Gérard Collas
Pour le juriste, un film est une œuvre de collaboration. Il n’a pas un mais plusieurs auteurs qui sont autant d’ayants droit — réalisateur, scénariste, dialoguiste, musiciens — et de nombreux collaborateurs de création qui ne sont pas reconnus juridiquement comme des auteurs (ils sont rémunérés par un salaire de techniciens auquel ne s’ajoute pas de droits d’auteurs) : responsables de la photo, du son, du montage, des décors et effets spéciaux.
Aujourd’hui, pour le public, l’auteur d’un film est d’abord son réalisateur, peu à peu le nom de celui-ci a éclipsé les autres, à commencer par celui du producteur.
Le seul rival de l’auteur c’est peut-être l’acteur. Ce que tous deux possèdent c’est un nom : à mettre en haut de l’affiche, sur lequel un film peut se monter, un budget se rassembler.
Lorsqu’en 1983, Luc Moullet publie son essai — La politique des acteurs — ce n’est pas tant pour remettre en cause la politique des auteurs mise en avant par les Cahiers du Cinéma que pour faire une mise au point nécessaire : « On ne dit plus comme autrefois, un film de Cary Grant ou de Katharine Hepburn mais un film de Howard Hawks […]. La personnalité, l’emprise de quelques très grands — et très rares — réalisateurs leur ont fait, bien involontairement, gagner la partie, triomphe qui s’est répercuté aussi en faveur d’innombrables petits tâcherons figés derrière la caméra […]. Mais le réalisateur seul maître après Dieu, où à sa place, c’était un acquis définitif tellement commode, qui servait de base à un jugement hâtif : comme pourrait dire Godard, on appelle ça la presse parce qu’elle est formée de gens très pressés » 1.
Une des particularités du cinéma documentaire est sans doute le nombre réduit de collaborateurs qui concourent à la réalisation des films : en règle générale pas d’acteurs, de dialoguistes, de scénaristes et de décorateurs. Bien souvent le réalisateur est lui-même l’auteur — y compris de l’éventuel commentaire.
Enfin, si le montage revêt une importance particulière — il existe beaucoup plus de récits possibles que dans la fiction — le rôle du monteur — pour important qu’il soit — doit se mesurer à l’aune de la part prise par le réalisateur durant cette phase déterminante de la conception de l’œuvre.
Le seul véritable concurrent du réalisateur — auprès du public et des médias — c’est son sujet, la réalité à laquelle il s’attache afin de nous la faire découvrir, de l’analyser.
S’il faut en fournir une preuve, il n’est qu’à lire les papiers consacrés par la presse — quotidienne ou hebdomadaire, généraliste ou même spécialisée — aux films documentaires programmés sur les antennes de télévision. Enfin, quelques que puissent être les dénégations de certains responsables d’unité de programmes, il semble clair que l’élément décisif pris en compte pour s’engager dans une co-production est d’abord le sujet. La façon dont celui-ci sera traité, le regard porté par la réalisateur sont, dans le meilleur des cas, des conditions nécessaires qui peuvent être ultérieurement exigées dès lors que le sujet a retenu l’attention.
Autre singularité dans la posture du cinéaste documentaire, le fait que beaucoup plus que dans la fiction, lui seul soit en mesure d’avoir pendant le tournage une vision du film qui est en cours de fabrication, de la façon dont les éléments divers vont pouvoir s’imbriquer, les scènes s’agencer. Ajoutons encore que dans les cas des films utilisant des archives, celles-ci ne sont connues que du réalisateur (et bien sûr de ses documentalistes). Différence essentielle enfin entre le documentaire et la fiction : le métrage tourné. La nature même du genre couplée aux conditions matérielles de la production exige et permet tout à la fois un nombre d’heures de rushes beaucoup plus important.
Même s’il existe un projet écrit que l’on appelle également scénario, il est rare que celui-ci puisse permettre un découpage avant et pour le tournage. La relation entre le réalisateur et son équipe n’en prend que plus d’importance, à lui de faire comprendre et d’obtenir ce qu’il veut et qui n’est pas forcément écrit, prévu. Plus encore que pour d’autres genres, un tournage documentaire est une aventure au cours de laquelle il convient sans cesse de s’adapter, de réagir à l’imprévu, de s’y adapter pour mieux en tirer parti. En documentaire aussi, tourner, c’est déjà monter dans le sens où ce qui n’a pas été saisi, filmé, manquera toujours. Les tournages de complément — qui peuvent éventuellement être organisés durant ce montage — ne sont pas toujours possibles : question d’éloignement dans le temps ou l’espace. Le documentaire est un cinéma placé sous le signe de l’urgence. C’est là une de ses difficultés mais aussi une de ses forces.
La coïncidence temporelle entre ce qui advient et son enregistrement est plus difficile à répéter, parfois impossible. Il peut être inconcevable de refaire une prise…
Autant qu’un artiste, le cinéaste documentaire se doit d’être un organisateur, non pas dans le sens d’un démiurge seul auteur de tout ce qui peut arriver durant le tournage, mais plutôt comme celui qui va contrôler les événements, choisir (parfois dans l’instant) ce qui sera cadré — c’est-à-dire ce qui sera relégué dans le hors-champ — le son qu’il convient de privilégier et enfin le moment où il coupera l’enregistrement de la scène qu’il filme et qui se poursuivra dans la vie, hors du film.
Si tous les documentaristes sont confrontés aux mêmes problèmes, à des difficultés identiques, aux mêmes obligations en termes de résultat, qu’est-ce qui fait que l’on distinguera des « films d’auteur », des documentaires que faute de mieux l’on se résignera à caractériser comme étant « de création » ?
Quels sont les signes auxquels peut se reconnaître cette facture et surtout quelle place occupent-ils dans l’économie générale du récit ? Celle d’un « supplément d’âme » ou au contraire d’éléments constitutifs et indissociables du film lui-même ? En documentaire comme en fiction, il s’agit là de la pierre de touche qui permet de faire la différence entre signature et écriture. Avant d’être celui que l’on reconnaît (après tout pourquoi faudrait-il voir dans cette reconnaissance un mérite en tant que tel ?), l’auteur véritable n’est-il pas plutôt celui dont la présence indispensable à la conduite du récit ne se dément jamais ? Celui sans lequel il n’y aurait pas de récit, en tout cas pas ce récit-là. Cette présence du réalisateur dans son film n’est pas forcément la plus visible pour le spectateur. La plus forte présence peut être faite d’un apparent effacement. En ce sens la critique assume une réelle responsabilité : celle d’avoir à reconnaître et à faire connaître cette écriture, au-delà du sujet auquel elle s’applique, surtout lorsqu’elle n’a pas recours à de voyantes mais inopportunes afféteries.
Ce qui définit le mieux la place qu’occupe un réalisateur dans un film, c’est sans doute le fait qu’il soit celui qui portera l’essentiel de la responsabilité pour le film fini, celui qui donc doit le contrôler de bout en bout.
La législation française en matière de droit d’auteur lui procure à cet égard des avantages certains, même si les contraintes économiques — aussi bien le coût du film que les réactions supposées du public (l’audimat) — viennent limiter sa liberté. Cette responsabilité du réalisateur devant le film fini est à mettre en relation avec son propre désir du film. Transgressant les rôles impartis aux uns et aux autres, il arrive un moment où le film appartient à celui qui l’a le plus désiré, parfois seul contre tous, est logique que le plus souvent celui-ci soit le réalisateur. Encore faut-il que son désir ne soit pas émoussé au fil du temps et des innombrables obstacles rencontrés en chemin. Un film lancé ne s’arrête pas (ou alors il n’y a plus de film !) et son contrôle est une conquête de chaque instant. Pour en finir, sans pour autant conclure, rappelons les paroles de Samuel Fuller à un jeune réalisateur : « Keep going ! Don’t expect nothing from nobody ! Making movies is a fight ! ».
- Luc Moullet, La politique des acteurs, Ed. Cahiers du Cinéma, Collection Essais, 1993.
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 65, 1er trimestre 1999)