Les films d’Alain Moreau ou le cinéma dévoilement

Jean-Jacques Delfour

Le travail d’Alain Moreau quoique remarquable est peu connu. Il est un héritier du cinéma-vérité et du ciné-œil à condition de redéfinir ce qu’on entend par vérité et de préciser que cet œil écoute plus qu’il ne voit. À la différence de Vertov dans le célèbre L’homme à la caméra, ces formes ne sont pas destinées en même temps à signifier leur auteur. Son style est l’absence de style : non plus voir et du coup se faire voir mais entendre. C’est pourquoi il est presque invisible.

Ce style consiste à créer des dispositifs qui fonctionnent de manière quasi autonome, c’est-à-dire des machines à voir et à entendre, à voir pour écouter, des machines à accueillir ce qui est 1 Le premier effet est que ni l’auteur ni une idée ou une thèse ne se manifeste clairement. Tout se passe comme si le réel s’exprimait sans effort et sans détour, libre des intentions d’un auteur et débarrassé des significations idéologiques portées par un filmage. Une position paradoxale dans la mesure où laisser être les choses telles qu’elles sont est bien le projet et l’ambition d’Alain Moreau. Témoigner mais en laissant se faire, se dérouler le processus du témoignage. Cela présuppose une volonté très organisée de faire en sorte que la caméra accueille ou montre en effet mais sans que ni le fait de montrer ni ce qui se montre ne dirige la situation. C’est d’ailleurs cela que l’on voit en priorité : des situations plutôt que des images, au sens de ces images qui s’indiquent elles-mêmes comme images, c’est-à-dire arborant un cadrage spécial et une durée qui se font remarquer. Des situations apparaissent, existent, s’installent, se développent d’une manière qui ne semble pas téléguidée par un but ou une intention déterminé mais par leur propre loi interne de développement.

Donc, d’un côté, un type de filmage qui n’est pas un press-book de l’auteur. Un adversaire se laisse dessiner ici : l’autorat, c’est-à-dire une conception de l’œuvre comme défense et illustration d’un auteur. Cette conception implique que l’œuvre soit lisible comme la trace d’une personnalité et d’un style identifiables par une multitude de signes apparents. Ici, les signes sont négatifs : ils manifestent bien un auteur mais par son absence, radicalisant l’impératif défini par Flaubert à propos de l’écrivain : « L’auteur, dans son œuvre, doit être comme Dieu dans l’univers, présent partout, et visible nulle part » 2. Radical en effet, car la présence de l’auteur doit elle-même disparaître, du moins par la disparition des signes traditionnels par lesquels l’auteur du documentaire se manifeste.

De l’autre côté, un type de filmage qui ne se laisse pas dicter son contenu et sa forme par ce qui est montré. On pourrait dire les choses ainsi : ce qui se montre ne détermine pas en même temps la manière de se montrer ; ce qui se montre est montré. Le réfléchi (ce qui se montre) de la situation de filmage n’est pas décidé ni porté par l’objet même de l’image mais par un autre que lui-même, d’est-à-dire la situation elle-même mais en tant que filmée. C’est pourquoi lé filmage donne lieu à une vérité qui n’est ni simplement construite ni seulement trouvée-là, déjà faite. Cette vérité résulte d’un processus dynamique, d’une dialectique entre ce qui se montre et le dispositif qui l’accueille et lui permet de se révéler. Plutôt qu’un cinéma-vérité, on pourrait parler d’un cinéma-révélation si le terme n’était pas aussi religieusement connoté. Le terme de dévoilement est sans doute le plus approprié dans la mesure où il désigne à la fois un mouvement de découverte, un événement, et la mise à jour de quelque chose qui existait peut-être auparavant (ou partiellement) mais inaccessible (ou inachevé). Du coup, pas de démonstration. Mais pas non plus de viol ni de piège.

La discrétion de l’auteur est ce style particulier qui s’efforce de faire en sorte que les situations se dévoilent sans se démontrer, sans manifester au sens politique ou social du terme, sans défiler ni s’exhiber. De deux choses l’une : ou bien l’image et la situation de réception sont utilisés par les filmés à des fins de persuasion et de manipulation du récepteur ; ou bien, il en est de même à ceci près que c’est celui qui filme qui manipule aussi bien les filmés que les récepteurs. C’est précisément la position d’Alain Moreau que de neutraliser les effets de manipulation. L’analyse doit donc pouvoir décrire les procédés et les moyens mis en œuvre pour tenter de sortir de cette alternative et produire cet effet remarquable d’une « absence relative d’effets », c’est-à-dire l’effet qui consiste à laisser se dévoiler, à laisser être.

Ces deux caractères ne sont d’abord possibles que si la caméra et le filmeur ne sont pas cachés : ils assument leur position en se montrant eux-mêmes. Filmer en étant caché est en effet l’archétype de la perversion. Encore faut-il admettre qu’être caché n’est pas seulement une caractéristique matérielle. Le cinéaste qui filme sans formuler ces intentions alors même qu’il a une idée bien précise en tête filme « caché » : ce qui est filmé est d’avance converti en moyen. Autrui parle devant ma caméra mais ce qu’il dit est déjà inclus dans une stratégie, dans une machine argumentative. 3 Il faut donc avancer à découvert et à visage découvert (au sens propre et figuré). On le voit par exemple à travers le fait que ceux qui s’expriment devant cette caméra la regardent ou la considèrent : ils l’apostrophent parfois, ils ne font pas comme si elle n’était pas là ou, lorsque c’est le cas, c’est seulement parce qu’ils sont eux-mêmes concentrés et attentifs à ce qu’ils font. Mais aussi par tout ce qui peut attester une distance avec la caméra et la situation de filmage.

Cependant, quelle est la nature de ce qui est mis à jour par ces méthodes de dévoilement ? Est-ce le réel ? Ou le vrai ? Ou un mixte des deux ?

Les pouvoirs de la représentation

Cependant, cette position n’équivaut pas à un réalisme selon lequel une caméra pourrait enregistrer la réalité telle qu’elle est, sans le modifier en quelque manière. 4 La révolution kantienne en philosophie, selon laquelle la connaissance des choses est une connaissance de notre mode de représentation des choses, la révolution de la physique quantique et de la thermodynamique, selon lesquelles mesurer ou observer ne sont pas des actes neutres mais impliquent un transfert d’énergie de la chose elle-même au système de mesure, doivent aussi habiter la compréhension de l’image cinéma ou vidéo. Dans tous les cas, capter une image c’est toujours agir sur ce qui est filmé. On ne peut échapper à la représentation; et celle-ci n’est pas une simple copie de la réalité.

De la même manière, cette action laisse une autre trace qu’elle-même : celui qui tient la caméra ou fait le montage. Même un système de filmage automatisé est la trace d’une conscience ou d’une intention. 5 On ne peut échapper à un médiateur humain déterminé qui assume le passage de la présentation à la représentation.

Ces deux faits incontournables acquis, il en résulte qu’un effort de dévoilement qui éviterait les deux écueils de l’exhibition de soi et de l’exhibition des procédés de filmage 6 n’a qu’une seule possibilité : proposer la parole vivante d’un outre et permettre au spectateur de penser les conditions de prise et de réception, sans les penser à sa place.

Car c’est bien les deux plans où ont lieu les opérations décisives. En effet, qu’est-ce que l’autorat sinon l’omniprésence d’une conscience et d’une volonté, c’est-à-dire l’omniprésence d’une parole ? Les procédés de filmage par lesquels elle s’exprime sont des décisions et des pensées qui précédent toujours les pensées et les réceptions des spectateurs. Conséquemment, puisqu’il s’agit non pas d’empêcher la représentation et ses médiateurs mais de les soumettre à ce qu’elle montre, ce sont non un refus mais des actions spécifiques qui peuvent aboutir au but recherché, c’est-à-dire affirmons-nous écouter la parole d’une personne sans insu externe, sans en faire l’objet d’un argument, d’autre part en laissant toujours au spectateur la possibilité de penser lui-même le dispositif de filmage.

Ainsi, les signes qui attestent, pour le spectateur, que la caméra et la situation de filmage sont bien perçues et reconnues par ceux qui sont filmés, que le filmeur est au milieu des choses et des gens, qu’il renonce à la sur-maîtrise 7 par le montage, donnent une distance suffisante pour échapper aux illusions engendrées par l’œil omnivoyeur et omniscient. Celui-ci est en effet un des appuis de l’autorat. Pour qu’une personnalité puisse apparaître à travers un filmage, il lui faut une certaine puissance; cette dernière ne peut consister qu’en une position de domination, aisément amorcée par l’omnipotence du cadre de la caméra qui, automatiquement, élit ceci, ignore cela, puis, par celle du montage qui de même choisit en seigneur parmi des images serves.

Conséquemment, en deçà même des intentions, les usages des outils scopiques engendrent inévitablement des formes de pouvoir. L’effort qui consisterait à renoncer à ces pouvoirs ne peut qu’échouer dans la mesure où, si l’on voulait vraiment y parvenir, il faudrait cesser tout filmage. La seule voie praticable est d’une part écouter plutôt que s’exprimer, suivre plutôt que conduire, cela tant dans la captation que dans le montage. 8

Mais une question se pose : en quoi écouter la parole ou bien suivre plutôt que conduire, à supposer qu’une telle démarche soit possible, garantissent-ils la fabrication d’images qui ne seraient pas l’expression d’un auteur ? Afin de le comprendre, il faut saisir la différence entre réalité et vérité.

Réalité et vérité : la dialectique de l’image et de la parole

Les formules essayées pour désigner le documentaire, « cinéma du réel », ou « cinéma vérité » , ont contribué à obscurcir sa compréhension. L’image, quelle qu’elle soit, opère nécessairement une différence entre le champ délimité par le cadre et le hors-champ, c’est-à-dire le « reste » du monde. Il est évident que la réalité continue toujours au-delà du cadre. Nul ne peut affirmer que le réel est tenu dans le cadre : la réalité est infinie 9, elle s’étend indéfiniment au-delà de l’expérience actuelle comme une infinité d’horizons perceptifs et d’expériences possibles. Aussi, l’image, de même que l’œil humain, n’en aperçoit qu’une partie. L’image documentaire, comme tout autre image iconique c’est-à-dire présumée semblable au réel, est donc une fiction dans l’exacte mesure où elle est partielle.

En revanche, lorsqu’une conscience parle de la réalité, en particulier de la réalité qu’elle vit, alors son témoignage est certes partiel mais en chemin vers une vérité qu’elle peut transmettre. La parole elle aussi dévoile et tait, elle aussi est partielle. Mais, à la différence de l’image, la coupure entre le champ et le hors-champ n’est pas définitive, elle n’est pas inscrite dans le signifiant lui-même. 10 Parler, ce n’est jamais cadrer en tranchant, c’est toujours lier, associer, ouvrir, hésiter entre deux significations, permettre des interprétations infinies.

Il est vrai que l’image peut être interprétée, mais elle n’est pas par elle-même interprétation. C’est précisément la caractéristique de la parole : elle est fondamentalement interprétation, approximation fluctuante et ouverte de ce dont elle parle. L’image, surtout l’image du documentaire, n’est interprétation qu’à la condition d’être dite et redite, commentée, visitée par une parole. La parole filmée dans le documentaire est d’emblée cette inspiration commune qui dépasse l’isolement et l’individualité de l’image pour ouvrir à une sorte de dialogue avec le filmeur et le spectateur. C’est alors la possibilité de la vérité qui émerge, cette relation intersubjective de validation réciproque et progressive du discours de l’autre d’où apparaît alors un noyau commun : la vérité.

Ainsi, si l’image se prétend brute 11, si le réel est cette infinité qui déborde toutes les représentations que nous pouvons en avoir, la vérité résulte du tissage des paroles des uns et des autres, de leur croisement, de leur confrontation. 12

La situation de parole vivante est d’une telle puissance (elle est un archétype du lien social) qu’elle peut compenser les pouvoirs d’image du cinéaste. Son travail consiste alors à créer les conditions objectives, matérielles, d’une parole forte (susciter, écouter), mais qui se déroule selon sa logique interne (suivre), ou encore à accompagner la parole de l’autre et à la soutenir, y compris dans les moments où elle s’affaiblit, où elle doute d’elle-même.

Cela n’implique pas de filmer des dialogues. Mais plutôt de proposer des paroles qui fassent dialogue avec le spectateur, où il peut prendre place. Précisément, montrer des dialogues, surtout ceux qui sont bien coupés, rhétoriques, efficaces, tend à transformer la parole en puissance directe et positive d’action. Du coup, le film devient la simple présentation d’une parole qui se tient déjà en maître dans la vérité : ces deux effets se renforcent l’un l’autre et accroissent la puissance d’une image qui ne laisse que fort peu de chemin à taire, et qui du coup asservit par le fait même qu’elle dispense de penser.

A rebours, il s’agit d’imaginer des dispositifs qui, mécaniquement pour ainsi dire, tirent la parole filmée en avant d’elle-même, vers ce point où elle est guidée comme par un charme, et où elle peut s’apprendre à elle-même son propre savoir insu. Le spectateur, à condition qu’il décide de s’estimer concerné, peut prolonger cet effort, le reproduire en lui-même.

L’analogie avec le miroir logique de la position psychanalytique est frappante. D’ailleurs, Quentin, dans la très remarquable Vidéolettre de Quentin, dit qu’il comprend maintenant qu’on puisse parler de ses problèmes intimes devant des millions de gens alors qu’on n’y parvient pas « face to face » avec ses intimes. « C’est, dit-il, parce que la caméra est impersonnelle et qu’on se reflète dedans ». Peut-on souhaiter formule plus explicite ?

Violence et vérité

Sur cette voie, le documentaire a un rapport intéressant à la vérité : il peut dépasser le clivage fiction – réalité. En effet, la différence importante et pertinente ne passerait plus entre des images qui seraient aussi vierges que possible et d’autres qui seraient alourdies d’intentions, de travail, et devenant par-là impures, mais entre des images qui laissent du chemin à faire au spectateur, qui lui proposent un effort, un travail, et d’autres qui mâcheraient le travail, qui dispenseraient de l’effort. En somme, des images de consommation d’un côté et des images de réflexion ou de pensée de l’autre côté. Cela suppose que l’effort soit consenti du côté de la réception, mais aussi du côté de la construction et de la préparation de l’image (considérable dans le cas de la Vidéolettre de Quentin).

Cela ne signifie pas qu’on exerce peu ou pas de violence sur ces paroles. En vérité, la violence que génèrent ces dispositifs d’accueil n’est pas moindre que celle des dispositifs de domination, ceux dans lesquels les conditions de l’image en prédéterminent le contenu et l’interprétation. En fait, il y a toujours manipulation, mais dans un cas elle se fait au service de l’insu de la parole elle-même, dans l’autre elle est faite au service d’un autre insu, celui que le cinéaste a déjà anticipé et fixé comme le sens de la parole d’autrui, qui ne devient alors qu’un exemple ou une preuve de la justesse des vues du cinéaste. Le point de vue d’où le cinéaste assigne d’avance le sens de la parole du filmé devient alors un point de fuite et d’aveuglement. Rien n’a été créé, rien n’est advenu: il n’y a eu que répétition, c’est-à-dire pouvoir. 13 Mais pour que cet inouï surgisse, il faut presser la parole et le corps d’autrui, ou bien utiliser les conditions externes de coercition, de façon à l’amener à dire ce que personne ne sait mieux que lui sans en avoir encore clairement conscience, son insu interne.

C’est peut-être pourquoi Alain Moreau est allé dans des lieux ou des situations assurant préalablement un dépouillement matériel et une coercition des corps suffisants pour préparer le surgissement de cet insu. Un chantier de travaux publics où la coercition des corps et des esprits est loin d’être nulle (Chantier, 1988) ; la prison centrale de Saint Maur pour La brèche (1992) ; les Vidéocorrespondances avec des détenus de la maison d’arrêt de la Santé ; les quelques 50 Débats de Télérencontres 14 (1992-1997), Regards Prisonniers et le duplex Santé — Vidéothèque des Halles (1997). Le sentiment d’angoisse que semble exprimer Jacques Doillon dans son portrait, le corps souvent replié, parlant avec difficulté et plaisir (Jacques Doillon, un portrait, 1991). La cage terrible, morale, sociale et familiale, du SIDA dans Le SIDA, sauf votre respect, 1995. L’effort d’empêcher la guerre (Construire la paix, 1994).

Ces lieux ou ces situations sont des lieux de crise. Les espaces de la vie quotidienne libre sont moins évidemment questionnés par le problème de la vérité. Les images du réel peuvent y tenir lieu de vérité. Ce n’est pas le cas dans ces espaces sociaux où la violence continue avec le voilement ou la perte de la vérité. Sur quelques exemples tirés de la filmographie d’Alain Moreau, nous pouvons montrer les subtiles méthodes de son cinéma-dévoilement.

Chantier

Dans le cas de Chantier, un documentaire de 1988, Alain Moreau reprend dans l’incipit et le decipit des images tirées d’un précédent documentaire, La maison de Loung Ta (1977). Il s’appuie aussi sur l’expérience acquise dans Port du casque obligatoire, un autre documentaire tourné en 1984. Sur ces deux points de départ, l’un encadrant le documentaire proprement dit par les images d’un fil directeur (tant matériel qu’idéel), l’autre préparant à écouter ce qu’il y a à entendre, Alain Moreau prépare par contraste à l’écoute d’une expérience qui est peu cinématographique et jugée le plus souvent comme banale ou comme sans enjeu esthétique particulier. Le bâtiment est une action sociale invisible : on n’en voit jamais que le résultat et rarement la progression réelle, sinon comme les encyclopédistes montraient les métiers, par des images montrant surtout les machines ou les outils et tout autour, voletant sans contrainte (signe de leur extrême asservissement), une multitude de mains dénuées de corps et d’identité et assurant leur anonyme fonctionnement. Or, le film d’Alain Moreau montre ce qu’est la construction d’édifices : du discours et des corps engagés dans des situations parfois difficiles. Il est même exemplaire en ceci qu’il fait émerger la parole dans un lieu saturé d’actes physiques.

Trois séquences me paraissent remarquables. Au début, nous voyons une réunion de travail qui précède le lancement du chantier et où les maîtres se proclament, donnent les règles, indiquent le coût des accidents du travail qui ne doivent être déclarés qu’à « bon escient », fixent les délais, déterminent les responsabilités. Les ouvriers sont présents mais silencieux ; seul le contremaître parle et fait face aux chefs du chantier et au maître d’œuvre. Cette situation de parole prépare la compréhension du travail sur le chantier. Le chantier est un lieu de parole retenue, non dite mais qui pourraient s’exprimer si les conditions étaient favorables. Le cadrage personnalise ce moment initial très banal, qui semble purement constatif, très informationnel. L’écoute du discours convenu est d’ailleurs presque délaissée au profit d’une attention aux postures des uns et des autres. Le filmage suit les inflexions dominantes de la réunion, et s’écarte très légèrement, comme le ferait un regard humain, pour écouter le silence de ceux qui ne parlent pas et que la parole des maîtres recouvre. On considère les maîtres des actes et de la parole, mais sans les juger, pour ensuite ne pas oublier que les autres hommes, silencieux, attentifs, assistent aussi, participent à la réunion, et retiennent une parole qu’il serait peut-être intéressant d’entendre ou de se préparer à écouter.

Puis viennent des séquences de travail. Lors de l’ajustement d’une pièce de béton, un des ouvriers crie: « attention, la caméra ! ». Cela produit un bel effet de réel, selon la terminologie de J.-P. Oudart. 15 Il n’y pas d’effort de dénégation quant à la présence de la caméra dans le champ scopique. Le cameraman est un homme, une entité corporelle qui occupe un espace déterminé et présente une vulnérabilité particulière que les autres, pourtant au cœur de l’action, prennent en compte. Certes, cet effet crédibilise le réalisme de la situation, mais il permet au spectateur de ne pas oublier qu’l a affaire à un dispositif de filmage. Ce moment-là fait charnière: il articule les séquences de travail et les entretiens qui vont suivre, lors desquels nous verrons des extraits des séquences précédentes passées au ralenti ou en image arrêtée. La parole qui les commente prend appui sur ces images qui, par leur répétition, acquièrent une fonction réflexive. Le moment de parole est alors un moment de pensée où nous voyons s’enchaîner un discours et des images qui se répondent.

Après un déjeuner, nous voyons que les ouvriers du chantier et leur contremaître regardent les images tournées par Alain Moreau, précisément celles que nous avons vues nous-mêmes au début du documentaire. Elles font l’objet de divers commentaires, qui ouvrent une deuxième partie où il s’agit toujours de voir les activités de travail, mais surtout d’écouter la parole de ces ouvriers sur leur métier, sur les dangers qu’ils recèlent, sur eux-mêmes. Ces interviews très souples dévoilent tout un discours sur la peur de l’accident, le regret de ne pas savoir faire autre chose, la conscience d’être à la fois méconnu et de prendre des risques. Le cameraman fait part de ses préjugés ou de ses impressions, leur disant qu’ils doivent bien l’aimer, ce métier, puis écoute leurs rires et leurs sourires, puis leur parole. Ce qui est frappant, c’est le glissement d’images qui semblent tellement informatives à des situations de parole qui élaborent modestement la vérité de ces images. En même temps, nous prenons clairement conscience de la présence du filmeur par sa voix lorsqu’il interroge l’un ou l’autre, et d’autre part par cette adresse qui lui est lancée de s’écarter promptement d’un danger immédiat.

Ainsi, on voit la souplesse et la douceur, l’accompagnement des situations et leur guidage vers une situation d’écoute et d’accueil d’une parole rarement tenue et plus encore rarement entendue. Mais le plus intéressant est peut-être l’échec de cet effort et la décision de ne pas le taire. En effet, les entretiens avec les ouvriers sont un peu décevants ; le contremaître ne parle qu’en technicien, évoque en souriant les cadences infernales, qui conduisent à un net relâchement en ce qui concerne la sécurité. Finalement, dans ce monde, on parle peu. On vit, en s’efforçant de ne pas finir sa vie sous un « préfa » (une pièce de béton précontraint, un préfabriqué, dans le jargon du bâtiment). D’où le fait que le film s’achève en suivant un déjeuner des ouvriers sur le chantier, la caméra montrant des ouvriers dont on n’aura pas entendu seulement le son de la voix. Le spectateur est libre de dépasser la première interprétation mettant l’accent sur la difficulté de vivre de la classe ouvrière vers une mise en image de cette condition elle-même, du mutisme presque traditionnel de ces ouvriers si peu habitués à parler. Le regard et la pensée peuvent flotter entre une lecture politique et une réception quasi anthropologique.

La brèche

L’intervention de la personne du cinéaste diminue encore : pas de commentaire en voix off comme au début de Chantier, mais la simple lecture de la lettre de mission adressée par le ministère à Nicolas Frize, compositeur, l’autorisant à développer son projet de formation aux métiers du son et à réaliser la création d’une œuvre musicale intitulée Passion profane. Le titre n’est pas une intuition du cinéaste : il reprend un terme utilisé par un détenu qui nommait l’effet produit par Nicolas Frize dans la prison. Précisément, non pas une brèche matérielle mais une brèche mentale qui s’appuie sur une modification esthétique du rapport quotidien aux choses. Un crayon devient un objet capable de produire un son, et ainsi de suite ; de telle sorte que les choses ne sont plus effectivement ce que nous croyions qu’elles sont.

Le film alterne des séquences de travail (répétition, élaboration de la partition, etc.) et des « moments de parole », selon la formule d’Alain Moreau lui-même, moments qui sont pour la plupart « menés » par Nicolas Frize lui-même. Le détenu qui parle avec lui est vu de face, son regard étant « droite cadre » comme disent les cadreurs, touré vers Frize dont on devine le visage dans le hors-champ. Cette position de biais laisse à l’entretien son côté vivant et dynamique; en même temps, la caméra n’est pas absente du champ scopique lui-même. Nous sommes pour ainsi dire partie prenante de la situation de parole qui se développe sous nos yeux, sans que nous soyons purement voyeur ni participant. Les paroles peuvent se répondre, faire écho, se tisser entre elles et poser progressivement des jalons, des propositions fortes, ouvrir puis former des interprétations.

L’intéressant est la prise de vue où Frize est de dos, les détenus musiciens lui font face et nous font face indirectement. Nous assistons à l’exercice du dispositif scopique et de parole que constitue une répétition d’orchestre. Cette situation est monopolistique et constitue l’exemple d’une situation où la vérité et l’autonomie sont indépendantes et semblent s’imposer sans effort ni partage : le cinéaste est d’emblée dans une situation qui a sa règle propre.

Aussi, son travail ne consiste pas seulement à en prendre note et à l’accueillir. Il s’agit bien plutôt de montrer précisément que les choses ne sont pas aussi claires qu’elles le paraissent ; d’où l’alternance avec les entretiens, soit deux à deux, soit en plus grand nombre, qui sont chargés de faire équilibre entre les paroles où chacun revient à une certaine égalité, fût-elle formelle, et les situations de travail où le compositeur est manifestement le maître du moment. La simple alternance des séances de travail et des entretiens ne suit pas seulement le rythme interne et factuel du projet de Frize: il tend à acquérir une signification réflexive dans la mesure où la caméra n’est ni au service du compositeur (lequel s’adresse à « Alain qui connaît par cœur ce fait que l’art change le réel ») ni à celui des détenus, mais au service de la « vérité globale de l’expérience ».

Nous voyons que la position d’Alain Moreau ne consiste pas à capter la mise en scène d’un autre auteur, ou de s’opposer à elle, mais à explorer la réalité de l’expérience qui se déroule et qui fait l’objet du film ; c’est-à-dire faire en sorte que les aspects occultés apparaissent, se disent, que quelqu’un dise ou s’essaie à formuler ce que la caméra ne peut pas montrer, soit parce que personne ne pense à le faire voir, soit que cela n’est pas de l’ordre du visible.

Écouter n’est donc pas laisser dire, c’est aussi contribuer à foire dire, susciter l’expression. Cela suppose une grande maîtrise de l’outil de filmage. La présence d’une caméra dans un lieu où l’on travaille, où l’on parle, produit sur ceux qui parlent des effets que nous pourrions ranger sous le concept d’hystérisation. 16 La parole filmée est modifiée à la fois par la « fonction d’archive » , et par la fonction de mise en image. Double soumission, d’un côté à la fixation et aux pouvoirs qui lui sont liés, de l’autre côté au visible ou au visuel et à leurs pouvoirs, dans la crainte que le vu puisse dominer le dit. La réponse à ces deux puissances est une exagération du message et de ses modes afin de contrecarrer cette double vulnérabilité. D’autre part, ces défenses élevées en vue de peser sur les réceptions et les interprétations de sa propre parole ouvrent la voie à une expression qui va au-delà de ce qu’elle a l’intention de dire. Précisément le souci de défense renforce les résistances et ouvre la possibilité aux motions pulsionnelles de se frayer un chemin jusqu’à l’expression.

Cette hystérisation suscitée par le filmage n’est pas nécessairement neutralisée par le souci de l’utiliser à des fins personnelles. Du moins, ces deux attitudes possibles des filmés en train de parler sont le lot commun auquel le filmeur a affaire. A lui d’accoutumer les filmés à sa propre présence afin de contrôler les tentatives d’utilisation en les orientant vers leur hystérisation. A lui de laisser venir le moment où la situation de parole est épurée par elle-même des diverses fortifications et devient un moment de liberté. C’est là le point focal qui sert de cible imaginaire au travail de filmage : parvenir à faire en sorte que l’espace et le moment du filmage soient des moments de liberté. Une fois ce moment acquis, le laisser être et renoncer à le faire servir à une démonstration de la thèse de l’auteur.

Faire advenir ces situations de révélation ou de découverte, où le moment filmé est un moment inattendu et pourtant tel que tout semble après-coup converger vers lui qui est alors la vérité du processus filmé : voilà le caractère spécifique des films documentaires d’Alain Moreau. Du coup, la thèse « démontrée » n’est pas celle que le cinéaste s’est d’abord constitué par devers soi, mais c’est seulement celle que la situation de filmage est parvenue à induire.

Son efficacité consiste en ce que la situation de filmage n’est presque plus différente de la situation telle qu’elle pourrait être sans cette caméra. Cependant, théoriquement, la situation obtenue est nouvelle : elle est un mixte indissociable du devenir autonome des situations et de leur hystérisation par le filmage, auquel on ne peut imputer tout l’effet qu’elle produit. De manière indiscernable, elle constate et provoque.

C’est cette provocation, cet appel à parler, à prendre voix, à devenir une parole nouvelle, qui est le contraire du documentaire d’auteur. 17 Il s’agit d’inviter les personnes filmées à devenir pour ainsi dire « auteurs », des paroles et, d’une certaine manière, des images filmées.

La vidéolettre de Quentin

La vidéolettre de Quentin est un document qui pousse si loin ce principe de l’écoute qu’il échappe au concept de documentaire et tend à devenir autre chose dont le nom reste encore à déterminer. Cette vidéolettre, créée dans le cadre de Télérencontres, est la réponse d’un détenu séropositif à la vidéolettre d’un réalisateur, atteint par le virus du SIDA. Le contenu n’en est pas un discours sur le virus VIH ou sur le SIDA, bien qu’en effet Quentin, un jeune héroïnomane d’origine anglaise, en parle. La vidéolettre consiste en un monologue d’environ 11 minutes où Quentin parle, parle de lui, de son arrivée ici, à la Santé, de l’annonce de sa séropositivité, de sa détresse, de sa solitude, de sa colère, de son avenir confus et peut-être compromis, tout cela sans un pleur, sans pathos, parfois avec un sourire, dans une sorte de confidence sobre et lucide, sans exhibition, sans séduction.

Le décor est d’une extrême sobriété (un mur grisâtre), la prise quasi continue et unique. C’est une séquence d’une extraordinaire puissance, où le détenu parle à ce réalisateur, François, qui a parlé de lui, et qui a ouvert à Quentin un espace de parole. La puissance de cette parole dépend en grande partie de son contenu. Si l’on fait attention seulement à ce qui est dit, il faut reconnaître sa grandeur.

En effet, il remarque le caractère inhumain de la façon dont le médecin lui a annoncé qu’il est séropositif, juge que cette manière est incompatible avec le serment d’Hippocrate. Il ne comprend pas que le médecin ne lui ait donné aucune explication. Il n’accuse pas pour autant ; ou seulement lui-même : « je suis coupable d’être con ». Il pointe l’inhumanité de la prison : une « ile du diable psychologique ». Ses analyses du milieu carcéral sont pertinentes, celles de lui- même semblent d’une grande justesse, seulement modérée par un brin d’humour.

Au début de la prise, il s’appuie sur quelques notes qu’il parcourt vaguement des yeux. Puis il semble les abandonner pour une parole plus libre qui est tout entière portée par le dialogue ouvert avec François, le réalisateur initial. Nous sommes donc en face de lui, comme invités à nous rapprocher de la position du premier réalisateur. C’est peut-être là qu’on pourrait redouter les résistances du spectateur. En effet, rien n’empêche de penser que c’est de la capacité à accepter de se représenter soi-même comme son interlocuteur, c’est-à-dire en l’occurrence susceptible d’être porteur du virus VIH, ou d’être atteint du SIDA, que dépend notre adhésion ou notre rejet du film. Cela supposerait un spectateur qui se laisse impliquer, qui se laisse capter par la situation de parole, qui se plie pour ainsi dire à elle. En fait, l’interlocuteur de Quentin n’est pas une personne particulière : c’est une forme, celle d’une subjectivité dont les caractères sont déterminés par le mode et la situation de parole, par ce que Alain Moreau nomme lui-même « un entre-deux » entre le tu et le je, entre le privé et le public. 18

L’intervention du cinéaste se borne apparemment à filmer puis à couper quelques secondes ici ou là. En vérité, Alain Moreau a travaillé pendant plus de 6 mois avec Quentin pour parvenir à cette forme extrêmement épurée : « Il n’y a eu pour faire ce plan qu’une seule prise de vue sans aucune répétition préalable. Par contre je peux témoigner qu’il y a eu entre les détenus et avec moi-même six mois de travail critique sur la représentation télévisuelle de la parole. Avec le détenu auteur de cette vidéolettre, nous avons écarté une à une les autres formes habituelles de représentation de la parole : l’interview sous ses multiples aspects, la théâtralisation, la provocation, la voix off, etc. Six mois de déconstruction pour aboutir à la construction d’une mise en image la plus dépouillée possible d’un récit authentique. Juste une écoute. » 19 Il s’agit là précisément du processus que nous décrivions plus haut : l’auteur n’intervient pas dans le film comme le tenant lieu de la référence ou comme maître de vérité, mais avant le filmage et pour lui, en débarrassant le chemin qui mène à une parole qui se découvre elle-même en même temps qu’elle se dévoile.

Mais le travail du cinéaste ne se limite pas à ce considérable travail de préparation. Il intervient précisément dans la constitution du cadre. Lorsque les premières propositions du détenu sont analysées puis mises de côté en accord avec lui, Alain Moreau fixe une direction, un point focal qui ne sera peut-être jamais atteint mais qui consiste d’abord à écarter les stratégies de fuite imaginées par Quentin. C’est sous ce ferme refus de faire un simulacre de parole, cette pressante et patiente invitation à s’engager dans la parole, que le détenu peut se lancer dans cette proposition assez risquée en quoi consiste in fine cette fameuse vidéolettre.

Mais d’autre part, la distance de la caméra, très proche de Quentin, est sensiblement analogue à la distance d’un face à face vivant et réel. Pas de zoom, pas de travelling, pas de mouvement de caméra : nous voyons très clairement le visage de Quentin, coupé au-dessous des épaules, à la façon d’un portrait, et c’est autant la vigueur noble de sa parole que la proximité et la fixité de l’image qui produise sa force.

La forme est accordée au contenu et il est tentant de dire qu’il n’est pas possible de discerner dans cet objet ce qui est imputable prioritairement à la forme ou au contenu des propos. Cependant, il est certain que la détermination de la forme a rendu possible l’expression de ce contenu-là. La machine scopique créée par Alain Moreau a suscité cette extraordinaire parole, précisément parce qu’elle est une machine, un mécanisme dans lequel l’hystérisation est libre, c’est-à-dire décrochée de toute projection sur une personne déterminée. On ne peut pas dire qu’il est l’auteur du texte prononcé par Quentin puisque celui-ci l’improvise ici et maintenant devant la caméra. Pourtant, sans ce dispositif, rien de tel n’aurait pu avoir lieu.

Les « parloirs publics de citoyenneté » de Télérencontres

Les débats organisés par ses soins dans le cadre de Télérencontres fonctionnent sur un principe analogue. Si un thème déterminé est le point officiel de rencontre, soit un film ou un texte réalisé par l’invité, à l’exception des questions qui concernent la condition pénitentiaire ou la justice, ce sont les conditions du filmage qui détermine la position d’écoute, et du coup la parole elle-même (à l’instar du dispositif psychanalytique, ce sont les conditions d’écoute qui déterminent la parole). Tout est fait pour neutraliser les dispositifs d’intimidation 20 traditionnellement utilisés par la télévision normale : « l’animateur ne parle pas, ou peu ; il ne coupe pas la parole des intervenants ; l’espace du plateau est organisé non pas pour privilégier les axes des caméras mais pour favoriser la distance optimum entre les participants, la distance qui leur permette de se voir pour s’entendre; la prise de vue, toujours en retard sur la prise de parole capte beaucoup plus souvent des visages tendus vers l’écoute que des visages qui parlent. » 21

La forme du débat et du travail sur un thème déterminé fait passer l’esprit du souci de voir à celui d’écouter; la pulsion scopique est satisfaite mais elle est tournée vers une parole polyphonique. Il n’y a pas de télévision, mais seulement des caméras qui témoignent sans trucage et tendent à abandonner, du moins apparemment, les fonctions de normalisation du regard, donc de l’être vu (que voit-on de moi ? Quels effets mes apparences vont-ils produire ?) et de la pensée (qu’attend-on de moi ? Que dois-je dire qui puisse à la fois répondre à la situation et me maintenir dans mon identité ?).

Le studio opère une coupure avec le reste du système carcéral. D’abord matériellement et sensiblement, une grande toile noire clôture doucement le studio comme lieu de parole. Elle est l’opérateur symbolique d’une rupture analogue avec celle que l’on rencontre dans les lieux d’enseignement (qui ne sont pas pour autant des prisons). En effet, dans l’école, il s’agit de matérialiser les conditions d’un retrait par rapport à la rumeur du monde afin de pouvoir apprendre. Tout apprentissage requiert quelque chose comme une distance, un espacement, l’ouverture d’un site « extérieur » au monde, fût-ce symboliquement.

De cette position, la connaissance peut s’éprouver comme une relation libre à son objet. Le dispositif du retrait est en général destiné à objectiver l’objet. En effet, dans la recherche scientifique, le laboratoire a pour fonction d’isoler le phénomène considéré, de le soustraire aux diverses influences qui pourraient en modifier le comportement et invalider les mesures ; il est chargé de rapprocher le phénomène naturel de sa représentation schématisée dans l’hypothèse théorique. De même toute activité de connaissance exige que l’on puisse organiser les relations théoriques à l’objet, donc s’en décoller, s’en séparer. La limitation des espaces de la vie par l’ouverture de l’espace de la connaissance est son acte inaugural.

Lors des débats de Télérencontres, la télévision devient le moyen d’une liberté qui ne se réduit pas à cette « évasion » psychique qui est la fonction principale de la télévision commerciale et politique. De même que, comme machine à divertir, la télévision habituelle, celle qui nie la réflexion, renforce l’aliénation du téléspectateur, accroît son impuissance intellectuelle et sociale par la diversion du spectacle, de même elle renforce le système carcéral en l’adoucissant. Elle favorise les procédures psychiques d’évitement du réel, et renforce l’aliénation du détenu, qui perd encore un peu plus les moyens de comprendre sa propre situation, de donner un sens à ce qui l’entoure. La télévision « normale », ici comme partout ailleurs, est un leurre, mais sa fonction lénifiante est exacerbée. Et cela d’autant mieux que le détenu croit illusoirement s’affranchir de la prison par la télévision, et de celle-ci par le zapping et son illusoire liberté.

Le studio de Télérencontres est un lieu de réflexion, au but exclusif de connaissance et de culture, un lieu où une vie intellectuelle est restaurée, où une existence, enserrée dans la faute et la peine, peut se tourner vers la connaissance et contourner la fonction carcérale et automatisée d’expiation. La prison comme machine impérative et la télévision comme machine opérant l’acquisition des normes sont subverties dans la conscience même des détenus qui acquièrent peut-être pour la première fois une position de maîtrise non arbitraire mais dialogique. La télévision, ici, cesse d’asservir pour servir, pour témoigner d’un travail de libération intellectuelle, rendre publique une activité où pensée et liberté s’entre impliquent.

La forme du lieu de parole et de filmage est coercitive à sa manière : par sa sobriété, elle entrave toute fuite vers le spectaculaire et oriente le désir vers un inédit qui n’est plus de l’ordre du voir mais de l’ordre de l’écoute. Cette situation, pour l’invité, est peut-être plus pressante encore que le fait — principalement imaginaire — qu’elle se déroule en prison, un fait qui au fil des minutes devient vite secondaire.

Ainsi, l’art d’Alain Moreau consiste à créer des dispositifs qui fonctionnent ensuite presque automatiquement. I prépare une situation qui semble posséder un but déterminé mais de telle sorte que les conditions externes de cette situation de parole semblent seulement destinées à la suivre aussi loin qu’elle pourra aller par ses propres moyens. Suivre consiste là encore à servir la situation de parole et non à l’encadrer, ou encore à l’encadrer de telle sorte qu’elle soit ouverte à son propre devenir. Peut-on dire qu’Alain Moreau est l’auteur de ce qui se dit durant ses débats ? Certes non, mais ce dit ne pourrait émerger sans le cadre formel qui le conditionne.

Le colloque « Regards prisonniers »

Le 22 mars 1997, une poignée de détenus analysaient, avec une poignée d’intellectuels venus auparavant à la Santé travailler avec ce groupe, des extraits de documentaires sur les prisons. Ce travail en public reposait sur une connivence de fait entre les détenus et les « invités » : tous s’étaient vus plusieurs fois à la Santé, autour de la table de débat de Télérencontres ; tous avaient travaillé ensemble à l’élaboration commune d’un projet intellectuel précis : penser les relations mutuelles d’aliénation entre la prison et la télévision ainsi que les possibilités de libération. Le risque n’était pas nul d’une empathie dominante (empathie de travail et théorique entre détenus et intellectuels, empathie de compassion et de commisération entre détenus et public) qui aurait pu alors susciter dans le public un mouvement de rejet ou le sentiment d’être à part.

Cependant, le plus remarquable est le dispositif scopique. Le public installé dans la grande salle de la vidéothèque pouvait voir sur un grand écran tantôt les détenus à la Santé, tantôt les intervenants ; ils pouvaient aussi les voir sur le proscenium, au pied de l’écran. Cependant, cette forme qui mêle la vidéolettre, le théâtre, le cinéma, le débat traditionnel, a pour particularité non pas d’empêcher toute forme de pouvoir ou de domination, mais d’empêcher la constitution d’un pouvoir dominant, faute précisément de la possibilité d’un point de vue dominant.

En effet, dans cette machine scopique personne ne peut prétendre maîtriser ni les conditions d’expression, ni les conditions de réception. Les détenus ne le peuvent pas dans la mesure où ils sont à la Santé, dans le studio de Télérencontres : ils voient le colloque (c’est-à-dire les images qui défilent sur le grand écran de la vidéothèque) seulement sur un moniteur. Les intervenants non plus dans la mesure où ils sont à l’intérieur du dispositif scopique : eux aussi voient les mêmes images sur un moniteur placé en face d’eux, sous la caméra qui les filme. Certes, ils peuvent apercevoir dans une certaine obscurité le public et lever les yeux vers l’écran qui leur renvoie une image très anamorphotique ; mais ils sont pris dans la machine. De même, le public ne peut disposer d’un point de vue synoptique du fait de sa méconnaissance des relations des deux groupes (ainsi que le travail accompli) et du lieu où se trouvent les détenus.

Ainsi, personne ne peut avoir de point de vue dominant. Personne n’est capable sur le moment de faire la synthèse entre les trois points de vue des trois groupes mis en présence. Cela a engendré parfois un sentiment de frustration dont témoignent quelques-unes des lettres écrites par les spectateurs; mais aussi une difficulté pour les intervenants à théoriser ce moment polyphonique du 22 mars. Ce trouble est autant l’effet du dispositif inédit que le résultat du travail de pensée mis en œuvre, lequel a changé la place imaginaire dévolue d’avance aux détenus ; ils se sont montrés là où personne, dans le public, ne les attendait : en position de penser la prison et ses images. 22 Mais ce que le public ignore, c’est le long et patient travail de lecture, d’analyse et de réflexion, lors des débats de Télérencontres et entre eux. C’est sur l’astreinte à penser générée par ce dispositif que s’est élevée ensuite, lumineuse et vaillante, la parole des détenus.

La machine scopique à paroles imaginée par Alain Moreau ne reprend aucun des dispositifs habituels de pouvoir: monopolisation de la parole par un maître patenté, espace physique du studio ou du lieu organisé unilatéralement, pluralité des interludes (sonores ou visuels) destinés à disperser l’attention et à énerver — au sens propre — la vigilance, position d’un point de vue synoptique soit verbal, soit optique, soit les deux, absence d’objet de pensée réfléchi et construit.

Ce procédé a pour effet la déconstruction pratique des machines de pouvoir dont la capacité de domination consiste principalement à unifier de force la pensée ou l’idée de l’événement considéré (par la répétition, le contrôle, la suppression de l’inassimilable au message dominant).

De la hauteur à propos de l’auteur…

Ainsi, on voit qu’un film documentaire qui renonce à la mythologie multiple de l’auteur requiert un certain public capable d’accepter d’être appelé et requis par l’image et la situation de parole. La caractéristique générale de l’image ou du tableau est de déterminer un champ scopique qui fixe à la fois une place spécifique à occuper dans l’espace et une fonction psychique à adopter, 23 celle qui consiste à se déplacer au point de vision que l’œuvre détermine et à endosser l’interlocuteur schématisé auquel celui qui parle s’adresse.

Mais le médiateur du message est toujours multiple. Idéologiquement parlant, il est rassurant et utile de croire qu’un seul individu s’adresse à nous, en empruntant divers masques (comédiens, choses, situations). Les œuvres officiellement fictionnelles le permettent aisément puisque nous admettons que soit la production de ses éléments, soit leur arrangement est le fait d’un auteur. Il est donc un principe d’unité dont j’use afin de rassembler l’expérience de l’œuvre et de la rapprocher de la relation duelle entre deux consciences, laquelle est le modèle de toute compréhension.

Le problème posé par le travail d’Alain Moreau est que ce principe chargé de faciliter la communication est rendu inopérant : du coup son caractère fictif général apparaît au grand jour. La réponse à cette situation énigmatique consiste en général à détourner le regard pour ne pas voir son propre aveuglement et s’en remettre aux documentaristes qui signent leurs films, qui multiplient les indices qu’ils croient eux aussi à la pertinence de cette notion d’auteur.

Or, il faut bien reconnaître qu’elle est, plus encore que le cinéma de fiction, elle-même une fiction. En effet, la notion d’auteur implique un être libre, au sens d’indépendant ; un être souverain, qui décide, choisit, sans autres contraintes que celles qu’il reconnaît ; enfin un être qui fabrique ou qui crée du neuf.

Triple illusion car la liberté politiquement parlant est essentiellement une dépendance contrôlée et consciente ; la souveraineté n’a pas de sens sans les discours, les procédés sociaux (coutumes, habitudes et croyance, dispositions juridiques et judiciaires, code de la propriété intellectuelle, etc.) qui déterminent et garantissent cette souveraineté de l’artiste (dont le revers juridique est l’imputation de responsabilité des effets produits par l’œuvre) ; enfin, fabriquer est peut-être le caractère le moins illusoire, mais il est audacieux de prétendre que cette fabrication dépasse la mise en forme de matériaux préexistants.

Chaque outil utilisé pour la « collecte » d’un élément de la mosaïque finale est en lui-même un objet culturel largement surdéterminé de telle sorte que le travail créateur consiste non pas à faire usage de ces outils, tant matériels que conceptuels (chaque outil, à travers les règles de son usage technique, énonce des impératifs esthétiques et politiques), mais précisément à les utiliser pour un usage radicalement nouveau.

Cette nouveauté réside dans l’opération, dans la faculté d’utiliser les mêmes outils à des ins non encore imaginées jusqu’ici, et non dans le ressassement de pratiques et de croyances certes nécessaires à l’identification, la reconnaissance, la gestion et la vente d’œuvres dans un marché esthétique et économique qui a besoin de repères clairs, mais dont la pertinence créatrice et le bien-fondé sont loin d’être évidents.

L’artiste ou l’auteur ne sont pas principalement des statuts juridiques ou sociaux : ils sont des puissances, des modes d’actions, des capacités opératoires, non des états mais des faire. C’est là et là seulement que cette notion d’auteur peut avoir une signification. Le reste est littérature, voire idéologie; ce qui ne lui ôte nullement sa pertinence (à son niveau).

On peut donc dire qu’Alain Moreau est l’auteur de machines scopiques à paroles, lesquelles, une fois lancées, fonctionnent presque anonymement et produisent des œuvres sans sujet-souverain immédiatement identifiable. Des œuvres politiquement et esthétiquement « plurales », 24 donc malaisément identifiables et conséquemment inquiétantes. Des œuvres qui sont des mouvements ou des processus plutôt que des produits finis ou des choses.


  1. Ce qui ne peut laisser indifférent un philosophe : « Saisir et comprendre ce qui est, telle est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c’est la raison. En ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps. Il en est de même de la philosophie: elle saisit son temps dans la pensée » (Hegel, Principes de la philosophie du droit, préface, Vrin, 1982, p. 57.)
  2. Flaubert, Lettre à Louise Colet, décembre 1852.
  3. Il en est d’ailleurs de même dans les documentaires où l’on s’efforce purement et simplement d’accueillir la parole d’autrui, comme si elle était d’emblée intéressante, d’emblée estimable. Objetiser la parole ou la considérer d’emblée comme achevée sont deux modes erronés de rapport à la vérité. Dans le premier cas, on considère que la vérité intrinsèque de la parole de l’autre est nulle et qu’elle est tout entière constituée par celui qui fait le film ; dans l’autre, on considère que la vérité de la parole de l’autre est entièrement intrinsèque, immédiatement pleine et entière. Ces deux positions sont également totalisantes : chacune est la réplique spéculaire de l’autre et toutes deux rendent dérisoire le dialogue et prétendent annuler ces structures de la vérité que sont la rencontre, la relation et l’élaboration (la perlaboration — Durcharbeitung — pour reprendre un concept freudien).
  4. À l’instar de l’historiographie positiviste qui pensait le travail de l’historien comme l’effort de décrire la réalité historique telle qu’elle s’est déroulée (Leopold von Ranke, Langlois et Seignobos).
  5. Cf. la tentative — vouée à l’échec — du cinéaste Friedrich dans Lisbonne Story de Wim Wenders; ce cameraman s’efforce de produire des images non vues, donc pures et vraies, en filmant la ville au moyen d’une caméra posée sur son dos. Cf. notre article : Le réel, le virtuel et l’absolu, réflexions sur Lisbonne Story de W. Wenders, in La voix du regard, n° 10, 1997, pp. 41-51.
  6. Ces deux exhibitions sont complémentaires mais distinctes. Le filmeur peut se montrer en parlant (voix off ou dans le champ direct de la caméra), et par le choix des cadrages, la durée des séquences, le montage, etc. ; ou au minimum par ces derniers éléments. Autrement dit il ne peut pas ne pas se monter.
  7. De même que l’analyse marxiste a mis en lumière une sur-valeur (ou plus-value, Mehrwert) qui désigne le surproduit approprié par le capital dans le procès d’exploitation de la force de travail, de même peut-on faire l’hypothèse d’une sur-maîtrise qui désigne les signes appropriés par le filmage dans le processus d’exploitation des images captées. Sur un plan symbolique, cette sur-maîtrise est une source de jouissance.
  8. Il va de soi qu’il faut le choisir; mais, évidemment, l’intention ne suffit pas, en particulier d’une part parce que les mécanismes scopiques demeurent ce qu’ils sont, d’autre part parce qu’il faut créer des formes susceptibles de remplir le but escompté. En effet, ici comme ailleurs, l’intention morale ne peut tenir lieu de technique efficace.
  9. Cf. Husserl, Méditations Cartésiennes, Troisième Méditation, Vrin, pp. 47-54, spécialement le § 28: « l’objet réel appartenant au monde — et, à plus forte raison le monde lui-même — est une idée infinie, se rapportant à des infinités d’expériences concordantes »
  10. L’image coupe et sépare en faisant oublier la perte de ce dont elle nous sépare; la parole différencie et distingue en étant mémoire différentielle de ce qu’elle écarte (sans cet appel, elle ne pourrait nullement signifier). Ces deux processus (décrit ici par rapport précisément à ce qui n’est pas montré dans l’image ou dit dans la parole) se répliquent dans le rapport à la chose directement indiquée : en effet, l’image (réaliste) peut favoriser la croyance qu’elle me donne sans obstacle ce qu’elle me montre ; la parole ne l’oublie jamais car elle est un ordre autonome de signes dépendants. Ainsi, il y a moins de distance entre un article de journal et un poème qu’entre une photographie d’Agence et une toile peinte ou même un montage photographique d’allure artistique. Bien sûr, ces analyses devraient être encore nuancées; elles désignent bien plus des idéaux-types et des attitudes que des choses bien identifiées.
  11. Elle ne l’est jamais, elle ne peut pas l’être ; mais sa brutalité consiste en ce que la subjectivité de l’auteur tend à faire de ce qu’il considère le réel qui correspond à ses images internes. La relation entre une conscience individuelle et le monde est unilatérale ; c’est là que le réel est esquissé. En revanche, la relation entre deux consciences définit une dynamique, une circulation, une bilatéralité qui est l’élément de la vérité, c’est-à-dire ce qui du réel est rencontré en commun, et devient alors syn-bolon, ce qui nous rassemble, ce qui nous réunit.
  12. Il convient de modérer cette description qui est, à certains égards, caricaturale. En effet, la relation entre réalité et vérité n’est pas seulement l’opposition que nous venons de décrire : elle est dialectique. Le découpage primitif du réel en un champ circonscrit par le cadre (celui de l’image ou celui plus originaire de la perception) et en un hors-champ forme une différence dont l’unification est remise à la conscience. Son travail consiste à rendre cohérent le réel présenté dans l’image et le réel laissé de côté, virtuel ou possible. Ainsi, décrire l’effet de coupure produit par la mise en image, c’est déjà la considérer du point de vue de sa vérité à venir et la dépasser vers elle, c’est-à-dire son unité. D’autre part, si rien n’était séparé, la conscience n’aurait rien à rassembler en une unité ; si le réel n’était pas fragmenté, aucun symbole, aucune vérité, ne pourrait le lier. Aussi, réalité et vérité s’entre-impliquent. L’image s’accomplit comme image de la réalité dans la parole, et la parole est pleinement elle-même en prenant appui sur cette division originaire du réel.
  13. Cette répétition à la valeur d’une confirmation : c’est pourquoi elle peut passer pour la vérité. Mais il ne faut pas croire que l’autre position soit dénuée de tout pouvoir. S’il est vrai qu’il n’y a pas de pouvoir ni domination entre deux instances sans que l’une possède un savoir sur l’autre et insu de l’autre, de même cette inégalité quant au savoir engendre une relation de pouvoir. Le manipulateur et le propagandiste ont ceci de commun avec le psychanalyste et le philosophe (en particulier le philosophe socratique) qu’ils occupent tous cette position du sujet censé savoir. Mais ceux-là en déterminent par avance le contenu, alors que ceux-ci posent que ce savoir insu dans la parole de l’autre existe bien mais demeure indéterminé quant à son contenu, du moins jusqu’à ce qu’il le dise (d’où, dans les régimes totalitaires, la tendance à relayer le pouvoir par l’inquisition de soi par soi — auto-critique, etc.).
  14. Télévision locale créée par Alain Moreau à la maison d’arrêt de la Santé et qui comprend un canal interne et des productions diverses : débats entre détenus et invités, vidéolettres. C’est à partir de ce cadre qu’Alain Moreau et Maryse Borettaz ont organisé un séminaire de plusieurs mois aboutissant à la manifestation Regards Prisonniers (21-23 mars 1997), dont le colloque du 22 mars, consistant en un duplex entre la Santé et la Vidéothèque de Paris.
  15. J.-P. Oudart, L’effet de réel, in Les cahiers du cinéma, n° 228, 1971. II distinguait l’effet de réalité, c’est-à-dire le fait que l’image imite bien la réalité, et l’effet de réel, c’est-à-dire « le fait que le système représentatif inscrit en son sein la place du spectateur comme s’il participait du même espace » (Jérôme Soulès, Les espaces virtuels de l’image et l’autre perception, in La voix du regard, n° 10, 1997, p. 38).
  16. Cf notre aticle à paraître : La parole filmée. Hystérie et vérité.
  17. C’est aussi son risque et sa faiblesse car l’idée que la caméra parvient à faire entendre quelque chose de nouveau peut s’effacer au profit du sentiment qu’elle s’est contentée d’être là au bon moment pour recueillir ce qu’il y avait à capter.
  18. Alain Moreau, Amateurs à l’avant-garde : éloge de la vidéolettre, in Images Documentaires, n° 28, 1997.
  19. Alain Moreau, Parole obligée, in Images Documentaires, n° 22, 1995.
  20. Cette intimidation prend des formes très diverses. Cf. notre article : Vénalité et méritocratie ludiques à la télévision. Analyse sémiologique de l’image de la connaissance et de l’esprit humain dans les jeux télévisés, in Raison présente, n° 120, 1996, pp. 109-120.
  21. Alain Moreau, Parole obligée, op. cit.
  22. Le dispositif du 22 mars répète, au plan des espaces de perception et de situation des corps, les relations idéelles des différents groupes en présence mais en les inversant autour d’un pivot double. En effet, dans le monde social « normal », les détenus sont essentiellement objet, objet de fantasme, objet d’expiation, objet de vision, objet de surveillance, objet de contrôle, objet des actes judiciaires et carcéraux. Le public s’imagine sujet au moins dans les trois première relations énoncées; mais il oublie qu’il est lui-même pris dans un système scopique général qui le prépare et le conditionne à son insu à se poser comme sujet de ces relations. Or le travail sur les images de la prison a déplacé les détenus vers la position de sujet du savoir, à la fois auteur et acteur de ce savoir, convertissant en objet de vision et en récepteur de leur travail ce public qui se voit contraint de réviser radicalement ses préjugés. Le pivot qui a permis ce renversement est le groupe d’intellectuels qui ont joué un rôle essentiel de médiation et, d’autre part, le dispositif double des débats et du colloque, dispositif qui contraint à penser.
  23. Lacan a thématisé cette idée dans la notion de « dompte-regard », Le séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, § 9, pp. 97-109.
  24. Si l’on veut bien m’accorder ce néologisme certes peu euphonique, afin d’éviter d’user de « pluriel », tant ce terme, dans le vocabulaire politique actuel, signifie en vérité l’homogénéité et l’unité.

  • La Brèche
    1993 | France | 52’ | Vidéo
    Réalisation : Alain Moreau
  • Le Dossier Télé/Prison
    1998 | France | 34’ | Vidéo
    Réalisation : Alain Moreau
  • Le Sida… sauf votre respect
    1995 | France | 25’
    Réalisation : Alain Moreau
  • Videolettre de Quentin
    | 11’
    Réalisation : Alain Moreau

Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 115, 1er trimestre 1999)