À propos du groupe Riquita

Quelques réflexions

Michael Hoare

De temps en temps arrivent dans le monde documentaire, comme partout ailleurs, des objets qui détonnent et dérangent. Suffisamment proches de la norme pour en revendiquer une appartenance de famille, suffisamment décalés pour jeter une nouvelle lumière sur le corpus central de cette famille et en révéler quelques traits bien présents, mais qui, la plupart du temps, s’unissent si bien avec l’ensemble qu’on ne les voit pas.

À travers quatre films – Impasse Saint Louis, Le Maboul du Quartier, Voleurs de poules, et Une vie de chacal – le groupe Riquita de Villeneuve d’Ascq, associé à un nouveau compère pour le dernier film – Djamel Sellani, nous propose ce travail-là.

Ce sont des portraits, pour l’essentiel en documentaire direct, sur des gens qui vivent dans les courets et les faubourgs, dans les banlieues et les parkings du Nord, région française caractérisée par la forte hétérogénéité de sa population, son histoire chrétienne et ouvrière, et son taux de chômage élevé.

Il y a un ton tout à fait particulier, fait à la fois de dérision et d’intériorité, dégagé par l’ensemble de ces films. Le regard établit une complicité narquoise qui les distingue nettement du documentaire social Parisien. D’où le double l’intérêt de revenir sur leur travail et d’y réfléchir d’un peu plus près. Que sont ces films ? De quelles valeurs cinématographiques, éthiques, politiques sont-ils porteurs ? Qu’est-ce qui rend ces films si difficilement supportables pour le public institutionnel du documentaire ? Qu’indiquent-ils à contrario comme les valeurs portées par le reste du documentaire ?

L’accusation le plus souvent dressée lors de rencontres et de projections organisées avec la communauté documentaire, c’est le « voyeurisme » des films. On sait à quoi cette charge fait référence – l’extériorité, l’opportunisme de la réalisation, l’exploitation à des fins narcissiques ou mercantiles du spectacle de la misère des autres. Et il est vrai que la misère, petite et grande, de notre société trouée est bien présente.

Impasse Saint Louis montre des moments de la vie quotidienne d’un couple et de deux de leurs amis vivant dans la précarité et avec l’alcool dans un gourbi à Lille. C’est une sorte de huis-clos de paumés et d’ivrognes, enfermé comme un morceau de théâtre antique, les personnages s’échangeant des dialogues drôles et acérés comme ceux d’une pièce de Genet. La comédie – et la tendresse – sont à la fois cruelles et complices.

Le Maboul du quartier est le récit de Bouzid, le copain d’enfance de Djamel, un des membres du groupe. Il cumule exclusion sur exclusion dues au fait d’être ou d’avoir été arabe, homosexuel, interné en hôpital psychiatrique et en établissement pénitentiaire. Le film pousse encore plus loin le goût du groupe pour le théâtre, car il crée une scène (au sens littéral et figure) où Bouzid revient à plusieurs reprises nous livrer à la fois une confession et une exhibition. Les choses se compliquent lorsqu’elle se transforme aussi en scène d’accusation, puisque les parents, les proches de Bouzid, des « témoins à charge » sont aussi appelés.

Le film met mal à l’aise par le spectacle qu’il ordonne. Car la mise en scène se fond sur une ambiguïté fortement perçue par le spectateur – nous sommes conviés à un spectacle organisé avec la complicité du sujet du film, autrement il n’aurait pas existé et surtout pas de cette manière-là, mais en même temps le spectacle est une mise en forme du besoin d’exhibition qui semble être un des fondements de sa maladie. À quel moment sommes-nous spectacteurs d’une complicité, et à quel moment sommes-nous objets de l’impudeur et du besoin de choquer propre au malade ? Dans de telles conditions, est-il possible de parler d’exploitation – du sujet par la caméra et son équipe, mais alors à quelles fins, à quels désirs puisque le mercantilisme semble soit exclu, soit voué à la faillite ; ou encore de l’exploitation de la caméra et de l’équipe par le sujet, puisque la scène et l’écran lui servent à jouer son théâtre devant un monde encore plus grand, encore plus infini. Est-ce que le cinéma n’est pas un phantasme d’exhibitionniste qui, alors, trouve son compte entièrement dans le fait d’être présenté, projeté en son absence devant des anonymes ?

Voleurs de poules, le film le plus faible de leurs production jusqu’alors, est une sorte d’enquête-témoignage sur un campement de tsiganes établi dans un terrain de halte pour gens du voyage, et dont les occupants sont, à la fin, expulsés. Nous sommes encore dans une sorte de surchauffe théâtralisée de la parole, mais par pudeur, par peur peut-être de prendre véritablement à bras le corps leur sujet, l’intuition et la créativité formelle du groupe n’a pas joué, le film est faiblement structuré.

Enfin, Une vie de chacal commence par un reportage historique et institutionnel sur un quartier de Lille-Sud, médiatisé seulement parce que des jeunes en ont chassé les dealers. Cassant peu à peu le carcan du reportage établi dès le début, de phase en phase, d’approche en approche, le film invite le public à une rencontre plus prolongée avec certains habitants qui interrogent, non pas la drogue ou les jeunes, mais la société française et les perspectives qu’elle offre à ces jeunes, pour ensuite nous enfoncer dans une conversation épuisante de proximité exagérée et de flux ininterrompu de paroles entre deux frères qui d’abord habitent la cité, puis pendant le tournage, la quittent.

Est-ce que nous sommes face à un phénomène classique de « voyeurisme » tel qu’on peut le voir à « 52 à la une » ou à « vingt-quatre heures » ? Personnellement, je pense que non, qu’il ne s’agit pas de voyeurisme mais d’une sorte de distance très curieuse et très inhabituelle à l’écran, assez difficile à saisir mais qui provient à la fois du style, du rythme et surtout du regard. Il y a dans l’œil et le montage de ces jeunes gens une qualité qui est quasiment inexistante ailleurs dans le documentaire – l’ironie. Ce n’est pas l’ironie d’un blasé ou d’un désespéré, ni celui d’un riche ou d’un satisfait. L’ironie ici mord et est très en phase, notamment dans le dernier film, avec la « rage » des personnes qui parlent. C’est une ironie teintée par des moments de colère, par une volonté de frapper, de dénoncer, de montrer du pied jusqu’où on est descendu dans les cités.

Ceux qui vont parcourir les chiffres publiés ci-après s’apercevront qu’il s’agit de films largement auto-produits, nés dans la guérilla de ceux qui refusent, ou ne trouvent pas, l’indispensable apport télévisuel pour pouvoir vivre du travail de cinéaste. Il n’empêche que les films dégagent une énergie, une désinvolture, une vigueur qui secouent le public et qui tranchent avec la politesse guindée qui passe pour le « respect des personnages » dans trop de films anémiques sur les pauvres et les cités.

Si on se posait l’ancienne question toujours utile – « d’où tu parles », on dirait que chez Riquita, la forme et le point de vue trahissent leurs origines sociales. Il s’agit de garçons qui sont nés et ont grandi à Maubeuge ou dans la banlieue de Lille, de jeunes des grands ensembles qui ont appris à faire du cinéma, qui y ont pris goût et puis qui, par une combinaison de ténacité, de volonté et de chance, ont réussi à forger quatre films et un style. Le regard du film est à tout moment un regard au niveau d’œil avec les gens filmés.

Chaque film semble dire ; voilà d’où je suis, voilà ce avec quoi je me permets d’établir la distance de la raillerie. Je suis comme celui que je filme et c’est pour cela que je peux me permettre de rire, d’écouter, de comprendre, de rager, de critiquer, de ricaner et, malgré tout, de transmettre. Le regard que je communique est un regard de la lucidité intérieure, de connaissance, de frime et parfois de distance volontaire… C’est un regard qui épouse à merveille le langage des cités, un regard – on a envie de dire – de classe.

La caméra fusionne, à plusieurs moments, dans un rapport à la personne filmée – le zoom commence à danser spontanément au rap vociféré vers la fin d’Une vie de chacal ; dans le même esprit une interview se poursuit pendant que le sujet du film continue à renvoyer le ballon dans un exercice de foot. Les techniques du cinéma sont utilisées pour créer, non pas nécessairement une identification avec les personnages du film, mais un lieu d’écoute et d’observation qui mélange lien unitaire et distance ironique. Dans une même scène, nous écoutons avec nos cinéastes ébahis nos deux héros pester contre les autorités et les faiseurs de lois dans la société, pour ensuite se tourner contre leur petit cousin et réfléchir à haute voix sur la nécessité de taper les gosses pour leur apprendre à montrer du respect envers leurs aînés. On n’est pas à une contradiction près.

L’originalité rafraîchissante de ce regard, de cette énergie, arrive comme une claque, surtout si on la mesure avec les grands courants actuels du documentaire social. Qu’il s’agisse de l’école qui vise à accentuer la fictionnalisation, la personnification du drame spontané trouvé dans le réel (Claire Simon, Mariana Otero), ou de l’enquête subjectif qui se pense, s’écoute, se tâte tout en se faisant (Denis Gheerbrant, Robert Kramer), ou des nombreux exemples télévisuels du portrait, de l’expérience vécue en durée, d’enquête qui se met en scène comme un «grand » film, ou de n’importe quelle combinaison ou variation de ces différentes démarches, il y a peu de films où je peux m’empêcher de penser qu’il s’agit d’un regard relativement repu sur le monde. La colère n’y est pas. Le cinéaste, lui, semble rarement inquiet pour son sort, ni pour celui du monde. C’est un cinéma qui part à la recherche du Réel tout en dégageant la certitude que ses propres fins du mois seront assurées. Inévitablement de ces films se dégage la vision du monde, feutrée et compatissante, méditative ou narcissique, de la gauche caviar, cette même gauche caviar qui règne sur le documentaire français des maisons de production jusqu’en haut des unités de programmation. (Je ne veux pas suggérer que tous les réalisateurs de documentaire appartiennent à cette tranche socio-culturelle, la majorité se situant entre la gauche « œufs de lompe » et la gauche « crève-la-dalle » en passant par la gauche «faux buffet campagnard » ; je parle plutôt d’une ambiance, d’une mentalité, d’un désir d’assimilation et de reconnaissance qui se répand dans la communauté et la pénètre entièrement du haut vers le bas.) Dans ce regard, la pauvreté, le chômage, les cités, sont toujours filmés soit avec compassion – cette sensiblerie bourgeoise qui déguise mal sa résignation et son absence de révolte, ou de manière plus roublarde, dans le besoin de raconter des histoires exotiques et drolatiques où la sophistication cinéphilique emballe nos nouveaux pauvres dans un projet cinématographique d’auteur bon teint pour les livrer sur le marché des festivals de prestige.

Peut-être devrait-on être reconnaissant envers ces gens dont un certain nombre sont perchés en haut des unités documentaires des chaînes publiques et qui sont, après tout, les seuls ayant des positions de pouvoir qui s’intéressent à nous donner à voir du Réel, du social à la télévision et où le propos individuel et l’enquête subjective peut s’insérer. Ils sont nos derniers défenseurs de la «culture d’État » Européen face à la barbarie du marché. Mais je serais plus reconnaissant et moins circonspect sur les résultats effectifs de leur intérêt, s’il y avait aussi un espace dans leurs yeux et dans leurs têtes bouchées pour des travaux comme celui de Riquita – des films où l’ironie et l’énergie passe outre aux maladresses éventuelles, passe outre aux moments de non-maîtrise pour charger la matière, la former, la malaxer et créer un style particulier qui n’est que l’expression d’un immense cri de révolte.

Mais je crois que ce « regard de classe » est bel et bien ce qui rend les films de Riquita odieux et insupportables à ces gens. Le regard de leurs films est celui de voyous sauvés, par le cinéma d’ailleurs, de l’immensité de la misère entourant les lieux où ils ont fait leurs armes. Et pour les maîtres du documentaire français, ce regard-là semble aussi illisible que s’il provenait d’une autre planète.


  • 10 Impasse Saint-Louis
    1990 | France | 26’ | Vidéo
    Réalisation : Riquita
  • Le Maboul du Quartier
    1991 | 26’ | Vidéo
    Réalisation : L. Bourdon, D. Deparis, D. Zaoui
    Production : Riquita productions, CRRAV
  • Les Voleurs de poules
    1992 | France | 35’ | Vidéo
    Réalisation : Riquita
  • Une vie de chacal
    1996 | France | 52’
    Réalisation : Djamel Sellani, Riquita

Publiée dans La Revue Documentaires n°12 – Entre texte et image (page 81, 3e trimestre 1996)