Michael Hoare
On va aborder différentes étapes de ta carrière, mais j’aimerais qu’on cadre cette discussion par une réflexion sur l’auteur, et notamment sur le rapport entre la liberté de création propre à l’individu et les contraintes posées par les conditions de commande, de diffusion, etc.
Avec le temps, on s’aperçoit bien du fait qu’il y a vraiment une intériorisation de la contrainte. La contrainte vient autant de ce qu’on pourrait appeler une auto-censure que d’une vraie demande des gens qui ont le pouvoir social de vous commander une œuvre ou de la financer.
Comment me suis-je débrouillé avec ça ? Au début, dans les années 70, ou à la fin des années 60, il y avait des espaces de liberté où il y avait une bagarre à la limite officielle. J’ai fait un premier court métrage en 1966. J’ai eu une caméra, deux week-ends avec un ingénieur du son et un opérateur et puis j’ai monté la nuit en dehors des journées normales. C’était une sorte de travail « off », un travail sous-terrain. J’avais 19 ans. Je pense que beaucoup de gens ont démarré comme ça.
Puis il se trouve que ce court métrage a eu un prix dans un festival de télévision, donc après je me suis trouvé avec plus de possibilités et toujours un peu plus de possibilités de filmer, mais c’était encore à l’ORTF. Et c’est vrai qu’à ce moment-là, la place du réalisateur par rapport au journaliste était complètement différente. Il y avait encore une vraie place pour des réalisateurs libres de concevoir quelque chose comme un travail de cinéma. Tous ne faisaient pas un travail de cinéma, mais disons qu’il y avait des gens qui le faisaient, ceux qu’on a retrouvés ensuite à Contre-enquête, dans des émissions comme ça. Il y a toujours eu des petits espaces de liberté mais qui se sont réduits avec le temps. Puis les journalistes ont pris petit à petit tout le pouvoir et les réalisateurs se sont trouvés en un sens instrumentalisés dans un média qui avait pris une tout autre forme.
Du coup, pour continuer à dire qu’on voulait faire du cinéma là-dedans, pour continuer à penser cinéma, il a fallu se donner les moyens de poursuivre ce travail qui est devenu effectivement de plus en plus marginal. Il faut parler du rôle formidable de l’INA pendant toutes ces années-là, après le service de la recherche de Pierre Schaeffer, et qui a maintenu un espace de création et de liberté pour les réalisateurs.
Toi, tu as commencé dans le documentaire. Mais as-tu fait de la fiction ?
Je n’ai pratiquement jamais touché à la fiction parce que ça ne m’attirait pas. J’ai fait juste un court métrage de commande qui m’a conforté dans l’idée que ce n’était pas ma voie. Même si ce sont des choses qui pour moi ne sont pas fermées. Ça peut arriver. Je suis en train de travailler sur un projet qui est plutôt de fiction, mais en même temps j’ai été amené à la fiction par un travail sur la réalité. Si je poursuis ce travail de fiction, ce sera avec tout ce que j’ai acquis comme maîtrise de l’outil ou comme travail de recherche dans le cinéma documentaire. Mais, dans cette première période, je n’ai pas fait de fiction, c’était vraiment le documentaire qui m’attirait.
C’est difficile de dire pourquoi. Il s’agit de choses assez profondes qui font qu’on est attiré par ce type de cinéma. A cause de ce que cela met en jeu, en réalité. D’abord il y a l’économie de moyens. C’est très important, parce qu’une des choses dont je n’avais absolument pas envie, que je ne désirais pas, c’était de me retrouver avec une grosse équipe, de me retrouver avec un gros chantier. Je n’avais pas envie de ça. Alors, par contre, vivre cette espèce de trio un peu comme un trio de musiciens qui se connaissent bien, qui se retrouvent à vivre quelque chose ensemble, cela me plaît.
C’est aussi lié au voyage. Je crois que pendant quinze ans je n’ai pas tourné une image en France, donc c’était à chaque fois un voyage, une aventure. Le Convoi arrive à un certain aboutissement mais il y a eu plein d’autres aventures avant. Et partager cela avec en gros un opérateur et un ingénieur du son, vivre ensemble quelque chose et du coup inventer cette cinématographie sur le terrain à partir de ce qu’on vit réellement, ça c’est le documentaire. C’est impensable en fiction, c’est complètement autre chose.
Et puis il y a un certain rapport avec l’invention, l’improvisation. Au départ, ce qui m’intéressait, c’était aussi l’idée qu’il n’y avait pas de conception préalable, qu’il n’y avait pas d’idée dont le film allait être en quelque sorte l’illustration.
C’est l’anti-Hitchcock.
C’est l’anti-Hitchcock effectivement. Je crois que s’il y a quelqu’un qui est loin du documentaire, c’est lui. Il y a d’autres cinéastes de fiction qui sont plus proches du documentaire, mais, là, on est dans deux univers opposés. Et à ce moment-là le cinéma devenait pour moi un outil pour penser. Tu me diras qu’un auteur de fiction pourra dire ça, mais il le dira autrement. Peut-être sa pensée va-t-elle être beaucoup plus du côté du travail de l’écriture et du scénario, etc. Alors, la beauté du documentaire, c’est vraiment de se retrouver dans une situation et d’y introduire une caméra et un magnétophone qui créent quelque chose de particulier. A chaque fois, cela m’étonne, me surprend et m’émerveille. Il y a quelque chose de plus fort qu’un savoir-faire. Et qui est particulier au documentaire.
Parce que même si petit à petit on acquiert quelque chose de l’ordre d’un savoir-faire, c’est évident, je pense qu’on se retrouve à chaque fois devant une réalité tellement neuve, tellement différente, et qui nous amène à faire autrement ce qu’on a toujours fait.
Je prends un exemple concret. Au début, moi, ce qui m’intéressait, c’était de faire un travail sans commentaire et sans interview. C’était une approche classique de l’époque. Il y avait le cinéma direct d’un côté, mais il y avait d’autres formes possibles qu’on cherchait à inventer. En tout cas, c’était cette contrainte-là que je me donnais à moi-même par exemple. Voilà une contrainte que je me donnais afin de faire un fim… pour Quelque chose de l’arbre… c’était ça. Alors que la télévision à ce moment-là fonctionnait complètement autrement, et ce qu’on me demandait, c’était au contraire une voix off qui raconterait l’histoire de ces paysans brésiliens.
Et il y a cette litanie du chant qui structure le film de manière assez forte, tout de même.
Ça, par exemple, c’est une idée que j’ai eue à Paris avant… je ne connaissais absolument pas le Brésil. C’est en lisant des livres sur la situation au Brésil, parce qu’on m’avait demandé de proposer un sujet là-dessus, que je suis tombé sur cette histoire que dans telle région du Nord-Est, il y avait des poètes populaires qui se servaient de la poésie, d’une tradition de poésie populaire, appelée poésie ficelle, littérature de cordelle, des vers de mirliton, et qui mettaient la réalité en vers de mirliton. Je me suis dit que c’est une figure fantastique. D’un coup, ça faisait prendre en masse toute une recherche. Je me suis dit : ce type-là qu’est-ce qu’il fait, il met dans du langage et en vers le réel que les gens lui contient. Et puis il va le raconter à d’autres en chantant ces vers. Parce que c’est ça, le jeu de ce poète. Je me suis dit que c’est un truc formidable parce que la mise en scène est déjà faite en un sens.
Et de fait, quand je suis arrivé dans cette région, j’ai trouvé un poète et on a fait ce travail. Je crois qu’on a fait cinq jours de tournage et dix boîtes de film pour parler des contraintes économiques, et on en a monté en gros neuf, huit et demi. Je n’ai même pas une boîte de chutes. C’est tourné-monté. Entièrement. A cause des contraintes économiques d’un côté mais d’autre part, parce que ça m’a donné une espèce de force pour cadrer très rigoureusement ce que je voulais faire. Et je ne pense pas que j’aurais mieux fait si j’avais eu dix fois plus de pellicule et dix fois plus de temps. Je ne suis pas sûr en tout cas. Je ne le saurai jamais en un sens. Mais voilà comment une contrainte peut stimuler un travail. Ça, c’est une chose exceptionnelle, je n’ai jamais refait ça. Mais, là, du coup, j’étais obligé de concentrer et de mettre en scène beaucoup plus que je ne l’ai fait après dans d’autres films par exemple. A cause de cette contrainte-là.
Parlons d’un autre côté de ta production dès les années 81. En tout cas, dans les films que j’ai vus, tu n’as pas quitté ton chemin qui est l’enquête sur le spirituel, sur la manière dont les gens tentent de comprendre ce qui les transcende, et je me demandais si dans les films précédents, cette voie était déjà tracée et ce qui t’avait amené à prendre cette voie qui a dû être asses marginale. Vous n’étiez pas dans le social-politique des années 70 ou du post 68.
Là, j’étais assez décalé, c’est vrai. Dès ce moment-là — les années 60, je les ai vécues un peu en hippy et si j’étais dans la rue en 68, autour de cette période, c’était surtout la recherche spirituelle qui m’intéressait. C’est une question personnelle. J’ai dit tout à l’heure que le cinéma était un outil, et j’avais besoin de faire des films qui étaient en correspondance avec ma recherche personnelle, vitale, vivante du moment. La rencontre de personnalités et de figures spirituelles était un besoin pour moi à ce moment-là dans ma propre vie.
À ce moment-là ou pendant toute ta carrière, en fait ?
C’est toujours un besoin, ça l’a toujours été, mais il s’est transformé. C’est vrai que c’est quelque chose qui est au fond de toute ma démarche. Mais il y a des moments où j’ai essayé de trouver cette dimension-là dans le mouvement d’un peuple, et c’est le Brésil, ou c’est Le lieu du combat en Afrique. En même temps, derrière ces images-là, il y a cette quête de quelque chose qui s’incarne dans l’histoire, de quelque chose d’une parole vivante qui s’incarne dans un moment d’histoire. Quand je vais filmer des ermites ou l’itinéraire d’Henri le Saix en Inde ou la rencontre de ce moine japonais Oshida, c’est autre chose. Et c’est ce qui m’a amené à m’engager plus personnellement dans une rencontre, dans une relation avec un homme.
Et l’isolement à cette période-là n’a pas posé de problèmes, je parle de la période 75-85 ?
Oui, oui. Si, j’en ai beaucoup souffert parce que c’est évident qu’il y avait une incompréhension. Par exemple, j’avais eu le Grand Prix du Réel avec les paysans brésiliens et quand j’amène deux ou trois ans plus tard Swamiji, en gros on m’a rigolé au nez, on m’a dit : mais qu’est-ce que c’est ce truc ? Voilà. Or, pour moi, c’est évident que ce film-là, puisque j’en parle, c’est un film dans lequel j’ai investi énormément de moi-même et que je pense être un des deux ou trois films les plus importants pour moi dans tout ce que j’ai fait. Voilà. Une incompréhension. Mais en même temps, cette incompréhension dans un sens, je la comprenais. Or, par ailleurs, ce film a eu un écho formidable dans d’autres milieux qui n’étaient pas du tout les milieux du cinéma documentaire. C’est un film qui a eu sa vie, sa carrière.
J’ai fait une version anglaise pour Channel Four. Il s’est énormément baladé et en particulier à l’étranger à travers des réseaux parallèles, et il m’a permis d’avoir un contact assez formidable avec un public. Je ne sais pas combien de fois j’ai présenté ce film en salle, peut-être une centaine. Ça a duré deux ou trois ans, avec à chaque fois un vrai rapport avec le public, Or, c’était hors tout. C’était hors circuit organisé, voilà.
C’était des réseaux catholiques ?
Non, c’était encore d’autres circuits genre groupes de yoga, mouvance « new age » , etc. J’étais marginalisé par rapport au milieu du documentaire français à ce moment-là, c’est évident. Mais je l’étais tout autant, et peut-être même encore davantage, mais de façon plus complexe, par rapport au milieu de l’église. J’étais très peu soutenu parce que c’est une démarche doublement marginale. Elle était marginale par rapport au cinéma de cette époque, mais elle l’était aussi par rapport à l’église. Quand le film a été diffusé au « Jour du Seigneur » en trois parties, trois chapitres, trois dimanches, j’ai reçu trois ou quatre cents lettres. Il y avait la moitié de gens qui avaient été bouleversés, touchés etc., et l’autre moitié qui hurlait au scandale. Et c’est évident que derrière, les responsables m’ont dit : mais d’accord, mais voilà, on ne peut pas assumer ce genre de position qui était justement une position d’auteur.
À la fois, au Jour du Seigneur, j’ai eu des possibilités de faire des films que je désirais faire dans une liberté très grande, que je n’aurai probablement pas trouvée ailleurs, en tout cas sur ces sujets-là qui sont des sujets qui me tenaient à cœur. Mais, en même temps, j’ai eu une grande bagarre avec eux. Pour eux, le statut de l’auteur était une question qui les dérangeait énormément. C’est quand même une émission officielle de l’Église de France à la télévision. Ils ne pouvaient pas se permettre de donner une espèce de carte blanche à des auteurs pour dire des choses qui n’étaient pas forcément conformes ni à la doctrine de l’église, ni à sa volonté politique à un moment ou un autre. Il y a eu de véritables difficultés.
Après 83 et Swamiji, il y a eu une traversée du désert, ou comment ça s’est-il passé ?
Il y a eu une traversée avec des petites fleurs dedans parce que justement c’est le désert qui m’intéressait. C’est pendant ces années-là que j’ai fait toute une collection de portraits d’ermites que je suis allé chercher partout. Et c’était très important pour moi. C’est une collection de sept ou huit portraits de 26 minutes.
Et qui a été diffusée ?
Qui a été diffusée et a eu un impact très fort au niveau du public. C’était en 88, et c’était diffusé sur un été, dans un trou de programmation. Ils se sont dit, tiens un trou de programmation, ça c’est très bien… ils en ont mis six ou sept de suite, et du coup ça a fait un effet très fort. Par exemple, le thème de la solitude, le thème du désert, de la vie solitaire, c’est un thème qui court derrière toute ma démarche depuis des années sous des formes différentes. C’est vrai, là encore, c’est un type de marginalité qu’on n’a pas l’habitude d’aller chercher. Mais qui existe aussi.
Comment faire des portraits d’ermites, c’est un autre positionnement au niveau du cinéma, parce que c’est évident qu’un ermite…
On n’est plus dans l’anthropologie religieuse du Brésil.
Oui, on n’est plus dans l’anthropologie parce que les ermites ne sont pas considérés par les anthropologues comme un objet de recherche et de connaissance. Je ne suis pas du tout d’accord avec ça. Peut-être, un jour, on découvrira que le plus grand intérêt de ces films est anthropologique. C’est peut-être un peu tôt pour le dire, mais je suis assez confiant parce que je pense que le travail que j’ai fait est de cet ordre aussi. Mais l’objet est tellement particulier qu’effectivement il a tendance à prendre le pas sur la démarche, mais ça, c’est le cas de beaucoup de films documentaires. C’est dans un deuxième temps qu’on s’aperçoit que la démarche est plus importante que l’objet. Il faut du recul pour ça. Je ne sais pas si tous les films vont tenir dans ce recul mais je pense que certains tiendront, parce qu’il y a un travail de cinéma qui a été fait qui est suffisamment précis, simple, rigoureux mais structuré pour que dans le recul ce soit ça qui se révèle un peu plus.
Dans les films que j’ai vus, il y a une démarche qui est la rencontre du message. Finalement ce n’est pas dans une volonté de comprendre le personnage dans son contexte historique ou dans ses racines de l’histoire religieuse ou sociale que l’on filme, on est dans la rencontre de son message.
Oui, mais ce que tu appelles le message, moi je ne l’appelle pas le message. Parce que je pense que justement, c’est une autre démarche. Effectivement je sais que ça peut apparaître comme ça, on se dit : bon, c’est de l’hagiographie. Il n’y a aucune distance critique, il ne remet pas ça dans un contexte économique, politique, humain…
On pourrait dire ça autrement, parfois en t’écoutant écouter, on a l’impression d’une relation maître-disciple. Ou est-ce que je pousse trop loin le bouchon ?
Non, tu ne pousses pas trop loin « le bouchon », mais il faut préciser de quoi on parle. Je sais bien qu’il y a une connotation fortement négative dans ces mots-là en Occident. L’idée de pouvoir, de domination, le contraire d’une relation libre, quoi ! Or, j’ai précisément appris de l’Orient à considérer les choses autrement. C’est beaucoup plus subtil. Il s’agit de la transmission d’une « sagesse » qui n’est ni de l’ordre d’un savoir ni de l’ordre d’un pouvoir. Et c’est dans cet esprit, disons « oriental » , que j’ai mis en scène une relation de ce type dans certains de mes films. C’est une question de positionnement intérieur avec la part du « jeu » qui va avec. Si j’ai choisi cette position de « disciple » comme tu dis, c’est parce que ce que je visais, à un moment donné, cet objet de connaissance-là, particulier, je ne pouvais y avoir accès autrement qu’en mettant en scène une relation de maître à disciple. Mais cette relation, je la filme. C’est aussi une représentation. Donc ce que tu dis est bien vrai.
C’est vrai par exemple quand je fais la biographie d’Henri le Saix ; il y a quelque chose comme ça. Quand je rencontre Oshida au Japon, il y a quelque chose comme ça. Quand j’ai rencontré un ermite ou un autre, il y a quelque chose comme ça. Mais ça, c’est le mystère de ce type de relation particulier.
Tu appelles ça le message. C’est d’autre chose qu’il s’agit pour moi. Il s’agit vraiment d’atteindre, comme disent les orientaux, quelque chose qui passe de ton âme à mon âme. Alors évidemment, c’est un peu curieux comme langage. Mais en même temps, voilà, c’est autre chose que l’interview, par exemple. C’est d’une autre nature. Ce qui fait que ce n’est pas des interviews, c’est précisément de cet ordre. C’est-à-dire je m’engage complètement dans ma présence à ce moment-là au niveau le plus intime de moi-même pour atteindre ce qu’il y a de plus intime chez mon interlocuteur, ce personnage que je rencontre. Çia, c’est une chose. C’est un élément qui est à la base de ce travail-à et qui était mon travail dans un certain nombre de films. C’est une des directions.
Mais ça, encore une fois, c’est filmé. Cette relation est mise en scène et c’est peut-être ça qui n’apparaît pas forcément. Ça reste du cinéma et en un certain sens ça n’est que du cinéma. Je pense à une ermite par exemple dont j’ai déjà parlé souvent parce que c’était une rencontre très importante pour moi. Cette personne était très touchante et ne voulait pas être filmée. Et tout ce qui s’est passé pendant les trois jours où j’ai travaillé avec elle, c’est quelque chose qui n’était possible que par le cinéma. Le cinéma opère forcément un déplacement de cette relation de maître à disciple. Sur un plan plus personnel, il y a eu aussi pour moi, notamment avec les ermites, une évolution vers une relation différente, disons plutôt de frère à frère ou de frère à sœur. Quelque chose de moins « oriental » et de plus « chrétien ». C’est encore une fois une question de position, une manière de m’effacer par rapport à celui que je mets en scène. Dans le cadre particulier d’entretiens qui portent sur la spiritualité, le cinéaste peut apparaître par nature dans la position du disciple, mais ce n’est pas forcément vrai. Il peut tout en étant dans cette discrétion et dans cette position qui est celle aussi du cinéma, être dans une relation d’égalité en réalité.
Il y a certaines personnes que tu as filmées que tu n’aurais pas pu filmer autrement que dans cette approche-là.
Ça, c’est clair. C’était impossible autrement. Mais j’aurais pu aussi ne pas le faire. J’ai choisi de le faire parce que je désirais cette forme-là. Évidemment, c’est une matière particulière.
Mais si tu dis que ce n’est que du cinéma, est-ce qu’on ne pourrait pas t’accuser de manipulation pour le coup ?
Je pense que c’est une question. Il y a sans doute une forme de manipulation subtile dans le fait d’obtenir de l’autre par le biais du cinéma quelque chose comme la « note » précise que j’ai envie d’entendre et qui est autant et peut-être davantage la mienne que la sienne. Là, on touche à une limite du cinéma documentaire.
C’est vrai qu’il y a un moment, dans cette série de portraits d’ermites, où je sentais être allé assez loin de ce côté-là, et j’ai renoncé, j’ai arrêté. Je ne ferai plus jamais de portraits d’ermites, ça c’est clair. Mais, pendant un temps, c’était une chose qui était très importante pour moi. Ils m’ont beaucoup appris et même à faire du cinéma. Ils m’ont donné beaucoup de leçons de cinéma, justement par la fragilité dans laquelle ils sont. Par le fait qu’ils se sont mis hors du monde, volontairement, en s’isolant dans une vie de prière. Quand on traverse l’image de ça pour avoir une véritable rencontre, il y a quelque chose qui est de l’ordre du secret, et, à ce moment-là, il y a quelque chose qui devient brûlant dans le fait d’introduire une caméra et un magnétophone. Ça oblige à une espèce de rigueur de position, disons morale, ou éthique. Ça nécessite une rigueur incroyable, et ça a été pour moi un exercice formidable.
C’est pour ça que j’objecte d’un certain côté, quand tu dis que ce n’est que du cinéma, je dis que ça ne peut pas être vrai. Je pense que finalement ta position est celle de quelqu’un qui utilise le cinéma dans sa recherche spirituelle, et le poids était plutôt de ce côté-là que du côté du cinéma.
Oui, je suis assez d’accord avec ce que tu dis, mais en même temps, il se trouve que je crois aussi au cinéma. C’est-à-dire que je ne peux pas simplement utiliser le cinéma. Même si je crois que profondément, j’ai utilisé le cinéma comme un outil dans ma recherche disons intérieure de sagesse, dans une quête de sagesse. Mais il y a un désir de cinéma, ça va dans l’autre sens aussi. Le cinéma m’entraîne aussi ailleurs, si tu veux. À un moment d’ailleurs, j’ai arrêté de faire du cinéma pendant cinq ans pour être entièrement dans cette recherche de sagesse, entre guillemets. Elle était ce qu’elle était, peut-être un peu folle, peut-être un peu… voilà. Parce qu’effectivement j’ai pensé que c’était ça l’essentiel et que finalement ce n’était plus important de faire des films.
Et quand je suis revenu au cinéma, j’ai vraiment vécu que c’était pour moi à travers le cinéma que la quête était plus juste et plus vraie. C’est-à-dire qu’au fond il y a une vraie sagesse que j’ai trouvée dans le cinéma, dans ce travail de faire du cinéma. C’est une chose qui n’est jamais finie, qui se repasse, et qui se revit à chaque film et que je trouve absolument étonnante à chaque fois, et c’est le problème de la distance, de la distance juste par rapport à une situation, un personnage, un sujet. Et cette recherche de la distance juste passe par des choses très concrètes, par la position de la caméra, le choix de l’objectif, la valeur du cadre, la durée du plan, ce sont les outils avec lesquels on travaille. Ce sont des outils simples, des outils de langage, et bien, c’est un véritable travail intérieur aussi. Quand je me suis rendu compte de cela, j’ai pu déplacer mon objet vers quelque chose de plus large parce que cette recherche s’est intériorisée dans l’écriture du cinéma. Et je pense que quand je fais Le Convoi ou d’autres films, je n’ai pas du tout l’impression d’être dans une démarche différente de ce que je faisais avant sur le fond, mais j’ai l’impression d’avoir déplacé l’axe de la caméra vers un autre objet.
La caméra se déplace en tout cas, c’est sûr. Je ne sais pas s’il y a des trous dans ta carrière à partir de ce moment-là mais après, on arrive au Convoi effectivement. Ce qui change, c’est le déplacement géographique qui figure l’avancée de ton enquête, et aussi la recherche de sens de tes trois héros. Ce que je pense aussi, c’est qu’en oblitérant toute compréhension de la place politique de ce type de don, du rôle de l’humanitaire dans la politique des années 90 qui est quand même une question importante et grave et qui a des enjeux réels, le film participe à une certaine mystification sur ces questions-là.
Ça c’est un choix, et c’est un choix tout à fait clair.
Je crois que c’est tout à fait linéaire dans ta démarche d’auteur.
Tout à fait, mais, en même temps, ça raconte quelque chose sur l’humanitaire, mais en déplaçant le regard. Ce que tu dis qui manque dans le film, on y est renvoyé sous forme de questions par le trajet qui est celui que les personnages font dans le film. Bon, mais aussi, on est comme on est. C’est là où on est un auteur en réalité, c’est quand on est comme on est. Et quand on n’est plus que comme on est. C’est comme une infirmité. On dit : « il ne parle que de lui », comme si dans ce « que » on entendait : « toujours » (il parle toujours de lui), alors qu’il faudrait entendre « seulement ». Il parle seulement de lui parce qu’il n’est que ce qu’il est et qu’il ne sait pas parler ni autrement ni d’autre chose.
Alors, bon, voilà, moi, je suis comme ça. C’est vrai que cette espèce de regard plus large que tu indiques, et qui est le fond d’un réel que je connais bien, que je perçois bien, je l’ai mis hors champ du film très clairement et volontairement. Et même en plusieurs étapes. Parce que dans les rushes par exemple, j’avais pas mal de choses qui étaient très fortes dans ce sens, restant dans l’ordre des personnages et la construction du film telle qu’elle est. Ils parlaient à certains moments, ils lâchaient des trucs sur l’humanitaire, sur la politique, qui en tout cas auraient pu ouvrir ce type de questionnement plus large, et je les ai gommés. Je les ai gommés volontairement parce que, voilà, j’ai voulu me rapprocher d’une petite musique bien particulière et bien précise qui était celle que j’avais envie d’entendre. Et donc c’est à la fois la limite du film, et c’est aussi sa force. Que dire ?
C’est pour ça que je pense qu’on n’a pas beaucoup de choses à discuter là-dessus.
C’est un choix, mais je me suis bien évidemment posé la question.
Mais je me suis dit : quand même, ce qu’on vit avec ces personnages-là pendant une heure et demie, si on veut, à partir de là, réfléchir sur l’humanitaire, il me semble qu’on a une bonne base.
Je ne suis pas sûr que c’est une bonne base. Si on veut parler des jeunes ou des gens en quête de sens s’engageraient sur un projet humanitaire, c’est peut-être une base. Mais si on veut parler du sens politique de l’humanitaire, je ne crois pas.
Mais l’humanitaire c’est forcément ça. Et le film dont tu parles et que je sens qui t’a manqué, c’est un autre film, voilà.
Oui, bon, fin de discussion.
Parce qu’on m’a reproché exactement la même chose sur tous mes autres films en réalité. Les ermites, on me disait : mais de quoi ils vivent ? Quelle est leur histoire ? Comment sont-ils arrivés à ça ? Et ça je ne le racontais jamais, jamais, parce que ça ne m’intéressait pas.
J’estime que face aux portraits spirituels, ta manière de cadrer ton approche est parfaitement légitime au regard de ta propre quête. Là où ça me pose plus de problèmes, c’est que moi, citoyen européen de ces années 90 où la question de l’humanitaire s’est posée de manière dramatique par moments, je trouve qu’il y a quelques films qui posent les problèmes ou qui sont sur le sujet. Le Convoi en est un, mais il fait l’impasse sur la compréhension d’un phénomène qu’il est urgent de questionner et de comprendre.
Je me souviens très bien d’avoir été descendu par je ne sais plus quel journal à propos des paysans brésiliens avec exactement la même analyse. Alors qu’actuellement, toi voyant dix-huit ans après Quelque chose de l’arbre, tu trouves que c’est quelque chose d’assez politique, assez large. Mais eux, ils ont fait le même reproche en disant : on ne voit jamais les grands propriétaires, on ne comprend rien à la situation politique du Brésil, on ne comprend rien à rien. C’est un film complètement politico-empathico-naif. C’est ça qu’on m’a reproché. Et je crois qu’effectivement on me le reprochera toujours parce que quelque part, je suis probablement un peu naïf, mystico, tout ce que tu voudras. Bon, voilà. On ne peut pas être autre chose que ce qu’on est, on fait avec ce qu’on est. Mais en même temps, je pense qu’il y a un travail rigoureux que je fais à partir de ce que je suis et qui fait que les films sont ce qu’ils sont. Je ne pense pas que je fais une carrière, mais je crois que petit à petit je construis un travail.
Est-ce qu’on peut revenir, pour conclure, sur le rapport entre liberté et contrainte dans le rôle d’auteur que tu as joué dans tes films ?
Je pense qu’en tant que cinéaste, on est complètement responsable du travail que l’on fait, et on ne peut jamais se réfugier derrière le manque de moyens, la situation politique, sociale, etc. Tout ce discours-là, je ne peux absolument pas ni l’encaisser ni l’intégrer. Je pense qu’on est vraiment responsables, et que c’est à force d’obstination qu’on obtient les moyens, mais qui peuvent être limités pour faire les films qu’on croit devoir faire, qu’on croit importants à un moment donné.
C’est vrai que moi, d’un côté, j’ai beaucoup plus de possibilités maintenant que j’en ai eu dix ou quinze ans en arrière, mais je dis ça au niveau social. Mais, d’un autre côté, je pense qu’intérieurement, profondément, ce n’est absolument pas vrai. Je pense que les difficultés se sont déplacées et que ce n’est pas vrai. Ce n’est pas parce qu’aujourd’hui je peux avoir accès plus facilement à l’avance sur recettes ou à des moyens de production, parce qu’il y a une certaine confiance qui peut m’être faite par mes pairs, d’autres professionnels, diffuseurs ou producteurs, je crois que ça ne résout rien, mais vraiment rien de mon problème d’auteur. Ça ne résout rien. Simplement, ça déplace le chantier un peu. Mais quel film faire, comment le faire etc. ces questions se posent avec la même gravité, que ce soit un film à 3 millions ou 5 millions, ou un film à 500.000 francs.
Discutons un peu d’ADDOC. Tu peux raconter comment ça a commencé.
Je ne vais pas répéter des choses qui ont été dites, écrites ailleurs. Je vais parler de moi. À partir de ce qu’on a dit tout à l’heure, il y avait un isolement ou une relative marginalisation, en tout cas par rapport au milieu du cinéma et du documentaire. Même si à travers d’autres milieux, je n’étais pas seul. Je travaillais aussi avec d’autres gens. Mais j’ai vraiment eu besoin de rencontrer et de parler avec des gens dont j’appréciais le travail et la démarche et que je ne connaissais pas. Ce petit point de départ-là était très important. On croise un type dans un festival, on se dit bonjour, deux phrases, on boit un coup, voilà. J’étais très frustré, et en même temps j’avais travaillé pendant dix ans dans la commission télévision de la SCAM, donc avec d’autres réalisateurs, et j’avais trouvé cela intéressant comme lieu de réflexion sur le cinéma documentaire.
Ce qui me passionnait, c’était les débats sur les problèmes éthiques, sur les problèmes de démarche, philosophiques, de ce que c’est de faire un film, de ce que cela met en jeu. Et on avait souvent ces discussions-là à l’intérieur de la commission de la SCAM, mais ça s’arrêtait vite parce qu’en réalité, il fallait classer des œuvres et il fallait être efficace. J’étais frustré. Pavais envie de poursuivre ce travail, et je me suis dit : il faut un lieu où on peut aller franchement et ne faire que ça et n’avoir que ça à faire.
Et peut-être l’explication du fait qu’ADDOC n’a jamais su faire autre chose se trouve là. Le fait que ça s’est tellement constitué sur ce désir de se rencontrer, de parler, c’est-à-dire une bonne fois de dire, on va parler de ce dont on a envie de parler, parce que ça ne se fait nulle part ailleurs. Effectivement je vois bien que même à l’ACID ou à la SRF ou dans d’autres lieux comme ça, où il se fait un travail formidable, en même temps, chaque fois que viennent sur le tapis les questions de fond… on n’a pas le temps, ce n’est pas le lieu, il faut être efficace, il faut avoir une action politique. Donc, ADDOC s’est construit dans cet espèce de gratuité. C’était fin 1992.
Alors, l’initiative au départ était portée par un petit groupe où il y avait Ives de Peretti, Joële van Effenterre, il y avait à l’époque François Manceau, il n’y avait pas grand monde, un petit noyau, et puis voilà. Moi, je suis arrivé là par Joële van Effenterre. Denis Gheerbrant est arrivé à peu près en même temps. La relation, l’amitié, la confiance qu’il y avait entre Denis et moi était importante parce qu’on était assez proches. J’appréciais sa démarche, J’appréciais le travail qu’il faisait, donc voilà. C’est ça qui est devenu un peu plus moteur, mais Yves a été aussi très important dans le début. D’autres sont venus, Claire Simon, Dominique Cabrera, Jean-Louis Comolli, Claudine Bories, Guy Olivier et des plus jeunes comme Sarah Benillouch, Frédéric Goldbronn, Laurence Petit-Jouvet — presque tous sont passés à un moment donné par l’ADDOC.
Avec ce fonctionnement en partie en atelier, en discussion, en animation de débats lors des festivals, et de l’autre côté une volonté de faire du travail de lobbying et de pression politique qui n’a jamais très bien marché.
Mais en même temps, moi, je pense que ça a très bien marché, finalement. C’est-à-dire pas du tout sous la forme habituelle de lobbying ou d’une action politique, parce que, ça, on en était incapable. On n’a effectivement jamais réussi à la mettre en œuvre, mais par le fait qu’on a eu cette réflexion et ce travail d’atelier, qu’on l’a rendue publique dans les festivals, et que ça a duré, surtout que ça a duré. Il y a des idées qui en fait ont été reprises par d’autres et d’autres ont fait ce travail de lobbying pour nous dans un sens.
Je prends un exemple. Je crois que l’expression cinéma documentaire qui est aujourd’hui reprise par tout le monde, à l’époque, était vraiment pratiquement taboue. On employait d’un côté le mot de documentaire de création’, et encore, avec des pincettes. Et en tout cas, le mot cinéma accolé à celui de documentaire était assez mal vécu, notamment au niveau des télévisions, ça c’était évident. Dès qu’il y avait le mot cinéma, ça veut dire que ça passe ailleurs, pas chez nous. Et nous on a patiemment et obstinément enfoncé les clous, ça c’est une chose simple. Mais en même temps, c’est une chose importante, parce que je crois que ça a ouvert quelque chose dans les esprits. Je pense que le travail d’ADDOC a eu finalement pas mal d’effets. Alors même que c’est resté très modeste.
Le fait que les ateliers ont animé des rencontres a attiré l’attention sur les idées, sur le fait qu’elles existent, et que les réalisateurs se réunissent et surtout qu’ils pensent.
Et je pense que ça nous a aidés les uns et les autres d’une façon inégale, mais on pourra dire assez fortement, à nous renforcer et à affirmer plus clairement nos différentes positions de cinéastes. Parce que le fait de se confronter les uns aux autres et d’être amené à parler plus clairement, à formaliser, à exprimer, même à conceptualiser des choses qui étaient de l’ordre du vécu et qui restaient de l’ordre du vécu, je pense que ça a renforcé extraordinairement ma démarche. Je le dis pour moi en tous cas. D’autres peuvent penser différemment.
Maintenant on vit une deuxième génération.
Dont je me réjouis. Effectivement, il y a quelque chose de nouveau avec l’élection de François Caillat et du nouveau bureau. Effectivement, les fondateurs ne sont plus là, ne sont plus les animateurs. Ils font toujours partie de l’association. Mais il y a quelque chose qui est transmis, qui va prendre d’autres formes, aller dans d’autres directions différentes, plus vivantes, plus probablement en accord avec la situation générale des documentaristes aujourd’hui, dont nous on n’est peut-être qu’un des noyaux. Même entre nous il y a des démarches très différentes. Mais on a pu apparaître à un moment comme faisant clan ou école, presque. Alors qu’il y a une ouverture nouvelle plus large.
Ce que tu dis dans ta préface, c’est que le lien qui identifie ADDOC, c’est la proximité avec la psychanalyse. Est-ce que tu penses que c’est toujours vrai ?
Je pense que ça a été important dans la manière dont nos échanges se sont constitués, dont la parole s’est mise à fonctionner entre nous. Je pense que cette référence implicite pour les uns et les autres à la psychanalyse a joué comme un moteur très fort. Et là encore on peut trouver une des raisons pour lesquelles le côté politique du lobby n’a pas fonctionné. On était pris ailleurs. Je crois que même, aujourd’hui, quand je vais dans l’atelier sur le droit à l’image, les droits de la personne filmée qui fonctionne en ce moment qui fera probablement un débat à Marseille, je retrouve exactement le même type de parole ou de réflexion ou le même mouvement disons, que dans les premiers ateliers d’ADDOC, c’est-à-dire qu’en réalité, ce sont les problèmes éthiques et les problèmes de cinéma qui nous passionnent.
Paris, le 5 juin 1998
Propos recueillis et mis en forme par Michael Hoare
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Le Convoi
1995 | France | 1h30 et 52' | Vidéo
Réalisation : Patrice Chagnard
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 101, 1er trimestre 1999)