Patrick Laroche
Histoire de…
Dans cette expression — Godard ne cesse, en toute occasion, de le répéter — il y a un mot plus important que l’autre, et c’est le mot de politique. C’est d’ailleurs ce qu’écrivait aussi Serge Daney en 1984, au moment de la réédition du texte par les Cahiers du cinéma. La première édition, rappelons-le, date de 1972, aux éditions Champ Libre.
« C’est dans ce paysage qu’éclata, vers le milieu des années cinquante, sous la plume des Truffaut, Rohmer, Chabrol, Godard et Rivette, la scandaleuse “politique des auteurs”. Quatre noms et deux initiales sont ses emblèmes: les deux R : Renoir et Rossellini et les deux H américains : Hawks et Hitchcock ». Cette machine de guerre des Cahiers du cinéma de ces années-là, encore jaune-revolver, livra bataille, on s’en souvient, à la fois aux seigneurs du cinéma français de “la qualité française” et aux autres critiques, qui s’étonnaient ou s’énervaient des choix enragés de la bande des cinq. Comme Daney le rappelle, le refus de la politique des auteurs s’articulait sur le fait qu’« un film (ne) pourrait n’avoir qu’un auteur, puisqu’il est de notoriété publique que le cinéma ne se fait pas seul ». Encore sur le fait « qu’à supposer qu’un film parfois ait un auteur, on puisse affirmer que celui-ci le serait de droit divin pour tous ses autres films… Le scandale, c’est lorsque les jeunes critiques de la Nouvelle Vague prennent tout-à-fait au sérieux la période américaine de Lang ou de Renoir ou les films de Rossellini avec Ingrid Bergman, soit parce que ces films sont des commandes, soit parce qu’ils ressemblent trop à des films de circonstance ». Et encore sur le fait que « le concept d’auteur allait à la limite à une galerie de monstres, trop singuliers pour la machine hollywoodienne qui les avait rejetés, de Griffith à Welles, en passant par Chaplin, Sternberg ou Stroheim… Nul n’a jamais bataille pour que Bresson, Fellini, Tati ou Antonioni soient reconnus comme auteurs… Le scandale, c’était un peu d’être renoiro-rossellinien et beaucoup d’être “hitchcocko-haroksien” »
Choix politique pour en tirer une nouvelle manière de vivre le cinéma, et c’est la Nouvelle Vague qui, en effet, souleva le monde. « Donnes-moi un levier et je… ». Fidèle à Archimède, cette bande-là réussit à le faire en France et fit entrer le cinéma français résolument dans la modernité.
Sans doute ne faut-il pas oublier de rappeler non plus que dans la politique des auteurs, il faut probablement entendre aussi qu’il s’agit à travers ces choix (renoiro-rossellinien et hitchcocko-hawksien) de souligner la finesse politique, ou la manière politique, dialectique de faire des films de ces quatre-là. À savoir le génie de trouver comment faire avec la machine industrielle pour malgré tout affirmer certains choix personnels en les faisant « passer » auprès du public.
Renoir
Passer par Renoir, le modèle de l’auteur et le contre-modèle aussi. Ce qu’il en pense, lui, dans « Ma vie et mes films » publié en 1974.
« L’histoire du cinéma, et surtout du cinéma français, pendant ce dernier demi-siècle est placée sous le signe de la lutte de l’auteur contre l’industrie. Je suis fier d’avoir participé à cette lutte victorieuse. De nos jours, on reconnaît qu’un film est l’œuvre d’un auteur tout comme un roman ou un tableau.
Mais qui est l’auteur d’un film ? À l’époque héroïque du cinéma américain c’était le plus souvent l’acteur qui «apposait sa griffe. Avec la prospérité, cette tendance se développa en une entreprise de fabrication de vedettes. Le jeune cinéma de ces dernières années a fait accepter l’idée que l’auteur d’un film, c’est le metteur en scène. Heureux changement, et bien conforme à l’évolution artistique et littéraire de notre époque. Aujourd’hui, on voit des films signés “Truffaut” ou “Jean-Luc Godard” comme on voit des romans signés “Simenon” ou “André Gide”.
Plusieurs de mes amis me demandent d’écrire mon autobiographie. C’est sans doute l’importance nouvelle de l’auteur qui motive leur curiosité. Il ne leur suffit plus de savoir qu’un artiste s’est exprimé librement avec l’aide d’une caméra et d’un microphone. Ils veulent savoir qui est cet artiste. En ce qui me concerne, je crois que tout être humain, artiste ou non, est en grande partie un produit de son environnement. C’est notre orgueil qui nous amène à croire à l’individu-roi. La vérité est que cet individu dont nous sommes si fiers est composé d’éléments tels qu’un certain petit ami rencontré à l’école maternelle ou le héros du premier roman que l’on a lu, voire le chien de chasse du cousin Eugène. Nous n’existons pas par nous-mêmes, mais par les éléments qui ont entouré notre formation. Bien entendu, il serait exagéré de prétendre qu’un plant de pommes de terre placé dans des conditions appropriées donnera des fraises. Mais il est certain que les pommes de terre auxquelles le plant en question donnera naissance varieront en goût et en forme suivant le sol dont il se sera nourri, les engrais dont il se sera enrichi, le climat dont il aura bénéficié, sans compter la possibilité de greffes qui feront du résultat final un fruit absolument différent de son ancêtre. »
La situation présente fait penser aux théories d’Etienne Alexis sur la procréation artificielle et mieux encore, sur la parthénogénèse, dans Le Déjeuner sur l’herbe.
Cas de Godard. Les génériques de ces premiers films affichent les noms des participants à égalité, sans même dire qui a fait quoi. Pose, affectation ? Ce n’est pas ce qui semble. Est-ce là une manière de se revendiquer auteur ? Ou de la politique ?
J.-C. Biette
« … tandis qu’auteur de film indique tout de suite cette conscience indiscutée que le tenant du titre occupe une place précise dans la production cinématographique, assume une position moderne de responsabilité, revendiquée par soi, reconnue par les autres, et suggère aussi un mode individualiste de brusquer les choses et de faire un film en reléguant la recherche de la beauté ou de l’efficacité, vertus plus effacées, nettement derrière l’urgence de formuler une vérité ou un ensemble de vérités personnelles.
L’auteur a, pour ces raisons d’urgence qu’on lui prête volontiers, acquis un statut social grâce auquel l’examen de la qualité de ses films, s’il n’est pas franchement abandonné, est presque toujours considéré comme secondaire, facultatif, reporté sine die, puisque son être d’auteur — qui a besoin qu’un film de temps en temps revienne régulièrement rappeler son existence, dans l’espace plus ou moins grand (pouvant aller du seul pays d’origine au monde entier) qui assure son rayonnement auprès d’un public à venir — détient un potentiel de persuasion médiatique immédiate d’autant plus grand qu’il se voit dispensé d’attendre réellement des critiques et des spectateurs qu’ils prennent la liberté de faire des allées et venues entre une légitime approche subjective et la vérification plus âpre que le film est bien, non pas ce qu’en dit l’auteur (il en dit toujours trop ou pas asses au regard de ce qu’est le film : lui-même et son discours ne sont jamais qu’à côté du film), mais ce qu’il nous dit lui-même pas à pas dans sa démarche de film qui avance et se constitue en marchant. Le temps presse et personne ou presque n’en est à demander sérieusement des comptes aux films de ce qu’ils avancent. D’autres films attendent à la porte, chaque semaine, prochains défis à la mémoire. »
Ainsi s’exprime Jean-Claude Biette dans cet article de fond paru au printemps 1996 dans Trafic, intitulé après Bazin « Qu’est-ce qu’un cinéaste ? » Si cette tentative de classification et d’approche scientifique n’est pas toujours convaincante, elle est une nouvelle étape marquante de la question de l’auteur, sous-jacente.
Auteur de films documentaires ?
Le mot d’« auteur » ne me semble pas convenir au métier de documentariste. Si tout le cinéma n’existe que parce qu’il est expression d’un regard — c’est-à-dire que les choses vues ont été regardées ou plus encore le sont, puisque le temps du cinéma est le présent — le mot à employer me semble être plutôt « le regardeur » mais tous les néologismes n’étant pas bons à dire, comme toutes les vérités, on pourrait choisir mieux entre voyeur (plutôt que voyant) et observateur (plutôt qu’observant). Le premier, grâce à Michael Powell et sa présence d’esprit, étant difficile à utiliser sans précaution oratoire, « observateur » serait finalement la meilleure définition pour ce monsieur ou cette dame dont le métier est de regarder autour de lui (d’elle) et en lui (elle). Le mot d « observateur » définit une-fonction, empruntée de l’art militaire et une qualité, tout à la fois. Rapprochement entre guerre et cinéma, cela ne doit pas nous choquer, Paul Virilio l’a déjà fait de manière éclairante.
Par ailleurs, le qualificatif d’auteur place le cinéaste résolument du côté de l’écriture. Si on peut saluer l’invention de la caméra-stylo par Alexandre Astruc en 1951 (?) et la rapprocher de la politique des auteurs mise en œuvre par la suite au sein des Cahiers du cinéma, peut-être ne faut-il pas omettre de les historiciser toutes deux. Les considérations selon lesquelles la caméra était devenue à l’époque un instrument d’écriture de toute forme cinématographique, pouvant rendre compte de tout phénomène ou de toute pensée humaine, à l’égal de la plume de l’écrivain, jointes au choix politique de quelques auteurs représentatifs d’un certain équilibre instable entre l’art cinématographique et l’industrie du cinéma exprimé à travers la mise en scène, comme emblème de l’art du cinématographe lui-même, ont posé les bases de ce qui est devenu l’audiovisuel, même si, au cours de ce développement, en devenant sonore, le cinéma a, comme le dit Godard, manqué son objectif, celui de devenir le moyen d’expression universel qu’il semblait pouvoir devenir grâce aux avant-gardistes soviétiques ou français des années 1920. Et pourtant, il l’est devenu, malgré tout, l’image animée étant la représentation du monde la plus réaliste au point d’en être devenue le double, plus vraie que nature, selon Debord.
On excusera les raccourcis parfois saisissants dans l’histoire des médias, ce sont les limites imparties à ce texte qui les imposent, et le souci de manipuler quand même quelques plans historiques dans cette réflexion sur l’aujourd’hui de l’auteur.
Droits de l’homme, droit d’auteur
Aujourd’hui, on peut considérer en fait que la question de l’auteur est surtout dans celle du droit d’auteur, c’est-à-dire de l’argent. Si le droit à la propriété intellectuelle de l’œuvre pour son auteur est aujourd’hui si menacé par la doctrine du copyright anglo-saxon, accordant cette propriété à l’entrepreneur ayant investi l’argent pour produire ladite œuvre, c’est bien entendu parce que l’industrie du cinéma américain et les États-Unis détenteurs de cette puissante industrie sont à la fois la première puissance économique et la première puissance militaire du monde. Que s’y trouvent réunis également les plus puissants trusts de l’informatique, « hard and soft » confondus, parachève le travail. Mais ne peut-on y voir également la victoire annoncée, partout démontrée aujourd’hui dans le monde, du capital sur le travail ?
Sans passer trop de temps sur l’étymologie, un simple regard sur le sens premier de « œuvre » et « auteur » nous indique assez clairement qu’il s’agit dans le premier cas d’un travail, d’une activité humaine et du résultat de ce travail et finalement d’une production de l’esprit, dans le second cas de celui qui produit la chose, de celui qui en est la cause, avant d’être assimilé à un écrivain. En fait, n’est-il pas plutôt question de créateur et de création ? Le dictionnaire ne donne pas de définition de ce mot, il donne des exemples, à commencer par le souverain modèle absolu, Dieu.
Et tel cinéaste créateur n’est-il pas lui-même, un peu, créé par son producteur, comme dans une histoire de Borges ?
Créer, c’est faire exister quelque chose qui n’existait pas. Rapport à la nomenclature de la SCAM pour la définition des œuvres ouvrant droit à droits d’auteur. Documentaire de création, plutôt que documentaire d’auteur. Besoin de se distinguer de la masse. Faire des films pour se distinguer de la masse de ceux qui ne font pas œuvre artistique et puis être auteur pour se distinguer de la masse de ceux qui font des films, les réalisateurs. Mais il faut compter aussi avec les journalistes. Dans le champ documentaire, la notion d’auteur ne semble pas appropriée, celle de créateur est certainement plus justifiée. Documentaire = jeu d’accommodation incessant avec le vivant, l’autre, sujet et objet de son étude, de son attention, et sujet de son propre destin, de sa propre vie, qu’il s’agit bien de perturber en même temps que de l’observer. Mais si la conception du documentaire doit tenir compte de la modernité de la philosophie du XIXe siècle et de celle de la science physique du XXe (le philosophe est lui-même dans le siècle et non ailleurs ou au-dessus, l’observateur scientifique modifie l’objet observé dans le geste même de l’observation par l’effet des moyens mis en œuvre à cet effet), le réalisateur documentaire (que je suis, modestement) a conscience de la volonté de modifier, sinon le cours des choses (c.a.d. celui du Monde), au moins celui des gens (à savoir celui du monde). Modifier le regard des gens non concernés par le sujet choisi, simples spectateurs, modifier le regard des gens concernés, participant au film, sur leur propre histoire, leur propre cas autant que sur le film documentaire lui-même, sur les images et leur règne impitoyable. En conséquence de quoi, les simples spectateurs pourront eux-mêmes éventuellement voir leur regard modifié sur le film, les images, les médias. C’est généralement dans ce cas de figure qu’on peut parler d’un travail accompli et pour ceux qui y tiennent, d’une œuvre, qui mérite alors qu’on lui accorde un auteur.
En conclusion, j’aurais tendance à dire : faisons mieux notre travail, battons-nous pour le faire toujours mieux. Et battons-nous donc pour avoir les moyens de faire notre travail au mieux. Bien sûr, c’est ce que nombre d’entre nous faisons déjà beaucoup et je ne prétends pas dire à tous ce qu’il y a à faire, ayant suffisamment de difficultés à le trouver pour moi-même dans mon travail. Mais je ne suis pas sûr que les déclarations — comme l’on parle de déclaration des droits de l’homme, définition fondatrice de notre République — incessantes, et parfois déclamatoires ou incantatoires, et la revendication systématique du statut d’auteur soient la meilleure façon d’obtenir gain de cause. De même qu’il n’y a pas de statut d’intermittent du spectacle, contrairement aux déclarations de nombre d’intermittents eux-mêmes, mais seulement une pratique et une tradition historiquement datées, qui font précisément la fragilité de cet état passager (auquel chacun s’accroche parfois), il n’y a pas plus de statut d’auteur, mais un état sinon passager, du moins précaire, toujours remis en question à chaque film, même si le sens de cette politique des auteurs due aux Cahiers du cinéma était de définir des auteurs qui le demeuraient indéfectiblement de film en film.
Je me souviens de cet écrivain depuis connu, ayant commencé comme beaucoup par le roman policier et parvenu à publier dans les collections nobles des éditeurs affichant de la littérature, qui se considérait lui-même comme tel et voulait qu’on l’appelât « auteur » désirant que le qualificatif figurât sur sa carte d’identité ou son passeport. Peut-être est-ce autant à cause de ces œuvres que de ses déclarations que la chose s’est trouvée réalisée ? Puisqu’aussi bien avec le temps venu de la société du spectacle, nommer les choses publiquement et médiatiquement suffit quasiment à les faire exister. L’un des cas les plus fameux étant celui de l’âne peintre de Salvador Dali, déjà dans les années 1920, si je ne me trompe. Et Cocteau lui-même voulait qu’on écrivit « poète » sur son passeport…
Je ne recherche pas la polémique, mais simplement, puisque c’est « politique » qui est le mot le plus important, à l’époque, ne peut-on se soucier d’une politique qui soit adaptée à la situation contemporaine ? Et dans ce cas, n’est-il pas plus prometteur et plus pertinent de lutter pour le travail contre le capital ?
Car, dans tous les cas, c’est ce qu’on observe pour le documentaire, avec la prééminence de la télévision, c’est-à-dire du diffuseur sur la production, producteur et réalisateur confondus, télévision à laquelle les producteurs reprochent unanimement de ne pas payer assez le travail fait, de sorte qu’il faut toujours au producteur aller chercher des compléments partout ailleurs ou au réalisateur et au personnel travaillant sur le film se contenter d’une maigre rémunération. Dans la prédominance des films de montage d’archives dans le documentaire programmé à la télévision, ne peut-on voir, là aussi, la prééminence du capital constitué par ces archives sur le travail humain, qui consisterait au moins à mettre un peu en question ces images déjà vues et oubliées, à la manière de Marker, plutôt que de les utiliser comme illustrations d’un propos externe aux images-mêmes.
Bien entendu, je ne parle pas ici du travail considéré comme aliénation, du moins pas que. Les auteurs mis en avant par la politique des Cahiers dans les années cinquante étaient des gens de talent qui s’efforçaient de composer avec les règles de l’industrie cinématographique afin d’en tirer le meilleur parti, qui était finalement le leur et souvent celui du spectateur, pour son bonheur. Tant que les documentaires n’auront d’autres spectateurs que des télé-spectateurs indéfinis, invisibles et muets, les réalisateurs documentaires ne pourront raisonnablement revendiquer le titre d’auteur. Ils ne pourront guère que tenter, avec l’aide des producteurs, de faire des films, qui soient dus autant au travail noble, à la fois spirituel et corporel, d’un homme (ou d’une femme) faisant le geste d’établir avec lui-même un rapport aux autres, au monde et au cinéma, qu’au travail aliénant (« tripalium ») d’un homme faisant les gestes d’un métier qui lui permet de gagner son pain quotidien.
Publiée dans La Revue Documentaires n°14 – L’auteur en questions (page 57, 1er trimestre 1999)