à pas baiser !, Les Mères espagnoles, S.C.U.M. manifesto et le film Angela Marzullo, Performing S.C.U.M.
Nicole Brenez dans la suite de son exposé fait un portrait de Carole Roussopoulos à partir de notes transmises par Hélène Fleckinger qui n’a pu assister au séminaire. Nous renvoyons à l’hommage rendu par Hélène Fleckinger à la vidéaste dans le numéro 22/23 de La Revue Documentaires. Nous avons retenu de cette évocation les éléments permettant de situer le travail documentaire qui a nourrit la suite des débats.
N. B. : Pour donner l’élan à partir duquel s’élabore l’œuvre de Carole Roussopoulos, je souhaite la citer grâce à un extrait de l’entretien réalisé par Hélène Fleckinger en 2008, “Une révolution du regard”. « J’ai réalisé à Paris une bande vidéo sur Jeune Afrique, une autre sur Vogue et la bêtise du milieu de la mode, et une autre encore avec Brigitte Fontaine et Areski. Puis un jour, [Jean] Genet nous a demandé à Paul [Roussopoulos] et à moi d’aller dans un camp palestinien avec lui et Mahmoud El Hamchari, le premier représentant de l’OLP à Paris 24. C’était le moment où le roi Hussein de Jordanie « napalmisait » les Palestiniens. Il avait décidé de les liquider, de les neutraliser. Nous sommes partis tous les quatre en septembre et ce fut le fameux « septembre noir ». J’en ai pris plein la gueule en découvrant la vie des Palestiniens… Devant le désarroi et la pauvreté, la révolte m’a saisie ! C’était une situation que je ne connaissais pas du tout. Hussein s’était fait livrer du napalm américain, le même qui avait été envoyé sur les Vietnamiens. Les enfants et les femmes étaient recouverts de cette espèce de miel collant, qu’on ne peut pas enlever et qui brûle au deuxième ou au troisième degré, c’était épouvantable ! Quand nous sommes rentrés en France, nous avons montré le film qui s’appelait Hussein le Néron d’Amman, et tout s’est enchaîné très vite. Un jour, un Black Panthers, qui avait entendu parler de cette bande vidéo, nous a contacté car il avait gardé la machine NTSC de journalistes américains venus les interviewer et ne savait pas s’en servir. Nous avons passé un mois à Alger pour donner des cours aux Black Panthers, mais aussi à tous les mouvements de libération, aux Angolais, aux Vietnamiens, etc. La vidéo portable permettait de donner la parole aux gens directement concernés, qui n’étaient donc pas obligés de passer à la moulinette des journalistes et des médias et qui pouvaient faire leur propre information. »
– Projection –
Lionel Soukaz : Je suis très touché que vous soyez si nombreux, c’est une forme d’hommage (peut-être qu’elle n’aimerait pas ce mot) à Carole Roussopoulos, qui pour nous tous, vidéastes, cinéastes, archivistes est en quelque sorte la grande sœur. Je l’ai vue pour la première fois à une réunion du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) en 1973. Tous les mouvements de cette période sont issus de 68 évidemment, à ceci près que 68 était la révolution des machos, des mecs… Les femmes étaient accessoires, le repos du guerrier, pas plus. Elles torchaient les mômes, elles n’avaient pas le droit de participer aux réunions militantes. C’était vraiment la minorité mal traitée par les révolutionnaires, d’où en 1970, la création du Mouvement de Libération des Femmes (le MLF). Le MLAC était engagé dans la lutte pour le droit à l’avortement et à la contraception, mais il fut aussi un creuset pour toutes les minorités, comme les homosexuels hommes et femmes. Par exemple, avec quelques copains du Comité Pédérastique Révolutionnaire, on avait fait une affiche qu’on collait aux entrées des toilettes de la Sorbonne (tout de suite arrachées d’ailleurs) où notamment Jean Genet était cité : « Pour un seul Jean Genet combien d’homosexuels cachés, opprimés… ».
J’ai donc rencontré Carole Roussopoulos dans ce cadre. Elle a filmé tous les gens qui ont compté dans ma vie : Jean Genet, Guy Hocquenghem (avec qui j’ai travaillé jusqu’à sa mort) et Michel Journiac, qui a été le créateur du « Rody Art ». En 1975, Carole a filmé la fameuse vidéo Messe pour un corps (co-réalisée par Michel Journiac et Gérard Cairaschi) durant laquelle Michel Journiac, ancien séminariste, avait fait du boudin avec son sang et l’avait partagé avec le public. La première de cette performance date de 1969, Michel Journiac a travaillé toute sa vie sur le sang mais à l’arrivée du sida, son travail a pris un tour très particulier. Il est mort (pas du sida) en octobre 1995. Carole a donc filmé Jean Genet, Guy Hocquenghem et Michel Journiac, la trilogie des trois écrivains prophétiques du siècle dernier. Jean Genet tout le monde le connaît, Guy Hocquenghem est assez méconnu maintenant, mais je vous renvoie à deux de ces livres : Le Désir homosexuel 25 et La Dérive homosexuelle 26.
À propos du FHAR (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire), il faut préciser que ce mouvement a été créé par des femmes qui ont ensuite invité des hommes homosexuels à parler de leur homosexualité. Il faut vous rappeler que la majorité est, avant 1974, à 21 ans, et que les lois contre l’homosexualité, considérée comme un fléau social, sont très répressives. Guy Hocquenghem, Foucault et d’autres ne feront changer les lois qu’en 1981. S’exhiber n’était pas chose facile, d’abord quand on était mineur (comme moi), mais aussi parce qu’il y avait cette espèce de suspicion qui pesait sur les homosexuels, traités de nazis à cause des SA… (Tout cela est développé dans le film que j’ai fait avec Hocquenghem sur cet échange de victimes avec l’Union soviétique, qui au début reconnaissait l’homosexualité) 27. Pour en revenir au FHAR, assez vite, les femmes se sont retirées du groupe car elles en avaient un peu marre de ces mecs qui ne parlaient que de sexe, puis le FHAR a explosé, entre autres, à cause du nombre des participants. Les Beaux-Arts étaient envahis et dépassés par l’ampleur de la situation ! Pour autant, ce lieu a été un lieu mythique de 1968 à 1973, un lieu très important de création et d’activisme.
David Faroult : Pour compléter ce que Lionel vient de dire, et mieux situer l’origine des films que nous allons voir, je voudrais pointer une chose à propos de la sphère militante de ces curieuses années 1970. Cette mouvance était largement dominée par le marxisme, une conception léniniste du parti donnant la priorité à la lutte des classes et au mouvement centralisé. De ce fait, un certain nombre d’aspects (en particulier les questions coloniales, féministes, homosexuelles…), qui n’étaient pas ou peu traitées par le mouvement de 1968, se sont mis à déborder les organisations militantes. À ce propos, je voudrais signaler le rôle assez singulier d’une toute petite organisation d’une dizaine de militants, très éphémère (1969-1971), issue des courants les plus théoriciens des maoïstes français (élèves d’Althusser…), qui s’appelait VLR (Vive La Révolution) et qui très vite a été débordée par la question féministe. En effet, les femmes qui militaient à VLR se sont rebellées contre leurs dirigeants organisationnels, en particulier Roland Castro, à qui l’une d’entre elles, au cours d’une réunion, a dit : « Roland, même quand tu te laves les dents, tu nous opprimes ! ». C’est de ce noyau-là que sont partis le MLF et ensuite le FHAR. Cette organisation de courte durée a permis d’engendrer des discussions, à l’intérieur de VLR mais aussi dans toute la mouvance militante, sur l’articulation de ces luttes, dites « partielles », avec la lutte globale pour le communisme et la révolution. C’est à partir de ce questionnement que les mouvements révolutionnaires basculèrent vers une addition de luttes partielles (comme le Vietnam, le nucléaire, etc.) et celles-ci prendront progressivement le dessus par rapport au combat généraliste et révolutionnaire qui met au centre la prise du pouvoir.
Les films que nous allons voir sont tous inscrits à la naissance de ce basculement, et toutes ces luttes ont singulièrement à voir, assez directement, avec la problématique du corps. Y a qu’a pas baiser est un film autour des luttes du MLAC, pour la libération de l’avortement et de la contraception. Le film du FHAR concerne les luttes homosexuelles. Celui où Jean Genet parle d’Angela Davis s’inscrit dans les luttes anti-racistes et la solidarité internationale avec les Black Panthers, mais aussi contre la censure qui est la motivation factuelle qui engendre ce film. Jean Genet a demandé à Carole et Paul Roussopoulos de venir le filmer au moment où la télévision devait l’enregistrer prononçant cette allocution parce qu’il était convaincu qu’il allait se faire censurer… ce qui du reste est advenu. Il a été totalement censuré, son allocution n’a jamais été diffusée. Pour information, le texte est publié dans le tome VI des œuvres de Jean Genet, qui s’intitule L’Ennemi déclaré et regroupe tous ses textes et entretiens politiques. 28
Angela Marzullo : Personnellement, j’ai rencontré Carole à travers ses films sur Gina Pane (5 films réalisées entre 1973 et 1975), une artiste performeuse, parce qu’en tant que vidéaste, je m’intéressais aux vidéos féministes dans le champ de l’art. Par ailleurs, Gina Pane avait publié un texte sur Carole Roussopoulos où elle analysait ses relations avec la vidéaste, et critiquait le fait que le film Action Autoportrait(s) (1973) ne montrait que son visage et pas l’action de la performance, au moment où qu’elle se coupait le ventre avec une lame de rasoir. Elle explique ensuite que la vidéaste avait eu une césarienne. Confrontée moi-même à la maternité, cela m’a beaucoup interpellé. Je suis donc entrée par ce biais-là dans son travail.
Ensuite, concernant mon propre travail artistique, ayant beaucoup aimé le livre de Valérie Solanas, texte culte des féministes, et souhaitant transmettre une éducation féministe et culturelle à mes deux filles, j’ai réalisé un remake du film Scum manifesto. J’ai transporté la scène dans une chambre d’enfant, en choisissant un texte sur les femmes dans l’art et le système artistique. J’ai développé ainsi un axe de transmission et, comme mes filles aiment bien le théâtre, cela m’a permis, malgré les nombreuses prises, de donner l’impression que cette scène était au contraire prise sur le vif.
N. B. : J’aimerais que l’on revienne sur le FHAR et Guy Hocquenghem.
L. S. : Sorti de l’École Normale Supérieure, Guy Hocquenghem était en quelque sorte l’écrivain du FHAR, dans le journal Tout, il avait appelé à la première réunion du FHAR à l’École des Beaux-Arts au printemps ’71. Dans le film de Carole, il fait référence à Tout, dont il était un rédacteur. Il a également rédigé en grande partie le Rapport contre la normalité 29 (1971). Peu de temps avant sa mort, il a aussi raconté sa vie dans un livre posthume, L’Amphithéâtre des morts 30, dont le récit s’arrête en 1970. Quand nous avons réalisé Race d’Ep en 1979, je voulais qu’il raconte l’histoire du FHAR, mais il disait ne pas pouvoir le faire compte tenu de son engagement, il ne voulait pas faire un film sur lui-même. Il détestait le « moi je » qu’il trouvait haïssable. Je lui ai ensuite dédié un petit film, intitulé Notre trou du cul est révolutionnaire, tiré d’un de ses textes, publié en 1971-1972 dans la revue Partisans.
En 1971, le FHAR comprenait quelques centaines de milliers de personnes avec beaucoup de courants très différents. L’un des plus fameux s’appelait « Les Gazolines » et avait fait un film, intitulé La Banque du sperme. Il y avait aussi de nombreux journaux : Antinorm, Le Fléau social. Tout était un journal révolutionnaire, dont le titre faisait référence à Do it de Jerry Rubin : « ce que nous voulons : Tout ». Le numéro 7 de mai 1971 a mis le feu aux poudres. De la France entière, des homosexuels, des transsexuels sont venus aux Beaux-Arts de Paris voir ce qui s’y passait. Toutefois le film du FHAR n’a pas été tourné aux Beaux-Arts (l’administration s’y est opposée), mais à Vincennes, l’université créée après 1968. Une expérience extraordinaire ! Dans le département de philosophie, où a eu lieu le tournage, se trouvaient Foucault, Schérer, Guattari, Deleuze, François Châtelet (créateur de l’université de Vincennes et plus particulièrement du département de philosophie). C’est Georges Lapassade, dont je viens d’apprendre la mort, qui avait organisé cette réunion et appelé Carole. Il était professeur à Vincennes, un participant de toutes les luttes, et l’un des premiers à avoir écrit sur le rap. C’est également lui qui a mis en relation Carole et Jean Genet.
Durant cette période, on faisait encore face à des répressions assez dures. En janvier 1978, j’avais organisé un festival à la Pagode qui avait été interdit. Il avait été annoncé que tous les films avaient été saisis, dont le film de Jean Genet, Un chant d’amour. Ceci m’avait valu d’avoir été mis en cause par l’avocate de Jean Genet car celui-ci risquait d’aller en prison à cause de nous. Son film était interdit, même s’il circulait clandestinement dans tous les collectifs. En réalité, j’avais tout planqué ! En revanche, les films saisis étaient ceux de Cocteau… Appartenant à Pierre et Louis Malle, ils se trouvaient dans la cabine de projection de la Pagode parce qu’ils faisaient souvent des rétrospectives… C’était un clin d’œil historique assez comique !
Il y a eu une très belle histoire d’amour entre René Schérer et Guy Hocquenghem. René Schérer est le frère cadet d’Eric Rohmer. D’une famille de Corrèze, ils sont montés tous les deux à Paris, René pour finir des études de philosophie et Éric pour entreprendre la carrière de cinéaste que vous connaissez. L’histoire de Guy et René commence lorsque celui-ci était professeur au lycée Henri IV. Guy ayant effectué une rentrée un peu tardive, il venait avec une lettre pour un professeur et il s’est trompé de classe… Il est entré dans la classe de René Schérer ! C’est ainsi que René l’a vu apparaître… Guy était d’une beauté et d’un charisme qui faisait que tout le monde tombait amoureux de lui (homme, femme, chien, chat… !), un garçon qui séduisait absolument tout le monde, resplendissant d’intelligence et de tendresse, mais capable aussi de toutes les colères contre les systèmes de répression. C’est lui qui a écrit ce fameux livre, Ceux qui sont passés du col Mao au Rotary 31, réédité dernièrement, mais qui passe totalement inaperçu puisqu’il accuse beaucoup de ceux qui tiennent le pouvoir actuellement – intellectuels surtout – d’être des renégats par rapport aux utopies de mai 68. À l’apparition de « cet ange », René, ébloui, lui a demandé de s’asseoir dans sa classe, et par la suite, ils sont devenus amants. Ceci était particulièrement risqué ! Il y avait eu l’affaire Gabrielle Russier : cette femme, professeur de lycée, tombée amoureuse d’un de ses élèves, qui, condamnée, s’était suicidée en prison… Un film a été tiré de cette histoire : Mourir d’aimer. À l’époque, un travail important sur la légalité avait été mené par Guy Hocquenghem, René Schérer, Michel Foucault… avec ce qu’on a appelé la constellation Hocquenghem, née du FHAR, Michel Cressole, Gilles Châtelet, Michel et Guy étant des étudiants de Deleuze, très amis de Guattari… Un creuset très riche grâce à l’université libre de Vincennes, déplacée aujourd’hui à Saint-Denis, où René Schérer est toujours professeur émérite de philosophie. Il continue, à 85 ans, son séminaire et aborde les questions du crime, de la légalité, des lois sur la récidive… Il est toujours un homme en pleine action ! Si vous tapez « René Scherer » sur You Tube ou Daily Motion, vous verrez des vidéos sur ce séminaire que je poste régulièrement.
D. F. : Je crois à l’utilité réelle du témoignage de Lionel qui est un moment de transmission. Transmission qui me paraît un des aspects nécessaires pour que, justement, des mouvements de cette nature et de cette radicalité puissent renaître, puissent s’étendre.
N. B. : La régression sociale, que nous évoquons depuis trois jours, tient en partie à ce que cet héritage n’a pas été transmis de façon correcte, et il me semble passer massivement dans les films de Carole Roussopoulos. Les films de Carole nous lèguent aussi pratiquement cette culture de la contestation, de l’élégance des discours, de ces façons de savoir s’organiser, de passer à l’acte très rapidement, qui ne se serait peut-être pas dissoute aussi vite après 1981 s’ils avaient circulé. La chose à faire, me semble-t-il, est de précisément jalonner l’histoire en triant les films qui, à moment donné, ont vraiment été importants, et de se demander pourquoi ils n’ont pas été vus, pourquoi ont-ils été oubliés ?
Un exemple de cette mauvaise transmission concerne les deux premiers films, désynchronisés, que nous avons vus. Pourtant, ils ne l’étaient pas à l’origine. Le problème provient des techniques de vidéo qui évoluent sans arrêt et obligent, tous les cinq ans, à transférer un certain nombre d’archives sur de nouveaux supports. Ce phénomène industriel affecte considérablement la mémoire collective. En effet, les deux films de Carole ont d’abord été oubliés, puis mal transférés.
Dans la salle : J’aimerais aussi revenir sur le film sur les mères espagnoles où l’on voit ces femmes témoigner de l’amputation de leur corps après la condamnation à mort de leur fils. Elles nous adressent un message très fort : on a tué le fruit de leur corps !
N. Brenez : C’est le film le plus bouleversant que j’ai jamais vu de ma vie. Autant les autres films de Carole participent d’une sorte d’allégresse, d’énergie victorieuse (les victoires de la libération sexuelle étant à peu près les seules victoires tangibles, inscrites dans des lois, même si elles sont mises à mal et démantelées aujourd’hui…), autant le film sur les mères espagnoles participe de l’autre versant des combats. C’est l’histoire des oubliés, des vaincus, des disparus… Cette histoire que réclamait Benjamin, celle qu’Howard Zinn a écrite sur les Etats-Unis 32 et que transpose en images le film de John Gianvito, Profit Motive and the Whispering Wind (2007) qui, je l’espère, sera très largement diffusé. Pour cette raison, ce que représente Les Mères espagnoles est considérable par ce que disent ces femmes (la torture et l’exécution de cinq jeunes militants basques par la police franquiste), et par son existence même. 33
Dans la salle : Ethiopien, enseignant à Djibouti, je considère ces films utiles à mes étudiants pour les faire parler sur ce qu’ils pensent du corps, et leur ouvrir aussi des perspectives pour des combats futurs. Quant au film sur les mères espagnoles, ce qui s’est passé au Pays Basque en 1970, se passe aujourd’hui à Djibouti, et il n’y a pas une famille qui n’est pas concernée par ce problème.
N.B. Pour en revenir à cette production des années 1970, je pense que la remise en circulation de ces films très exigeants, qui avaient réfléchi sur les formes cinématographiques en liaison avec des bouleversements, des réparations, des injustices de tout ordre, fertiliserait et donnerait de l’élan à un certain nombre de cinéastes et de vidéastes aujourd’hui. Ce qui était très puissant et dynamique à cette époque concernait la simultanéité des revendications sociales et des revendications formelles, c’est-à-dire des recherches pour décrire un autre monde avec d’autres mots… Cela engendrait une réflexion approfondie sur le discours, le langage, sur toutes les formes artistiques et donc cinématographiques. De façon collective, un héritage de propositions formelles très diverses et extrêmement passionnantes a vu le jour. Les films de Carole en témoignent. Elle a par ailleurs réalisé des documentaires, beaucoup plus traditionnels, se présentant sous la forme d’un pur continuum d’événements : par exemple, le film où elle accompagne l’invention d’un rituel révolutionnaire, à Chypre, par des femmes dépossédées de leurs maisons. D’autres sont des essais d’analyses déconstructives d’émissions de télévision, dont l’un s’appelle Miso et Maso sont dans un bateau. À travers la présentation des films de Carole, il s’agissait donc aussi de rappeler cette diversité de formes.
Pour autant, l’intention n’est pas d’en faire des modèles, mais plutôt des sortes de bombes d’énergie. Des cinéastes comme Carole Roussopoulos, René Vautier, Sylvain George aujourd’hui, etc., sont des citoyens ordinaires, il n’y a rien derrière eux, ils réalisent ces gestes d’images de façon absolument indépendante, intellectuellement, financièrement, politiquement… Ce que René Vautier a accompli, en partant tout seul en Afrique à 20 ans en 1950 pour réaliser un film contre le colonialisme, en opposition avec son propre parti, d’autres peuvent le faire aujourd’hui… (je pense à Florent Marcie à propos de la Tchétchénie, par exemple). Je ne sais pas si on peut changer le monde, mais en tous les cas, il y a une histoire de ces images à faire, une entreprise très urgente aujourd’hui.
Dans la salle : À cette époque, les cinéastes, comme René Vautier, n’étaient pas des entités individuelles, isolées, atomisées, ils étaient tous dans des groupes, non seulement militant politiquement, mais aussi militants du cinéma. Le film lui-même était un acte militant, et non un acte isolé et seulement de création ! C’était bien sûr une création avec un travail d’auteur(s), mais avant tout, c’est un acte de militant en soi.
N.B. : C’est vrai pour d’autres, surtout plus tard lors de la floraison des Collectifs de réalisation, mais René Vautier, pour partir en Afrique, avait dû laisser la carte de son parti à son secrétaire de section.
– Les séances 6 et 7 n’ont pas été retranscrites –
6– « La fin de la révolution est la suppression de l’angoisse » : Utopies de plaisir, attention au monde et retour au combat
Nicole Brenez : L’objet de cette séance est de montrer un certain nombre de propositions fortes, (toujours dans le sens d’un cinéma engagé, mais pas nécessairement militant) sur la description du monde. Les films y sont tous traversés par une même préoccupation, que ce soit sur un mode strictement plastique, éventuellement formaliste, ou documentaire, comme celui de Raymonde Carasco. Le fil conducteur de cette séance est la transe, ce moment où le corps échappe à lui-même, ou cherche à échapper à lui-même, pour accéder à une autre dimension de l’expérience, éventuellement à un autre monde.
The Great society de Masahori Ôe est un film japonais de 1967, d’une durée de 19mn. C’est une démonstration éclatante de la capacité du cinéma, en tant que pur dispositif d’enchaînements d’images et de sons, à rendre compte de l’histoire collective, à capturer le Zeitgeist qui traverse et constitue les subjectivités singulières – et pour le contester autant qu’il est possible.
San Franscisco d’Anthony Stern et London 66-67 de Peter Whitehead présentent deux interprétations visuelles, toutes deux documentaires, sur deux versions du même morceau de Syd Barrett. Le film de Peter Whitehead est dédié à Syd Barrett qu’il considère comme l’icône même de la liberté qui se déchaîne à l’époque. À noter qu’Anthony Stern était l’assistant de Peter Whitehead et que tous les deux étaient des amis d’enfance de Syd Barrett. Il existe donc une histoire commune entre les Pink Floyd, dans leur période expérimentale, et ces deux cinéastes. Peter Whitehead, cinéaste plasticien engagé est, entre autres, le réalisateur du chef-d’œuvre The Fall tourné à New York en 1968, qui notamment rend compte des luttes étudiantes américaines à Columbia University, prélude au mai 68 français. Il a également réalisé de nombreux clips pour Jimmy Hendrix, les Rolling Stones, Eric Burdon & The Animais, Nico… On finira sur San Franscisco Redux d’Anthony Stern. Contrairement à son ami Peter Withehead, Stern n’a réalisé qu’une quinzaine de films (essentiellement des autobiographies, des films de commande, et aussi d’architecture et de voyages – dont l’un en Afghanistan), puis il a abandonné le cinéma pour devenir maître verrier (aujourd’hui très célèbre). Or, récemment, on lui a demandé à nouveau de montrer ses films. Cela lui a fait très plaisir, car il pensait qu’ils avaient été oubliés, et cela lui a redonné envie de refaire des films. Il a donc réalisé un « redux », un « remake » de son San Francisco avec deux de ses nouveaux collaborateurs, qui donnent une nouvelle dimension aux images originales.
Shinjuku Station de Jonouchi Motoharu (1974), puis Ciguri 98 – La Danse du Peyotl de Raymonde Carasco et Régis Hébraud, présentent deux traitements documentaires la transe opposés et complémentaires. Artiste engagé, Jonouchi Motoharu invente en solitaire une performance vocale devant les images de la manifestation sanglante qui eut lieu à Tokyo à la Shinjuku Station en octobre 1968, au cours de laquelle furent blessés et arrêtés des centaines d’étudiants protestant contre la guerre du Vietnam et le pacte de sécurité américano-nippon. Son film est à la fois un hurlement, une prière profane, une cérémonie exécratoire, un hommage… Il nous montre comment, avec juste son corps, un individu peut prendre l’histoire collective en charge, et comment celle-ci le traverse, le dévaste et l’oblige à créer.
Quelques mots trop rapides sur Raymonde Carasco. Avec son mari et opérateur Régis Hébraud, elle réalise tout d’abord un film d’essai, Gradiva, adaptation de la Gradiva de Wilhelm Jensen (1903), contre l’interprétation de Freud, sous forme d’une série de ralentis différentiels sur le mouvement du pied (celui du bas-relief de Pompéï, décrit par Jensen dans sa nouvelle, dont Freud se servit comme emblème du fétichisme). Ensuite, fascinée par Artaud, Raymonde Carasco part au Mexique sur ses traces. Elle en ramène d’abord un film uniquement centrés sur les mouvements des pieds et des jambes des Tarahumaras. Cette nécessité lui a paru d’autant plus fondée que « Tarahumaras » signifie le peuple qui marche, le peuple qui court. Elle montre le film à Jean Rouch qui d’abord est furieux ! Ce film ne répondait pour lui à aucun critère ethnologique et contrevenait à toutes les capacités de connaissances dont le cinéma peut être porteur ! Ils restèrent un moment fâchés. Mais, Jean Rouch étant un esprit ouvert, accueillant, compréhensif et doté d’une culture surréaliste, Raymonde et lui se comprirent, se réconcilièrent, devinrent très proches et travaillèrent ensemble. L’un des aboutissements de ce tressage de différents et de compréhension est ce film, où Jean Rouch lit le texte d’Antonin Artaud.
– Projection –
7 – Stephen Dwoskin
N. B. : Ce séminaire va s’achever avec le travail de Stephen Dwoskin, qui permet à la fois de synthétiser ce qui s’est dit depuis 3 jours, de le porter autrement et de le prolonger. La spécialiste de Dwoskin en France, Maureen Loiret, va parcourir cette œuvre. La projection des films de Dwoskin correspond aussi à une demande de Christophe Postic, dont le désir d’un séminaire sur le corps à Lussas est lié à l’œuvre de ce réalisateur. De ce fait, j’ai choisi un corpus qui puisse échantillonner certaines facettes de l’œuvre, vous en aurez ainsi une sorte de récapitulatif que Maureen Loiret déploiera ensuite au cours d’autres séances monographiques.
Maureen Loiret a été critique de cinéma à La Croix et Ciné Live, ainsi que productrice d’émissions à France Culture, par exemple sur Wim Wenders. Surtout, ce qui nous vaut le plaisir de sa présence, est son coup de foudre pour Stephen Dwoskin. Elle a travaillé intensément sur l’œuvre et le cinéaste dont elle est très proche. En 2004, Maureen a organisé le permier grand hommage à Dwoskin en France, au festival de Pantin.
Maureen Loiret : Dwoskin a d’abord fait l’objet d’une grande rétrospective au festival de Rotterdam. Il rencontrait de grosses difficultés à faire reconnaître son travail de par son handicap, une paralysie due à une polyomélite à l’âge de neuf ans. Immobilisé, cet homme de paradoxe, après des études de graphisme, a choisi le cinéma, art du mouvement. Pourtant, cette maladie fut pour lui une aubaine au sens où il confie que, grâce à elle, il a pu faire des études (très chères aux États-Unis), en obtenant une bourse pour handicapés que Roosevelt (lui-même handicapé par la polyo) avait créée. Durant trois années, en rééducation dans l’état de New York (dont Roosevelt était le gouverneur à l’époque), Dwoskin bénéficia de cette bourse. Par la suite, il a pu entrer à la Parsons Art School (à New York) parce qu’il y avait un ascenseur. Il n’existait pas d’école de cinéma à l’époque. Dwoskin est venu au cinéma petit à petit par la photographie. Il a toujours aimé l’art de la photo en noir et blanc, et a été très marqué par le photographe Bill Brandt, sur lequel il a réalisé un documentaire, Bill Brandt : Shadows from Light, en 1983 (d’ailleurs, Bill Brandt n’acceptait que Dwoskin comme cinéaste, connaissant ses qualités de photographe).
On classe souvent Dwoskin dans le cinéma expérimental ou underground, mais lui est absolument contre. Aujourd’hui, le terme « Underground » ne convient plus puisqu’il s’agissait de films contestataires censurés, projetés dans des « souterrains ». Or, tous ses films, même audacieux érotiquement, sont maintenant montrés. Ce terme ne convient pas non plus parce qu’au moment où l’un des chefs de file de ce cinéma, Andy Warhol, commençait à connaître une grande notoriété, Dwoskin quittait New York. Il a toutefois beaucoup profité du creuset créatif de cette ville. C’est ce même formidable enthousiasme partagé par des artistes de tout bord (qu’ils soient peintres, danseurs, compositeurs, cinématographes…) qui a formé Dwoskin. Par la suite, Dwoskin a cherché son propre art filmique. Ce qui est miraculeux chez lui, et qui me frappe à chaque fois, c’est comment, en si peu de temps, avec si peu de décors (juste une caméra mobile), on arrive à être saisi par une magie, un mystère, un suspens … Et tout d’un coup, les êtres que vous voyez évoluer devant vous, deviennent des personnages, et vous ne savez pas comment le miracle s’est opéré. J’ignore si, dans le cinéma expérimental, on rencontre ce miracle aussi fortement. Chez Dwoskin, tout est lié sans en avoir l’air parce qu’en réalité rien n’est pré-écrit, il n’y a pas de scénario, il travaille au coup par coup, à la prise de vue, mais aussi beaucoup au montage pour le son. Je pense que peu de cinéastes utilisent autant le son (plus que la mélodie). D’ailleurs, lorsqu’il choisit une mélodie, elle est tellement déformée qu’on ne la reconnaît plus comme telle, le son est torturé tout autant que l’image. Ce qui le caractérise, c’est la figure du paradoxe et de l’exilé. Il existe toujours une tension entre le visuel et le sonore, ou entre les personnages, ou entre le cinéaste, la caméra et le personnage. La question du regard est fondamentale dans son cinéma. Nous avons choisi quatre courts-métrages, les trois premier font partie de ses premiers courts-métrages, tournés en 16mm : Moment en 1968, Trixi en 1969, Jesus’ Blood en 1972. Jesus’ Blood est particulier et à part, car il ne traite pas du corps d’une femme, or, la majorité des films de Dwoskin se déroule entièrement devant des corps de femmes. Le quatrième court-métrage, Nights-hots est tourné en vidéo sans aucun éclairage, et donc très différent des trois autres (Dwoskin a découvert la vidéo avec Intoxicated by my illness, 2001).
– Projection –
Maureen Loiret : Brisures, cassures…, je pense qu’on ne sort pas indemne de la vision de ces films.
Précisons l’importance de la danse chez Dwoskin. Avant que Stephen Dwoskin commence à souffrir de la polyo, son grand-père maternel, qui était un grand danseur en Russie, avait eu le temps de lui enseigner, dès l’âge de sept ans, les danses folkloriques russes. C’est un thème récurrent dans tous ses films, même d’une manière très simple dans la gestuelle, même quand il filme une femme en plan fixe. Il y a une chorégraphie dans ces gestes qui se répètent. Dans Nightshots, vous avez pu remarquer à quel point les contorsions sont presque de l’acrobatie. Même dans Jesus’ Blood, la démarche du vieillard, bien sûr très ralentie (au montage et par l’utilisation d’une caméra très spécifique), est un peu dansante aussi. Je ne sais si vous avez été sensible à cette gestuelle, mais elle est très importante, tout autant que le travail sur le son. À ce propos, je vous signale qu’il existe une revue suisse qui s’appelle Décadrage et dont le quatrième numéro est entièrement consacré à Dwoskin. Dans ce numéro, Laurent Guido livre une étude très détaillée de Trixi : comment le mot « Trixi » est traité, et comment petit à petit il est séparé, puis ré-assemblé, puis re-contracté, puis accéléré de plus en plus, à tel point que le nom « Trixi » devient « Trick see », c’est-à-dire « voir une farce » 34. De même que, dans la chanson du vieil homme, Jesus’ Blood never fail me… yet, le « yet » vient toujours après une espèce de silence… Toute la dérision est dans ce mot « encore » (la phrase voulant dire : « le sang de Jésus ne m’a jamais manqué… encore ! »).
Nicole Brenez : Je voudrais faire le lien entre Dwoskin et le programme que nous avons vu jusqu’à présent. De notre ouverture, Bon pied, bon œil et toute sa tête, une tentative de travail analytique approfondi dont le but est de politiser la question du handicap, nous en sommes arrivés aux films de Dwoskin. Cette réponse en acte place la question du handicap corporel sur un tout autre terrain en nous renvoyant à des traditions littéraires et picturales, qui ont profondément informées l’imaginaire du XXe siècle sur le corps : Bataille pour le son et Toulouse Lautrec, plus présent encore comme référence dans Oblivion en 2005. Par cet éventail de films, pas encore assez large, j’ai voulu indiquer que le cinéma ne permettrait pas de dégager une conception définie du corps, mais au contraire, qu’il importe en ce qu’il ne cesse d’inventer des formes, des conceptions, des idées, des dispositifs très divers, parfois très rigoureux, et souvent sublimes. Je retrouve ainsi cette phrase d’Hegel, qui me hante autant que les bandes son des films de Dwoskin : « Il n’y a pas de limite à l’accidentalité des figures ». Chez Hegel, cela signifie qu’il y a trop d’apparences dans le monde, trop de diversités, de créatures, trop d’accidents, pour lesquels il faut que l’esprit trouve des catégorisations. C’est, me semble-t-il, ce qui se manifeste justement sans cesse dans le travail du cinéma. L’accidentalité n’existe pas seulement d’être à être, mais à tout instant de la vie de tous les films mêmes. Et Dwoskin nous le montre à chaque instant, dans chaque plan, dans chaque geste, dans chaque mimique. Mais aussi, parce que la plupart de ces mimiques, de ces gestes sont parfaitement in-interprétables. Ou alors, chacun l’interprète pour soi en sachant bien qu’il existe une réserve de sens insondable, indécidable entre la douleur, le plaisir, l’angoisse, la jubilation, le jeu, la simulation, car tout est donné en même temps, tout le temps. Le cinéma peut nous donner cette diversité infinie à condition que l’on sorte du cinéma industriel dont l’objectif est exactement inverse, ramener toujours tout au Même avec des répertoires de plus en plus limités.
Dans la salle : Un geste me paraît symptomatique, dans les deux premiers films, c’est cette mimique du modèle qui sourit les yeux pleins de larmes. J’ai été frappé de m’apercevoir que ce même effet de larmes se produisait chez le spectateur, pendant Jesus’ blood… Ce geste vous apparaît-il comme symptomatique de la posture de Dwoskin ?
M. L. : Pour en revenir à l’expression du visage : ces visages en agonie alors qu’ils devraient exprimer une jouissance sexuelle, passent par différentes phases, puis se révèlent finalement envahis par une poussée intérieure, qui effectivement se traduit souvent par des larmes. Dans Trixi par exemple, la présence de l’eau est d’abord celle de la douche, puis petit à petit, on se rend compte que ce sont des larmes qui coulent. Vous verrez sur ce thème le film qui s’appelle Din amo : un long métrage en couleur où Dwoskin explore justement l’expression du visage, où tout passe par le visage. Dans Nightshots apparaît le thème de La Belle et la Bête, avec ces grands moments de respirations lourdes, qui en réalité viennent du masque à oxygène porté par Dwoskin toutes les nuits pour survivre (la polyoméhte étant une maladie évolutive, le virus a gagné ses poumons). Il a eu l’idée de garder ce bruit dans la bande son, qui symbolise très explicitement « la bête ». Des traces existent déjà dans les films précédents, mais n’apparaissent pas à l’écran.
Je voulais ajouter un détail : dans Trixi, je ne sais pas si vous l’avez reconnue, l’actrice est Béatrice Cordua (Trixi étant un surnom de Béatrice), et c’est elle encore dans Nightshots, mais beaucoup plus âgée. Béatrice est une danseuse professionnelle, ce qui explique ses jambes assez musclées. Elle a suivi Dwoskin tout au long de sa carrière, comme beaucoup d’autres femmes. Dwoskin est un homme à femmes, il a est entouré d’une « famille de femmes » qui seront toujours présentes à ses côtés, soit comme actrice, soit comme assistante ou monteuse. Carola Régnier par exemple, sa compagne pendant trois ans, joue encore dans son dernier film. Ces femmes ont d’ailleurs souvent des ressemblances physiques, notamment, des pommettes assez saillantes…
N. B. : Dwoskin a aussi publié un livre très important dans l’histoire du cinéma expérimental et d’avant-garde mais disponible seulement en anglais, Film Is 35.
Dans la salle : Dans Jesus’ blood, Dwoskin est capable, me semble-t-il, de nous faire parcourir toute l’histoire du cinéma, rappelant « la marche » de Marey avec cet homme qui vient vers nous au ralenti, et évoquant aussi les lanternes magiques avec, à l’arrière-plan, le passage de véhicules à intervalles réguliers. Ainsi, on peut repartir sur ce corps de femme vieillie, parce que chargé de cette histoire du cinéma.
M. L. : Pour en revenir à la bande son de Jesus’ blood, tout d’abord, ce n’est pas l’homme qui marche, qui chante… Comme souvent chez Dwoskin, il opère une distanciation entre la personne qui est à l’écran et celle qui parle ou chante. Dans le cas présent, la chanson a été tirée d’un documentaire sur des ivrognes, et celui qui chante est un anonyme. Lorsque Gavin Bryars, l’un des grands compositeurs des films de Dwoskin, a eu cette chanson, il l’a complètement retravaillée et l’a fait accompagner par un orchestre. Dans cet orchestre – on peut le lire dans le générique final–, ce sont essentiellement des instruments à corde (violon, violoncelle, basse, guitare) avec également de l’orgue et du tuba. Pour la première représentation de ce film, qui a eu lieu en plein air sur grand écran, Gavin Bryars lui-même a dirigé l’orchestre.
Vous avez sans doute remarqué que parfois les bords de l’image deviennent rouges incandescents comme si la pellicule allait prendre feu. Le film renvoie à la fragilité de la pellicule, qui, de plus, ne nous donne pas d’emblée une image très nette, comme s’il y avait une sorte de brume de laquelle peu à peu apparaît enfin une silhouette bien tracée. Cela me fait penser à des films de Dreyer où les vampires sortent de la grisaille… Par ailleurs, je trouve que la représentation globale de ce film est celle de tout un parcours de vie. On sent qu’il y a de l’absurde qui sous-tend l’ensemble. On ne sait pas très bien où est la fin de ce cycle, on est tenu en suspens. Comme souvent dans les films de Dwoskin, on se demande quand est-ce qu’il va couper le plan ? C’est une vraie question de récit.
N. B. : Jesus’ blood est l’un des grands moments que le cinéma nous lègue sur la condition humaine. Cette façon de se débattre dans une opacité absolue tant bien que mal avec des repères symboliques, parfaitement fallacieux, le « Jesus’ blood », qui bien sûr va toujours faire défaut. À ce titre, le film offre un condensé de ce que le cinéma peut faire face à l’engluement dans les choses, dans l’insensé. C’est une épiphanie. Le cinéma est la technologie de l’épiphanie, il peut faire apparaître et disparaître sans arrêt ses figures de façon infiniment différenciée. De ce point de vue, puisque Maureen évoquait la texture de la pellicule, j’en profite pour citer un film de Robert Fenz dont nous n’avons pas du tout parlé, Greenville, MS, sur un boxeur 36. Le principe plastique est le même, presque déontologique, c’est-à-dire trouver des développements de la pellicule hors de l’industrie. Les effets de texture, un travail sur la granulosité et le contraste, y sont très plastiques, extrêmement subtils, fins et différenciés. Ce qui n’a donc rien à voir avec une image industrielle, l’auteur s’adresse à un artisan, Mark Kosarik, qui possède un laboratoire dans le Massachusetts, pour développer de manière spécifique chacune de ses pellicules. Évidemment, le jour où le laboratoire artisanal n’existera plus, la possibilité même des principes stylistiques de Robert Fenz et de bien d’autres disparaîtra… c’est inéluctable.
Pour conclure sur cette diversité d’épiphanies, ce que l’histoire du cinéma a appris d’elle-même, tout au long de ces cent cinquante ans (des plaques de lanternes magiques jusqu’à la vidéo), c’est l’instabilité. Au départ, les premières images animées avaient été pensées sous les auspices photographiques de la « reproductibilité », c’est-à-dire dans ses capacités d’enregistrement mimétique mais aussi au titre d’images propagées en masse et partout les mêmes, donc comme imagerie. Les cinéastes expérimentaux ont à l’inverse travaillé sur le déploiement et la variété des phénomènes de développement, des dispositifs sans cesse différents, des interventions sur photogramme et chacun des paramètres qui entre en jeu dans le dispositif cinéma : le projecteur, l’écran, le corps humain, etc. Grâce à leurs initiatives, le cinéma échappe aux réductions des archétypes et aux approximations de la ressemblance, il participe d’une immense instabilité sans cesse reproduite, il a cultivé sa capacité à restituer et faire apparaître le divers, l’infinie diversité de l’expérience, pour ce qui concerne le corps et ses relations avec toutes choses.
Séminaire proposé par Nicole Brenez, retranscrit et mis en forme par Claudie Jouandon.
- Erwin Panofsky, L’œuvre d’art et ses significations. Essais sur les « arts visuels », Gallimard, 1969, pp. 53-99.
- Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Gallimard, 1964.
- Michel Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Presses Universitaires de France, 1963.
- Le Collège de France participait aussi au financement des travaux mis en œuvre à la station.
- Christian Pociello La Science en mouvements Étienne Marey et Georges Demenÿ, 1870-1920, PUF, 1999.
- Georges Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, 1977.
- Voir le numéro 22/23 de La Revue Documentaires, qui consacre tout un dossier à ce film.
- Alain Badiou, L’Éthique, essai sur la conscience du mal, Paris. Hatier, 1993 (réédition Nous, Caen, 2003)
- SPK, Faire de la maladie une arme, Champ Libre, 1971 (Nouvelle édition révisée par SPK/PF(H) à Heidelberg, 1995, ISBN 3- 926491-22-1
- Wang Bing, À l’ouest des rails, 2003.
- Organe de presse du Groupe Information Asile (GIA).
- Ce film a été tourné en super 8 et dure 2h30, mais on ne peut le diffuser du fait que les malades n’étaient pas en mesure de donner leur accord au moment du tournage.
- Anson Rabinbach, Le Moteur humain : l’énergie, la fatigue et les origines de la modernité, tr. Michel Luxembourg, La Fabrique éditions, 2004.
- Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, tr. Marilène Raiola, Le Seuil, 1997.
- Ma vie est mon vidéo clip préféré, documentaire de Lee Show-Chun, 48’, France, 2004.
- Georg Simmel, Sociologie, étude sur les formes de la socialisation (1908), tr. Lilyane Deroche-Gurcel, Puf, 1999.
- Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la raison, (1944), tr. E. Kaufholtz, Gallimard, coll. Tel Quel, 1983.
- Patrick Declerck, Les Naufragés. Avec les clochards de Paris, Plon, coll. Terre Humaine, 2001.
- Arlette Farge, Jean-François Laé, Patrick Cingolani, Franck Magloire, Sans visage, l’impossible regard sur le pauvre, Bayard, 2004.
- François Bon, Jérôme Schlomoff, La Douceur dans l’abîme, La Nuée bleue, Strasbourg, 1999.
- Claude Lefort, « L’Idée d’Etre brut et d’esprit sauvage », Sur une colonne absente, Ecrits autour de Merleau-Ponty, Gallimard, 1978
- James Sibley Watson est un scientifique qui a travaillé sur les représentations de l’intérieur du corps (en scientifique !) et également participé à la réalisation de films expérimentaux, très structurés et rigoureux, mais sur l’apparence du corps. Il a donc travaillé sur les deux bouts de la chaîne anatomique : d’une part, l’élucidation scientifique de l’intérieur du corps, d’autre part, la projection psychique – sous forme de grandes fictions allégoriques, souvent inspirées de la bible, comme par exemple, Lot in Sodom (1933).
- Film avec Delphine Seyrig sur un texte de Valerie Solanas, a été édité dans le coffret de DVD, Carole Roussopoulos, Luttes de libération des années 1970, Métis Presses, Lausanne, 2010 (Textes de H. Fleckinger, J.P. Fargier, E. Bovier.
- Personnalité sur laquelle elle fit un film suite à son assassinat.
- Guy Hocquenghem, Le Désir homosexuel, Fayard, 1972.
- Guy Hocquenghem, La Dérive homosexuelle, Ed. Jean-Pierre Delarge, 1977.
- Race d’Ep, réalisé par Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem, 1979.
- Jean Genet, L’Ennemi déclaré, œuvres complètes, Tome VI., Gallimard, 1991.
- FHAR, Rapport contre la normalité, Editions Champ libre, 1971.
- Guy Hocquenghem, L’Amphithéâtre des morts, mémoires anticipées, Gallimard, 1994. Le texte avait été écrit en 1988.
- Guy Hocquenghem, Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col Mao au Rotary, 1986, (rééd Agone, Marseille, 2003).
- Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis de 1492 à nos jours (1980), tr. Frédéric Cotton, Marseille, Agone, 2002.
- Voir Gisèle Halimi, Le Procès de Burgos, Gallimard, 1971, réédité dans la collection Témoins ; Eldridge Cleaver, Panthère noire (Soul on Ice), Éditions du Seuil, 1970, coll. « Combats » ; Angela Davis, Bettina Aptheker, S’ils frappent à l’aube, Editions Gallimard, Témoin, 1972 et F.H.A.R. : rapport contre la normalité, Editions Champ libre, 1971.
- Laurent Guido, « Ballets pour corps et caméra : mouvements rythmés dans les premiers courts métrages de Stephen Dwoskin », Décadrages, n° 7, printemps 2006.
- Stephen Dwoskin, The international free cinema, Londres, P. Owen, 1975.
- Robert Fenz, Meditations on Revolution, Part IV : Greenville, MS, 2001, États-Unis, 29’, noir & blanc,16mm.
- Sauf indication contraire, les descriptifs de films sont de Nicole Brenez.
(Lorsqu’il n’est pas précisé, le lieu d’édition est Paris).
- Aéroport Hammam-Lif | Slim Ben Chiekh | 2007 | Tunisie | 21’ | Vidéo | Vidéo
- Bad Connexion | Mounir Fatmi | 2005 | Canada | 15’20
- Bon pied bon œil et toute sa tête | Groupe Cinéthique | 1979 | France | 1h20 | 16 mm | 16 mm
- Ciguri – Tarahunmra 98 – La danse du Peyotl | Raymonde Carasco | 1996 | France | 42’ | 16 mm | 16 mm
- Deus Ex | Stan Brakhage | 1971 | États-Unis | 35’ | 16 mm | 16 mm
- Diary of a Married Man | Lech Kowalski | 2004 | États-Unis | 21’ | Vidéo | Vidéo
- Embargo | Mounir Fatmi | 1997 | Maroc, France | 8’ | Vidéo | Vidéo
- Exotic | Mounir Fatmi | 2002 | France | 8’ | Vidéo | Vidéo
- Face, les 99 noms de dieu | Mounir Fatmi | 1999 | France | 9’15 | Vidéo | Vidéo
- Filmarilyn | Paolo Gioli | 1992 | Italie | 11’12 | 16 mm | 16 mm
- Genet parle d’Angela Davis | Carole Roussopoulos | 1970 | France | 7’ | Vidéo | Vidéo
- I Wanna Be Your Dog | Simon Kansara | 2007 | France | 3’ | Vidéo | Vidéo
- Jesus’ Blood (Never Failed Me Yet) | Stephen Dwoskin | 1972 | Grande-Bretagne | 30’ | 16 mm | 16 mm
- La Douceur dans l’abîme | Jérôme Schlomoff et François Bon | 1999 | France | 52’ | Vidéo | Vidéo
- La Terre moins chère | Mounir Fatmi | 2004 | Maroc, France | 10’ | Vidéo | Vidéo
- Le F.H.A.R. (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) | Carole Roussopoulos | 1971 | France | 26’ | Vidéo | Vidéo
- Les Ciseaux | Mounir Fatmi | 2003 | France | 9’45
- Les Mères espagnoles | Carole Roussopoulos, Ioana Wieder | 1975 | France | 28’ | Vidéo | Vidéo
- Manipulations | Mounir Fatmi | 2004 | France | 7’ | Vidéo | Vidéo
- Meditations on Revolution, Part IV : Greenville, MS | Robert Fenz | 2001 | États-Unis | 30’ | 16 mm | 16 mm
- Mirages | Olivier Dury | 2007 | France | 42’ | Vidéo | Vidéo
- Moment | Stephen Dwoskin | 1968 | Grande-Bretagne | 12’ | 16 mm | 16 mm
- Nightshots (1, 2, 3) | Stephen Dwoskin | 2007 | Grande-Bretagne | 33’ | 16 mm | 16 mm
- No Border | Sylvain George | 2007 | France | 23’ | Super 8 et vidéo | Super 8 et vidéo
- Notre trou du cul est révolutionnaire | Lionel Soukaz | 2005 | France | 2’ | Vidéo | Vidéo
- Nu lacté | Lionel Soukaz | 2002 | France | 10’ | Super 8 | Super 8
- Nuits polaires. Première mesure : des non-lieux | Sylvain George | 2008 | 40’ | Vidéo | Vidéo
- Performing S.C.U.M. | Angela Marzullo | 2005 | Suisse | 6’ | Vidéo | Vidéo
- Porno industriel | Lionel Soukaz | 2003 | France | 3’ | Numérique | Numérique
- Quelque chose est possible | Mounir Fatmi | 2006 | France | 6’ | Vidéo | Vidéo
- S.C.U.M. Manifesto | Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig | 1976 | France | 27’ | Vidéo | Vidéo
- San Francisco | Anthony Stern | 1968 | Grande-Bretagne | 15’ | 16 mm | 16 mm
- San Francisco Redux | Anthony Stern, Sadia Sadia, Stephen Tayler | 2008 | Grande-Bretagne | 15’ | 16 mm | 16 mm
- Sanctus | Barbara Hammer | 1990 | États-Unis | 19’ | 16 mm | 16 mm
- Shinjuku Station | Jonouchi Motoharu | 1974 | Japon | 14’ | 16 mm | 16 mm
- The Fall Of Communism As Seen In Gay Pornography | William E. Jones | 1998 | États-Unis | 19’ | Vidéo | Vidéo
- The Great Society | Masahori Ôe | 1967 | Japon | 19’ | 16 mm | 16 mm
- Themes and Variations for the Naked Eye | Caitlin Horsmon | 2007 | États-Unis | 11’ | Vidéo | Vidéo
- Trixi | Stephen Dwoskin | 1969 | Grande-Bretagne | 30’ | 16 mm | 16 mm
- Un plan idéal | Tony Tonnerre, Lionel Soukaz | 2000 | France | 1’ | Vidéo | Vidéo
- www.web cam | Lionel Soukaz | 2005 | France | 27’ | Vidéo | Vidéo
- « Y’a qu’à pas baiser » | Carole Roussopoulos | 1973 | France | 17’ | Vidéo | Vidéo
Publiée dans La Revue Documentaires n°24 – D’un corps à l’autre (page 38, Août 2011)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.024.0038, accès libre)