Addoc & le documentaire français contemporain

Michael Hoare

Préface

ADDOC est une association fondée à la fin de 1992 à partir d’un regroupement de cinéastes documentaristes qui voulaient partager et parler de leurs expériences de réalisateurs. Le présent article vise à réfléchir sur certaines caractéristiques des films produits par des cinéastes qui sont porteurs d’un esprit que je trouve caractéristique de l’association. Je voulais prendre comme point de départ un texte publié dans ADDOC Infos au mois de mars 98. Il s’agit d’une ébauche de préface pour un livre à paraître qui résumera plusieurs transcriptions de débats organisés par l’association entre 1992 et 94. Suite à la lecture d’une première version de cet article, Patrice Chagnard m’a demandé de reproduire in extenso le texte que voici :

Notes pour la préface d’une publication 1

Janvier 1992. Le premier débat public organisé par ADDOC, quelques semaines après sa création, a lieu à Cannes au cours du FIPA. Le thème choisi est révélateur d’une certaine innocence. Il se présente sous la forme d’une question qui avec le recul peut paraître bien naïve : « Quel dialogue entre diffuseurs et réalisateurs ? ». La réponse est cinglante : « aucun ! ». Nos invités profitent de l’occasion pour « vendre » leurs lignes éditoriales respectives en « oubliant » de répondre à des questions qui sont sans doute exprimées avec trop de timidité pour être réellement troublantes pour eux. Sentiment d’échec donc même si nous réalisons ainsi que l’affrontement politique direct n’est pas le meilleur pour nous, compte tenu du rapport de forces qui nous est à l’évidence défavorable, en tous cas à l’époque. Nous n’y sommes pas prêts et surtout tel n’est pas notre désir. Le désir qui nous réunit alors est à la fois plus simple, plus modeste, et beaucoup plus excitant : parler de ce qui nous passionne, de ce qui nous fait vivre au propre comme au figuré, découvrir que les joies et les tourments qui nourrissent notre pratique quotidienne peuvent être reconnus, partagés par d’autres.

Nous ne sommes pas seuls, ou nous le sommes déjà moins : première étape fondatrice. Il y a parmi nous des auteurs reconnus et d’autres qui le sont moins.

Certains ont déjà une démarche assurée, tandis que d’autres balbutient encore. S’il s’était agi d’élaborer un discours politique, cela eût suffi sans doute a exclure la parole des plus faibles au profit de celles des autres. Les différences de génération, d’expérience, nous paraissent au contraire faire la richesse de nos rencontres. C’est bien d’un esprit qu’il s’agit, quelque chose de trop vivant pour être clairement défini, d’assez fort cependant pour ne pas être manipulable. Quel est cet esprit et de quoi se nourrissent nos rencontres ?

Il y a plusieurs réponses à cette question. L’une d’elles tient je crois à un lien implicite très fort de la plupart d’entre nous avec la psychanalyse. Nous n’étions pas les premiers à nous réunir autour d’une pratique du cinéma documentaire, mais l’action des groupes qui nous avaient précédés, en tous cas dans une histoire récente, était plus ou moins inspirée des principes marxistes. Leurs objectifs étaient politiques, leur attitude militante. Ce qui dans un premier temps fait le succès d’ADDOC n’est pas de cet ordre.

Sans nous le dire de façon explicite, nous nous reconnaissons mutuellement dans la valeur et le sens accordé à certains mots, à certains concepts, dans une relative connivence : « le réel », « l’autre », « le « sujet », « la parole », « les contrats » , etc., sont autant d’objets concrets de notre pratique qui prenaient dans nos échanges une saveur nouvelle à la lumière de cette référence à la psychanalyse. Aucun d’entre nous n’était naturellement capable d’articuler avec rigueur de tels « monuments » (comme en atteste le flou à cet égard de la plupart de nos débats), mais cela nous permettait d’aborder sous un jour nouveau et vivant des questions largement « usées » par nos prédécesseurs. Ce qui nous préoccupait avant tout, c’était des questions de sens, d’éthique là où ce sont elles qui commandent « la cuisine ». Les manières de faire révèlent des formes de pensée. Le choix de la valeur d’un cadre, d’une durée, d’un dispositif engage notre rapport à l’autre et au monde.

Il nous importait pour nous-mêmes d’y voir plus clair et entre nous de parler plus vrai. Les synthèses des débats qui sont rassemblées ici ne rendent compte que très imparfaitement de ce que ces rencontres et plus encore celles des ateliers peuvent engendrer de questionnements inattendus.

Connaître le travail des uns et des autres, voir ou revoir nos films à la lumière de ce questionnement pluriel constituait également un geste fondateur. Puisque nous nous réunissons par affinité dans le cercle restreint de nos « ateliers » sur des problématiques qui croisaient la validité des choix d’écriture et celles de nos choix d’existence, il était naturel que se posât la question de rendre compte de notre réflexion à l’extérieur. A la manière de certains groupes de peintres ou de musiciens, et d’autres cinéastes comme ceux de la Nouvelle Vague, nous pouvions rêver parfois d’un mouvement ou d’une sorte d’« école » documentaire.

Au moment où nous nous rencontrons, le terme de documentaire, même accolé à celui de création, n’est pas à la mode et n’évoque rien de très glorieux. C’est pourtant celui que nous retenons pour qualifier l’obscur objet qui nous réunit, à côté d’un autre qui s’impose très vite et qui dit, lui, l’essentiel de nos désirs : celui de cinéma. La persistance d’une sorte d’opposition à la fois culturelle et réglementaire entre le cinéma et la télévision, nous empêche de l’affirmer dans un premier temps avec autant de force que nous voulons (c’est cette ambiguïté qui affaiblit la rédaction et donc la portée du manifeste des « cinéastes documentaristes »). Par contre, la manière dont cette expression « cinéma documentaire », de gênante qu’elle était, s’est imposée jusque dans les discours les plus officiels, y compris de certains responsables de télévision, peut être considérée comme un effet de notre obstination.

Petite victoire sémantique qui en appelle d’autres… Un travail de cet ordre n’est jamais achevé.

Il n’est pas certain, par ailleurs, que nous n’ayons « vaincu » que dans les mots.

C’est aux fruits qu’on reconnaît la nature de l’arbre. C’est dans les films qu’on reconnaîtra, peut-être plus tard, s’il a eu ou non, articulé à cette association un réel mouvement de renouveau dans le documentaire français.

Patrice Chagnard

Critique

Patrice Chagnard distingue bien les deux courants qui caractérisent la démarche des cinéastes d’ADDOC. Entre la « psychanalyse » comme grille de réflexion et le « cinéma » tel que la politique des auteurs a défini sa pratique et son ambition, ADDOC est le lieu où s’organise un flux de paroles et d’échanges autour de sujets de réflexion partagés par tel ou tel groupe de participants. Les ateliers peuvent aborder des problématiques thématiques (« histoire/histoires » , « filmer l’intime »), propres à la pratique de la réalisation (« filmer seul », « le rapport à l’autre »), économiques (« les films câbles ») voire politiques (« que faire contre la fascisation du débat politique ? »).

Patrice Chagnard prend soin de distinguer la démarche d’ADDOC des autres collectifs, plus politiques, militants et marxistes à ses yeux, qui l’avaient précédée, revendiquant avec raison sans doute une libération et une circulation de la parole entre générations, entre personnes avec expérience et sans, et pouvant ainsi revigorer certaines questions à la fois cinématographiques et existentielles que les cinéastes vivent.

Pour avoir participé pendant plusieurs années aux conseils d’administration d’ADDOC, pour avoir été témoin de la fin du collectif qui l’avait immédiatement précédé, « La Bande à Lumière » je pense pouvoir dire que l’état d’esprit ne diffère pas tant par un quelconque « marxisme » — la plupart des figures fortes de « La Bande à Lumière » étaient des ex-marxistes s’étant converti aux valeurs PS dès la première élection Mitterrand — que par la nature revendicative et syndicale de celle-ci. Le but de « La Bande à Lumière » était d’associer tous ceux, producteurs, réalisateurs ou techniciens qui voulaient élargir l’espace donné au documentaire de création dans les salles de cinéma et sur les chaînes de télévision. Elle a fait du travail efficace car l’amélioration et l’épanouissement du documentaire français à partir du milieu des années 80 doit beaucoup à ses efforts de lobbying. Mais précisément, les intérêts en jeu, notamment entre producteurs et réalisateurs, s’écartaient dès l’embellie des conditions de production et de diffusion acquises.

Avec ADDOC, nous assistons, depuis cinq ans, à un autre regroupement, un autre esprit de rencontre, et une autre manière de se situer face à la parole et au cinéma.

À la « Bande à Lumière », la revendication fondamentale était : nous voulons travailler, nous voulons avoir l’opportunité de créer, d’exercer notre métier. Avec ADDOC, il s’agit plutôt de se regrouper pour exorciser une nécessité de parler collectivement des doutes, des interrogations qui surviennent pendant le processus de réalisation.

Comment est-ce qu’on écrit ? Comment est-ce qu’on établit un rapport avec l’autre à travers la caméra ? Comment est-ce qu’on tourne, monte, produit ? Quels sont les enjeux de l’acte de filmer ? L’interrogation et la parole en réponse sont toutes deux plus subjectives, plus ancrées dans l’expérience vécue des uns et des autres.

De ces interrogations sans cesse relancées et réalimentées émerge une certaine image du cinéaste qui les pose, de l’auteur tel qu’il se conçoit dans le documentaire français aujourd’hui. Rappelons les lieux communs s’ils sont vrais. Ces auteurs-là combattent à leur droite le journalisme, le reportage, l’information archi-codée qui est celle des magazines et des enquêtes sans « je ». A leur gauche, ils se démarquent d’un cinéma de fiction qui passe forcément par une pré-projection mentale et rédigée du scénario, par l’embauche et la direction d’acteurs. En même temps, ils partagent avec le reportage le fait d’être en enquête sur une découpe du réel, un « sujet », et ils

partagent avec la fiction la construction d’une mise en scène qui inclut sa propre conscience, une culture et un héritage cinématographique qui puise dans cent ans de films et soixante-dix ans de critiques sérieuses les astuces et les stratégies qui vont permettre d’élaborer ses dispositifs de fabrication. On comprend alors l’instabilité, la nature menacée de cette position et la nécessité, surtout en France, de la reprise constante d’une parole réconfortante. Les réunions les plus fructueuses d’ADDOC, les ateliers, les discussions après projection, ont une grande valeur thérapeutique. On n’est pas seul. Le travail qu’on fait, l’art que l’on défend, a une valeur, a une légitimité et l’autre en face qui me parle de doutes et de problèmes que je reconnais intimement me le confirme.

Ici, je voudrais ouvrir une parenthèse pour expliciter mes propres attentes en tant que spectateur lorsque je regarde un film documentaire. De mon point de vue, le cœur de la « démarche » documentaire est dans sa volonté d’épouser, par le cinéma, une dynamique sociale de transformation. Je n’ai aucune querelle avec le cinéma de non-fiction qui aborde des questions de savoir scientifique ou artistique. Je soutiens le travail de ceux qui tentent d’expérimenter de nouveaux modes de discours

cinématographiques. Mais j’estime en regardant l’histoire du genre documentaire que ce n’est pas là le centre de gravité de son identité ou de son importance. Le documentaire est éminemment social, et par conséquent politique. Le documentaire est d’abord le regard que porte le cinéaste, et que le cinéaste veut communiquer à son public, sur la société qui l’entoure. Le cœur de la démarche documentaire est là, et partant, j’en attends un certain nombre de choses.

J’attends de découvrir quelque chose, au cours du film, que je ne savais pas au début.

J’attends d’être touché, ému par le contact avec une expérience humaine que je ne connaissais pas, qui m’ouvre les yeux sur un aspect du réel social que j’ignorais.

J’attends que le discours cinématographique atteigne une puissance logique et affective par un travail intelligent de réappropriation des formes existantes ou par la création de formes inventées.

Je n’attends pas des gestes cinématographiques gratuits; d’un certain côté, de « l’art » du cinéma, je n’ai rien à faire.

Je n’attends pas forcément de me plonger dans la subjectivité de celui qui filme. Les soucis subjectifs de celui que me sert de passeur de regard ne m’intéressent que dans la mesure où ils permettent de construire un rapport particulier au monde qui m’était inconnu.

Je ne veux pas qu’on me dise que les pauvres sont misérables et que les oppresseurs sont ou méchants ou humains, je le sais !

Je ne veux pas qu’on me dise que le monde est un vaste décor où paysages et figurants ne servent que de prétextes pour réconforter l’idée que le cinéaste a de sa propre importance. Cela me révolte et m’irrite profondément.

Ces attentes et ces préoccupations, le lecteur l’a vite compris, me placent quelque part sur les marges de la nébuleuse ADDOC, d’où une certaine ambiguïté dans mon positionnement par rapport aux films discutés ici — proche et loin, en partie dedans, en partie dehors. Ou disons que, pour parler comme le marxiste anarchisant que je n’ai jamais cessé d’être, face aux problèmes que l’humanité doit résoudre en cette fin de siècle, le cinéma que je préfère est celui où le poids et la taille de ces problèmes devient perceptible sur un plan ou un autre. Et que, face à la situation mondiale que nous partageons tous, les gestes cinématographiques (et télévisuels) de beaucoup de mes collègues me frappent par leur profonde futilité.

Patrice Chagnard, dans son texte, se demande si les discussions ADDOC n’auront pas aidé à faire exister une école de documentaire, celle du cinéma français des années 90. Je crois que la réponse est en demi-teinte. Car si les mouvements perceptibles dans le documentaire français, subjectivisme, affirmation du moi, volonté de faire un travail de style personnalisé, sont aussi perceptibles dans les documentaires d’autres pays, notamment aux marges de la production nord-américaine où le « home movie » commenté est presque devenu un genre en soi, en France ils prennent un relief tout particulier à cause de la vigueur réelle de la production et à cause du fait que ces tendances sont collectivement théorisées et justifiées.

Ici, il sera question du travail de trois cinéastes qui sont tous des gens qui ont fait certains films que je respecte beaucoup et d’autres que j’aime moins. Deux d’entre eux sont des figures importantes a ADDOC, Patrice Chagnard et Denis Gheerbrant, et la troisième, Dominique Cabrera, pousse très loin la démarche dont il sera question ici.

Deux films documentaires récents de Dominique Cabrera — Une poste à la Courneuve et Demain et encore demain — sont significatifs des forces et faiblesses permises par l’esprit ADDOCien. La comparaison indique l’importance de se passionner pour son sujet si on est cinéaste qui subjectivise son approche au monde.

Une poste à la Courneuve rend compte du rythme d’activités et du type d’échanges ayant lieu dans un bureau de poste situé dans une des cités les plus pauvres d’Île-de-France, les 4000. Essentiellement, on voit que les clients sont pauvres, qu’ils viennent particulièrement nombreux le jour de la distribution des chèques RMI, qu’ils commandent des choses qu’ils ne peuvent pas payer et qu’ils s’énervent lorsque les queues sont longues ; de l’autre côté de l’hygiaphone, on voit que les employés de la poste sont braves et que la misère dont ils témoignent les désespère un peu, mais que contre mauvaise fortune ils font bonne figure. A part ces révélations qu’on a du mal à considérer foudroyantes d’originalité, on voit, apprend et jouit fort peu et on s’ennuie pas mal.

Lorsque Dominique défend son film dans un débat, elle élabore des arguments extrêmement détaillés et assez impressionnants sur les dispositifs de mise en scène qu’elle a expérimentés, sur son soin à faire entrer les facteurs et le quartier dans le jeu du film ; l’écouter raconter son film est un exercice passionnant.

Malheureusement, le dispositif élaboré de préparation et de mise en scène ne permet pas de cacher le fait qu’elle n’a rien à dire sur ce qu’elle filme, et que cette absence de parole, voire même de point de vue, crève l’écran. La pauvreté est. Les fonctionnaires sont. La barrière entre les deux est. Point. Le film constate les places et les mouvements des uns et des autres, puis terminé, allez-vous en, il n’y a plus rien à comprendre. En tant que spectateur, on est là sans savoir pourquoi et ce qu’on a à y faire. Quant à la réalisatrice, elle semble avoir passé un peu de temps à regarder les pauvres, ne les rencontre pas, ne s’y engage pas et ne nous engage pas dans une réflexion quelconque, pour ensuite repartir dans sa salle de montage, mission accomplie.

Par contre, le film Demain et encore demain est certainement une des expériences limites les plus passionnantes de 1997. Il s’agit d’un journal intime filmé en vidéo légère, un compte rendu quotidien de la vie concrète mais aussi psychologique et spirituelle de l’artiste raconté à la première personne. De jour en jour, au gré des rencontres et des situations, les fils d’une vie prennent forme devant nos yeux. La parole est celle de Dominique qui sans pudeur mais aussi sans fanfaronnade, parle de ses idées fixes, de ses obsessions, ses espoirs, fantaisies et craintes. Le film, comme la vie dont elle rend compte, se frotte à la politique à plusieurs moments — en plongeant au cœur d’un rassemblement Le Peniste, en débattant longuement le choix du collège pour son fils. Ce qui est miraculeux et courageux dans son film, et qui a certainement nécessité un montage long, rigoureux et intelligent, c’est la part d’universel qui envahit l’extrême subjectivité du film. La personnalité de la réalisatrice y est pour quelque chose. Dominique est quelqu’un qui hésite, qui doute, et qui réfléchit avant d’avancer, et précisément ces moments de tâtonnement et de réflexion à haute voix nous la rendent extrêmement sympathique.

L’expérience de Demain et encore demain représente une sorte de point ultime de l’esprit ADDOG, où le subjectivisme du documentaire est informé par la psychanalyse en acte dont parle Patrice Chagnard. Il est difficile de voir comment le bouchon peut être poussé plus loin. En effet, la psy joue un rôle important dans la vie et l’introspection du cinéaste, la conscience aiguë et écorchée des mouvements de sa propre âme traversent ce cinéma, et ici par exemple lui fournit son sujet.

Sa démarche ouvre une voie de cinéma qui nous plonge au cœur des mouvements de son âme, car là se meuvent et s’échangent des idées et des impulsions qui nous relient tous, et qui nous rappellent l’essentielle unicité, la communicabilité des plus secrètes expériences humaines. Est passionnante la démarche lorsque les plages d’espace-temps enregistrées par cette caméra-stylo particulière sont reliées avec tant d’élégance et de poésie. Est passionnant le film lorsqu’il nous fait ressentir et comprendre la douleur, extrêmement individuelle et largement partagée, de l’expérience humaine contemporaine.

Le psy, le soi, l’écoute des mouvements de son propre esprit sont aussi au centre du travail d’un autre cinéaste ADDOCien, Denis Gheerbrant. Le travail de Gheerbrant ouvre néanmoins une autre série de questions. Car, à chaque fois, ses films se constituent comme une sorte d’enquête ou de rencontre. Le sujet présenté ne se donne pas immédiatement comme les mouvements de l’âme du cinéaste. La cité des 3000 à Aulnay, la rue de Lappe dans le 11e, l’hexagone de la crise dans Et la vie… Dans La vie est immense et pleine de dangers, nous sommes à mi-chemin entre une rencontre avec un service hospitalier pour enfants et le genre d’aventure docu-narrative (vivra-t-il, ne vivra-t-il pas ?) chère à une Claire Simon.

Donc rencontre, avec le réel, enquête, sur des lieux. Mais à propos de ce réel, à propos de ces lieux, les informations données sont bien particulières. On ne regarde pas les films de Denis pour connaître les rouages ou les faits sur les processus, personnes ou travail qui sont filmés. Le spectateur entre dans un rapport, un échange, un lien. L’identification est avec celui qui porte la caméra, tient le micro, pose les questions et dirige notre regard. Denis Gheerbrant maintient vivant l’héritage du cinéma-vérité dans la mesure où, caméra à l’épaule et tout seul, il tente de communiquer la vérité des rapports qu’il constitue avec les gens qu’il filme. L’information se porte entièrement sur la qualité de cet échange.

Du coup, ce qu’on apprend concerne moins un aspect du monde que l’état d’esprit de l’autre dans son rapport avec le sujet particulier qui mène, qui voit et qui pense l’enquête.

Dans Et la vie…, nous apprenons que les hommes et les femmes qu’a rencontrés Denis Gheerbrant ont plutôt le cafard, et s’ils parlent du sens de leur vie, de leurs drames, le moment est au doute et au découragement. L’enquête est menée et montée comme un long voyage, un long trajet en quête de… quoi ? Une sorte d’état des esprits de la France travailleuse ou chômeuse à la fin des années 80.

Et curieusement, par une sorte de délicatesse et fluidité du regard, et par un art combinatoire poussé du montage, le résultat touche à la fois à un réalisme poétique et à un esprit du temps.

On regarde ces films pour savoir comment le cinéaste a abordé les autres, comment l’Homme à la caméra est entré en contact avec tel ou tel individu, tel ou tel paysage, quelle conversation il a eu, quelle invitation il a reçu ou quelle découverte il a fait, à quel dialogue la rencontre a donné lieu. Ceci donne aux films à la fois leur légèreté et leur évanescence, et parfois aussi leur inconsistance irritante.

Ce sont souvent des films de « voyage » — parfois immobile ou très peu mobile mais n’importe quel écrivain de la rencontre en connaît le secret. Au bout de l’entreprise une représentation de l’état d’esprit d’une époque et d’un lieu, et en cela ils sont, et — je dirais presque — malgré le projet du cinéaste, porteurs d’universalité.

Si le « soi » n’est pas explicitement au centre du projet de cinéma, comme dans Demain et encore demain, il est largement présent car la rencontre qui, elle, est au centre de ce projet, est conditionnée par l’existence du « moi-caméra » qui la provoque. Il y a sur ce plan beaucoup de parenté avec les grands films de voyage de Robert Kramer. Simplement, Kramer va à la recherche de quelque chose (l’Amérique, ses engagements passés) qu’il aborde et qu’il touche sous plusieurs angles et dont il dessine les contours de telle manière qu’ils commencent à prendre une existence en soi pour le spectateur. Or, les films de Gheerbrant sont à la fois plus séducteurs et plus fuyants dans leur rapport aux êtres filmés, comme si dans l’équilibre très délicat à réaliser entre l’écoute de soi et l’attention à l’autre imprimé dans toute rencontre, la première primait toujours sur la seconde. Parfois on se demande si l’être filmé n’est pas là simplement comme figurant, faire-valoir pour le sujet réel de tous ces films qui, s’il est invisible dans le cadre, domine néanmoins la pensée du spectateur à partir de sa place privilégiée derrière le viseur.

Si La vie est immense et pleine de dangers réussit comme film et comme histoire, ce n’est pas seulement à cause de son thème ou de sa trame narrative qui fictionne à plein et qui rangerait le film du côté des « docu-mélos » ou « docu-vertissements ». C’est plutôt, en parallèle à la trame narrative, la qualité des rencontres filmées par le cinéaste, non seulement avec le héros de l’histoire, mais aussi avec les personnages secondaires, dont certains — des enfants — meurent en cours de route. En général, Gheerbrant construit une œuvre intimiste de la rencontre et du regard où le narcissisme est toujours la tentation et le piège. Or ici la force des êtres-en-face et le poids de leur drame fait que l’attention se tourne principalement vers eux, et du coup le cinéaste émerge de l’aventure grandi par ce qu’il nous permet de percevoir et de ressentir chez l’autre.

La question posée par le cinéma de Denis Gheerbrant, pour moi spectateur, est celle de son utilité pour moi. Qu’il y ait une personnalité authentique à l’œuvre est indéniable. Quant à la geste artistique, elle a sans doute sa place dans une exploration des possibilités formelles de la construction de l’art. Mais le travail de Denis me renvoie à ce que j’attends d’un film, en quoi j’espère pouvoir apprendre quelque chose, ressentir quelque chose, percevoir quelque chose qui me change et qui me fait dire que ce qui est n’est pas le seul existant possible.

La rencontre comme thème et comme dispositif de cinéma, tel que la pratiqué Gheerbrant jusqu’à La vie est immense disons, est trop souvent engluée dans l’expression de soi perçue comme la condition incontournable — mais par trop fastidieusement consciente — de l’existence de son entreprise.

Le cinéma de Patrice Chagnard se distingue de celui des deux cinéastes précédents par son apparent classicisme. Patrice travaille en équipe et ne cherche pas à utiliser la caméra à l’épaule comme une sorte de deuxième excroissance neurosensorielle pour mieux penser, mieux savoir ce qu’on ressent, mieux se faire des amis et se faire accepter, mieux se frayer un passage à travers le monde. Ses enquêtes, puisqu’il partage la narration de l’enquête, sont plus programmées, plus écrites, donnent l’impression d’avoir été soigneusement recherchées et préparées, invitant en conséquence moins facilement l’improvisation et le hasard. Ici le spectateur est dans un cinéma qui affiche sa maîtrise. Le sujet y est pour beaucoup.

Car le cinéma de Patrice se frotte au spirituel comme question et comme présence chez l’homme. Le style par le sujet, pourrait-on dire, car il est rare et assez courageux de voir une continuité aussi forte dans les sujets abordés, et ceci dès le début des années 80. Depuis la chute du cinéma militant, le documentaire français a souvent privilégié le « social-apolitique » comme sujet, répétant en de multiples occasions la découverte naïve de l’existence de la misère du monde. Le spirituel en tant que tel est en soi un sujet marginal et place tout cinéaste qui s’y accroche avec obstination par définition loin du centre.

Ce déplacement se répercute sur les questions cinématographiques posées dans les films. Le style d’enquête que Patrice développe depuis le début des années 80 est imprégné d’une grande patience, d’une lenteur solennelle et sereine qui signale une attitude largement méditative face au monde. Des films réalisés pour l’émission télé « Le jour du Seigneur », signalons pourtant Quelque chose de l’arbre, du fleuve et du cri du peuple, premier prix au Cinéma du Réel, 1981, précisément parce que l’énergie de la révolte, l’énergie du prêtre chantant — personnage principal du film— impose un style plus direct, plus mobile, agité. À cette époque, le travail de Patrice ressemblait à une anthropologie religieuse.

Dans les films qui ont suivi cette période, dans les rencontres avec de grands moines ou prêtres des religions mondiales, la grande question devient où placer la caméra, comment filmer un dialogue — puisque la grande partie de la matière sera constituée du dialogue entre le cinéaste et son sujet. La modestie de ce cinéma est qu’il est destiné à faire partager par le spectateur une rencontre, mais le rôle du cinéaste est de faire ressortir la nature unique, le message particulier de la personne rencontrée. Paradoxalement, la maîtrise, voire le caractère statique de ces films, est celui de l’apprenti.

Avec Le Convoi, on retrouve une forme narrative mobile mais qui ne fait que recouvrir une enquête sur les âmes des trois personnages que le cinéaste accompagne. Le titre est à prendre à plusieurs sens. On convoie des marchandises par-delà les montagnes du Caucase, jusqu’à Erevan, on transporte des fournitures vers une destination qui, on le suppose, en a bien besoin. Mais le convoi est conduit par des convoyeurs, qui eux-mêmes charrient tout un passé et tout un présent, faits de frustrations, difficultés, blocages auxquels ils font face par l’investissement dans l’engagement humanitaire. Le sujet du film est cet investissement, et en indiquant sa réalité, en indiquant le vrai travail, les réels sacrifices qu’il exige, le film indique une beauté, une leçon d’optimisme quant à l’âme humaine.

En plus, le Convoi est une belle aventure où les pays, les lieux, les frontières, la plastique des paysages constituent une partie du discours tissé par les interviews. L’âme de l’homme se forge, toujours, en surmontant des difficultés, en traversant des terrains hostiles. Et la réussite de ce film est de faire si étroitement épouser le terrain psychique et le terrain physique, l’enquête sur l’esprit, et le déplacement ô combien laborieux des camions de 40 tonnes que nos trois héros conduisent. Le film rappelle, par les jeux du temps, de la lumière, des films muets sur les transhumances en Perse ou les raids Citroën. L’humanitaire, semble-t-il suggérer, est le terrain d’épreuve et de guérison de nos souffrances occidentales.

Or, c’est dans sa réussite même, dans le fond de son propos que Le Convoi indique la limite de sa démarche. Si on examine le film du côté des informations qui nous sont données, nous sommes presque exclusivement orientés sur le destin des trois hommes camionneurs volontaires et sur la traversée des kilomètres qui les séparent de leur but. Sur la situation en Arménie, sur la place du convoi dans une politique d’aide, sur la nature de l’organisation (L’Équi-Libre) pour laquelle ils travaillent, sur l’usage médiatique et politique de ce type de travail, bref sur tout ce qui n’est pas le propos et l’intérêt de Patrice Chagnard, nous n’apprendrons rien. Et ici, ce qui n’est pas dans le film nous manque cruellement. Du coup, il faut le deviner.

Et, étant donné le poids et l’importance de l’humanitaire dans les années 90, étant donnée la manière dont les États instrumentent l’humanitaire comme substitut à la politique, j’ai peur que regarder cette aventure à travers les yeux de Patrice Chagnard me prive de l’essentiel de ce qu’il faut pour comprendre la situation qu’il me fait regarder.

Sans doute les interrogations et les intérêts d’un spectateur peuvent-ils excéder ou être autres que celles de l’auteur. Et il est toujours facile de critiquer à partir d’un film qui existe et une démarche qui a donné ses fruits, un film qui n’existe pas et les aspects d’un sujet qu’une démarche écarte.

A moins de se dire que le rapport de forces dévoilé par une analyse politique a moins d’importance que la dynamique d’investissement personnel révélée par la micro-analyse personnelle ou par le cinéma, ce qui semble être la position du cinéaste.

La difficulté, c’est que, dans le même mouvement, Le Convoi participe pleinement à l’unanimisme humanitaire à la fois généreux et obscurantiste qui tient lieu de réflexion sur la politique extérieure dans ces années 90.

Curieusement, le film le plus personnel mentionné ci-dessus, Demain et encore demain, réussit à nous pousser de manière beaucoup plus franche à analyser les mouvements politiques remuant la France, précisément parce que les questions et les doutes exprimés oralement par l’auteur dans sa bande-son invitent à la réflexion. Le Convoi, malgré sa réussite en tant que « docu-venture » ne pousse nullement son public à la réflexion sur le sens du voyage qu’il raconte. De là à dire que le spectateur est aveuglé par ce qu’il voit…

A partir de ces films, il est possible de dessiner les contours et les limites des « auteurs » psychanalytiquement éveillés que nous sommes à ADDOG. Forts lorsqu’il s’agit de s’écouter soi-même et d’imposer cette écoute à nos spectateurs, forts lorsqu’il s’agit d’imprimer une sensibilité et un style personnel à une approche ou un « dispositif », plutôt faible dans l’analyse d’une situation, dans la communication de ses rouages, plutôt faible dans la recherche et la digestion de la documentation, plutôt faible dans la volonté de comprendre et de faire comprendre.

Ceci renvoie à une autre question qui est celle de déterminer les conditions à partir desquelles un grand cinéma documentaire existe. Je crois que nous pouvons déceler les lignes de force du cinéma documentaire par un entrecroisement de développements de la technologie et de courants de renouveau politique. L’apogée du film muet et la révolution russe, la grande crise des années 30 aux USA et en Grande-Bretagne liée au triomphe du cinéma parlé inventant des formes qui ont été consolidées et perfectionnées pendant la guerre, la résistance contre le conformisme des années cinquante ouvrant la voie vers une libération des styles, pleinement réalisée par la caméra à l’épaule combinée avec la révolution symbolique de 68; tous ces entrecroisements ou « interactions » ont créé des écoles de documentaire qui ont marqué l’histoire de notre art.

Il est vrai que nous vivons aujourd’hui une évolution technologique qui rend accessibles et individuellement maniables comme jamais auparavant les outils de tournage et de montage documentaire. Le documentaire peut devenir une forme d’expression entièrement personnelle. Peut-être le subjectivisme d’ADDOC doit-il être lu comme le mariage de cette miniaturisation technologique avec le repli politique provoqué par les années Mitterrand (2). Mais pas seulement.

Car j’estime qu’il reste vrai que le personnel est, ou peut devenir politique, que la psychanalyse permet une libération de la pensée, de la parole, de l’acte. La conscience de ses propres obsessions, de ses propres blocages permet leur dépassement à condition de ne pas rester embourbé dans leur redécouverte éternelle dès lors qu’une situation nouvelle se présente, dès lors qu’on porte la capacité de faire bilan. Le caractère libératoire de la conscience de soi, de l’auto-cognition, ne joue qu’à condition de mieux faire entrer l’autre dans le jeu qu’on a créé, à condition que l’auto-connaissance permette un réinvestissement plus fort et plus intelligent dans la vie face à et avec les autres.

Parions qu’une « école » documentaire fondée sur la connivence avec la psychanalyse n’a donné jusqu’à aujourd’hui qu’une certaine variété de ses fruits, et pas encore la plus intéressante. Nous avons pu deviner, avec les grèves de décembre 1995, avec les « mouvements » (de chômeurs et de sans-papiers) de 1996-98, la fermeture des années Mitterrand. Si ceci est vrai, on peut espérer que les prochaines années vont rouvrir une période d’exploration en vue d’une autre architecture de société, on peut imaginer que les chantiers de l’imagination politique et sociale vont se remettre au travail. La dernière montée en force des critiques du « néo-libéralisme » encourage cet espoir. Dans ce cas, et enrichi des apports de ce que nous venons de vivre, on peut parier que psychanalyse, documentaire et politique vont porter encore de bien beaux enfants.


Réponse de Denis Gheerbrant

Suite à l’envoi d’un premier jet de l’article précédent aux trois cinéastes dont l’œuvre a fait l’objet de commentaires, j’ai reçu de la part de Denis Gheerbrant les remarques suivantes qu’il souhaitait voir publiées dans ce même numéro.

Michael, Tu me fais parvenir un texte avant publication intitulé « ADDOC et le documentaire français ». J’interprète donc ce geste comme un invite à la réponse, à la polémique étant donné le ton que tu emploies.

La polémique, pourquoi pas ? D’autant qu’une réflexion sur les « outils théoriques » ou les « représentations du monde » qui fondent, plus ou moins consciemment (et souvent moins que plus) le travail des cinéastes pourrait s’annoncer comme un bon programme.

Malheureusement, outre le ton, la problématique sous-jacente du « J’aime, j’aime pas » qui parcourt ton texte finit par donner plus l’impression d’un règlement de comptes (avec qui ?) que d’une contribution critique.

Tout de suite, tu t’empares du mot « psychanalyse » pour mieux assener le qualificatif de « thérapeutique » au travail dont tu as bien dit auparavant que tu faisais partie. Compliqué…

Pas étonnant qu’à partir de là tu extrapoles pour affirmer que la motivation réelle du cinéaste ADDOCien (pour reprendre ta graphie) serait la confirmation par les doutes et les problèmes de celui qu’il filme, de la valeur de son propre travail !

Et tout le long de ton texte, la question de la relation entre filmé et filmeur se réduit à celle de « qui tire les marrons du feu ? »

Mais qui est ce cinéaste issu « de la petite bourgeoisie parisienne à la découverte de la misère du monde » ? Tu proposes donc de t’intéresser à trois d’entre nous. Chacun fait l’objet de critiques suffisamment diversifiées pour entrer en contradiction avec ta tentative de cerner une « école » ?

Et que dire de cette question « Y a-t-il parmi nous de grands cinéastes ? » Question qui suit un tableau des bons et des mauvais points dans lesquels « nous » (ADDOCiens parmi lesquels tu t’inclus à l’occasion d’une ébauche de confession publique), « auteurs psychanalytiquement éveillés », devrions à l’évidence nous reconnaître ?

Je ne peux évidemment pas répondre à la place de Dominique et de Patrice, mais, puisque tu me fais l’honneur d’un long développement, je voudrais juste ici pointer ce qui relève plus de l’attaque personnelle que de la critique.

« Le psy, le soi, l’écoute du mouvement de son propre esprit sont aussi au centre » de mon travail, dis-tu. Qui peut prétendre s’exclure de ses propres films ? De là à se placer au centre, il y a un pas qui est grave. Nous sommes bien dans le registre de l’accusation, celle d’aller « balader sa carcasse et son matériel… pour soulager son propre besoin d’exister » ! Du travail de parole avec les personnes rencontrées, de ce qu’ils disent, tu sembles ne rien avoir entendu : pas étonnant alors que tu demandes « s’il n’y aurait rien d’autre à dire » sur « ces gens ? ». « Cafard », « découragement », « paumé » : ce qui me révolte dans ta vision de Et la vie ?, c’est le mépris dont tu finis par entourer les personnes que j’ai filmées.

« Des films de voyage », dis-tu de mes films en englobant dans cette expression La vie est immense et pleine de dangers. Drôle de voyage qu’un séjour d’un an et demi dans une service d’oncologie pédiatrique ! Des « rencontres » avec des enfants que tu côtoies quotidiennement, 39h par semaine, pendant des mois ? Mais quelle idée te fais-tu du travail documentaire pour ne pas voir qu’un tel « docu-mélo » ou « docu-vertissement » n’a pu se faire que dans le long tissage de relations avec tous les enfants, le personnel et les parents du service, par l’appropriation par les enfants et par le « héros » en particulier de la caméra comme un lieu de conjuration de ses peurs, de réflexion, d’élaboration, et in fine de construction de soi, dans le contexte de l’épreuve.

Non, Michael, je, nous, ne filmons pas pour nous « faire des amis », il n’y a pas de « rencontre avec le réel », la caméra n’est pas pour moi une « excroissance neurosensorielle ». La psy aide à distinguer soi de l’autre, la parole du discours, elle aide sans doute à mieux identifier le réel quand on se le prend sur le coin de la figure, mais elle n’est ni clé ni objet de mes, nos, films, pas plus que la sociologie pourrait l’être d’ailleurs.

Car comment encore une fois le redire ? Le cinéma documentaire produit de la connaissance parce qu’il est du cinéma. Comme on pourrait le dire de la poésie ou de la peinture, évidemment.

Mais au fait, qu’as-tu entendu à ADDOC ? J’espère que la publication des premiers débats va bientôt avoir lieu ; alors nous pourrons discuter non pas de « l’esprit » d’ADDOC, non pas des cinéastes, mais de propos réellement tenus, du cinéma et du monde (pour les refaire bien sûr, inlassablement), ce qui est beaucoup plus intéressant.

Denis Gheerbrant


  1. Publié dans ADDOC Infos, mars 98.
  2. Les années Mitterrand sont celles par où le vieux socialisme étatique a définitivement fermé boutique après une année d’expérimentation timide pour se reconvertir dans une gestion libérale et parfois personnelle du capital — assaisonnée d’habilité linguistique et d’opportunisme politique.


Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 85, 1er trimestre 1999)