À propos d’Entre les frontières, d’Avi Mograbi
Gérard Weil
« Spectateur, quel mot obscène ! » Eh bien soit, il montera sur scène. Si la situation lui déplaît, qu’il en suggère une autre, avec les gestes de son corps à lui. Notre compassion, bourgeois, nous coupe les ailes. À l’opprimé de se lever. On disait autrefois : prendre la parole à qui veut la lui retirer. Le théâtre de l’opprimé, dans la perspective imaginée par Augusto Boal, c’est un jeu, celui de la représentation, des « comme si » de l’enfance où la gravité des enjeux s’oublie dans l’ambiance enjouée d’une cour d’école.
À l’État d’Israël, Avi Mograbi reproche de manquer d’empathie pour les hommes, venus du Soudan, d’Érythrée, qui frappent à la porte. « Laissez-moi entrer, continuer ma vie. » La réponse est non. Toi rester là, dans ce centre appelé Holot, ici dans le Neguev, en attendant. En attendant quoi ? En attendant rien. Tu n’es pas en prison, tu as le droit de sortir, le désert est ta prison, tu es en prison. « J’ai besoin d’un congé pour aller à Tel Aviv. Je veux une journée.
– Non, impossible.
– J’ai des choses à faire là-bas, sinon je meurs.
– Tu comprends pas ? C’est impossible. »
Or, observe le cinéaste, cet État, fondé par ce peuple, et qui se refuse à poser la question des réfugiés politiques, est grandement coupable. Pas d’oublier ce qui motiva sa création dans le passé, mais d’en refouler le souvenir. Politique, c’est beaucoup dire. Simplement, dans une dictature, le droit de vivre et celui de parler ne vont pas très bien ensemble. Un ex-officier de l’armée d’Érythrée, dans un séminaire, n’aurait pas dû demander : « Pourquoi nous faisons ça ? Pourquoi nous allons vers la dictature ? » Après, ils ont voulu l’emmener. Son ami lui a dit : « Il faut que tu partes aujourd’hui. »
Avi Mograbi doit en convenir, avec un brin de lassitude, ce message qui s’adresse à ses compatriotes, ils ne l’entendent pas. La raison ? Un défaut d’empathie. Comment soigner ce trouble à l’échelle d’un pays qui prononce à l’égard d’autrui : « Séparons-nous » ? L’atelier théâtre, fragile, incongru, telle est la thérapie. Et son film, Entre les frontières, en est la trace visible. Il réunit des êtres humains dans un lieu de rétention conçu justement pour la séparation. Regardez, c’est possible, de n’être pas de part et d’autre de la barrière métallique. Ou plutôt, soyons modeste : regardez, on fait « comme si » c’était possible.
L’idéal eût été de faire interpréter les persécutés des années trente par les exilés d’aujourd’hui. On aurait compris : ce qui est arrivé arrive encore aujourd’hui. Mais les détenus ne l’ont pas voulu. Avec Chen Alon, metteur en scène et familier de la méthode du théâtre de l’opprimé, une année et trois mois durant, le cinéaste a fait autre chose, il a « fait quelque chose » avec ceux de Holot qui en avaient envie. Pourquoi ? Pour rien, peut-être, ou juste pour le plaisir de participer, l’apprentissage de l’art théâtral ayant peu de rapports avec les démarches en vue de l’obtention d’un visa.
Le travail de représentation, sans neutraliser complètement les affects, en canalise quelque peu l’expression. Il y a des essais, les tentatives ne sont pas toujours abouties, des trouvailles aussi. Imagine qu’on ait à représenter la personne d’un dictateur : c’est un homme assez grand, il mange une banane, sans se soucier de ceux qui se trouvent en dessous de lui.
Se mettre à la place de l’ennemi, c’est une sérieuse mise à l’épreuve de la faculté d’empathie. L’homme qui joue le garde-frontière a des faiblesses étrangères, sans doute, au caractère de son modèle. Repousser les demandeurs d’asile, dont la situation lui est bien connue, il n’y parvient pas. Signe qu’il n’a pas acquis la parfaite maîtrise de l’art du comédien. Sa compassion, qui n’a pas lieu d’être, rend la scène un peu comique. Que l’original du personnage en fut dépourvu, là n’est pas le débat.
À quelque chose malheur est bon. Le film est comme allégé de la charge émotionnelle inhérente aux documentaires « sur les migrants ». Il ne fait pas de sentiment. Est-ce à dire que le vécu s’en absente ? Loin de là. L’expérience est bien présente, puisqu’elle est la matière de la représentation. Des récits de vie rythment le travail, en forment le contrepoint, jamais délivrés de front, face caméra, mais légèrement de biais, dans le cadre d’un échange avec les autres membres du collectif. Le fil en est toujours déroulé d’une voix douce, et qui n’est pas sans déstabiliser le spectateur.
Un seul affrontement nous est montré, quand sept cents détenus de Holot, en juin 2014, « quittent le camp et marchent en direction de la frontière égyptienne à quelques kilomètres de là », nous est-il sobrement précisé.
« On veut passer en Afrique.
– Ça suffit. Je vous dis non parce que…
– On veut pas rester en Israël. On n’est pas violents.
– Tu vas en prison. »
Les mêmes paroles prononcées par celui dont le hasard a fait qu’il endosse le rôle de celui dont le rôle est d’arrêter ceux que l’État nomme des « infiltrés ». Le chemin du demandeur d’asile et celui de la paix, dont un plan ironique apprend la présence au touriste égaré, sont pour le moins divergents. La Route de la paix, indique Le Petit futé, est une œuvre du plasticien Dani Karavan composée de cent colonnes alignées sur trois kilomètres entre la frontière égyptienne et le site de Nitsana. Chaque colonne porte le mot « paix », inscrit dans une langue différente, notamment en hébreu et en arabe, en braille, en espéranto.
La paranoïa du pouvoir est le revers de l’arbitraire, et vice-versa. Tu dois retourner dans ton pays de ton propre gré, on ne peut pas t’y forcer.
« Je te donne 3000 shekels et tu rentres en Afrique.
– Non, je ne rentre pas, comment je rentre ?
– Décide ! […]
– Donne-moi le papier, je rentre. »
Rwanda, Ouganda, direction Khartoum. Mais ça, « ne le lui dis pas. Il ne comprend pas, c’est en hébreu ». Cette peu reluisante manip’ bureaucratique est dénoncée par ceux-là mêmes qu’elle vise et qui n’en sont pas la dupe. Un sketch, en somme, façon Café de la gare, assez enlevé.
La scène est réussie. Les « stagiaires », quoique inexpérimentés, se sont donné la réplique avec brio. Mais il y a plus, et qui touche à l’éthique de la représentation. Toutes proportions gardées, la question qui se pose ici n’est pas sans rappeler celle que nous adresse Harun Farocki, dans un plan mémorable de Feu inextinguible (1969). Savoir, en substance : devant quoi ne fermerez-vous pas vos yeux ? Quoi devient visible ? Mais visible, pas au sens de la rétine et du nerf optique. Au sens de la conscience, dont la capacité d’aveuglement n’est pas moindre, on le sait. Tel est le souci brûlant du cinéma militant : produire, aux yeux de l’esprit, la preuve que l’ordre du monde est injuste et qu’il faut le renverser. Ceux qui l’ont vu s’en souviennent. Harun Farocki, au lieu de montrer ce qu’il voulait dénoncer, le napalm, les corps calcinés, inventa une image décalée valant pour celle dont il redoutait qu’elle ne blesse nos sentiments. Même si la cigarette qu’il écrasa sur son avant-bras formait une lésion moins spectaculaire que les effets de la mixture déversée par les forces américaines sur le Nord Vietnam, moins vaut plus en l’occurrence. À la terreur (de l’État) tu ne dois pas répondre par la terreur (des images).
Peut-être est-il périlleux de rapprocher le cinéaste allemand de l’impétueux Mograbi. Mais il semble qu’une intention commune les réunit. Oui, le pouvoir est rusé, l’ordre auquel nous sommes soumis produisant sur la planète les effets que l’on sait. Sait ou sait pas, tout est là. Pour user d’une métaphore, de l’incendie ne pas montrer les flammes, ni la maison qu’il détruit, mais les visages qu’il éclaire.
Il s’agit donc ici de faire un pas de côté. Et dans l’espace aussi, la position de l’auteur ne va pas de soi. Avi Mograbi n’est pas à l’œilleton, il est au son. Bord cadre ou derrière, sur les côtés de l’écran large, au fond de la classe, le micro dépasse. On le devine à l’arrière-plan, attentif et plutôt « relax », affichant un sourire qu’on imagine d’approbation.
Il est absent-présent, locataire distancié de la fiction documentaire qui se présente comme un rêve dont il est le rêveur. Se devine ici l’immense nostalgie dont ce film hérite, et qui est le fantasme, ou le souvenir, d’un Moyen-Orient « différent ». Plus précisément, ce jardin dans lequel « je suis entré » : c’est le titre d’une chanson et celui de son film précédent.
Non, non, c’est écrit désormais sur le seuil : défense de pénétrer, interdit formellement aux étrangers. Les Juifs et les Arabes vivent chacun de leur côté, désormais. Et si on est les deux à la fois, où passe la frontière à l’intérieur de soi ? Sans doute est-ce là que s’enracine l’interrogation de Mograbi sur la réversibilité des appartenances, religieuses, culturelles ou politiques : angoissante, car porteuse de conflits ; désirable, car promesse de paix.
Il y a trop de murs dans cette région, nous dit-il. Le mur est la séparation, bien sûr, et la violence qu’il engendre se retourne forcément contre celui qui prétend la montrer, avant même de la dénoncer. Son pays met le cinéaste en crise, le fait imploser littéralement dans Août, avant l’explosion (2002).
Mais il ne faut pas s’y tromper : ce Mograbi burlesque, « à la Moretti », est surtout le visage de la réflexion qu’il mène sur son travail en cours et qui en est le passage obligé pour le mener à bien. Il s’agit donc d’une fiction que s’autorise le documentariste. Une ruse ? Si l’on veut, ou plutôt sa manière à lui d’appréhender la réalité lorsqu’elle s’ajuste mal à l’idée qu’il en a.
C’est, humoristique ou non, la vision qu’il nous offre du film en train de se faire et l’espace de liberté qu’il essaie de se ménager dans une société bloquée, coagulée. Se pourrait-il que le tournage annule la violence omniprésente et montre la paix régnant au-dedans tandis que la guerre fait rage au-dehors ? Pas tout à fait, c’est plus compliqué. La répression, la prison continuent, mais le cinéaste accomplit ce tour de force de les donner à voir en restant fidèle à son désir d’apaisement.
Le caractère amical du film est troublant, c’est vrai. Mais déjà Z32 (2008) « abritait » un criminel de guerre sans le dénoncer et l’auteur le payait d’une interrogation angoissée, mise en chansons toutefois. Déjà l’inversion des rôles permettait l’éclosion d’un malaise, sinon d’un sentiment de culpabilité. Prends ma place, veux-tu, et raconte mon histoire, demande le masque à sa compagne. Ce qu’elle fait, ce qu’elle essaie de faire, ce qu’elle ne peut pas faire, face à la réalité de l’acte (son ami a tué des Palestiniens). Il est à noter que cette scène révélatrice était enregistrée par le couple lui-même, en l’absence de Mograbi.
Il est tentant de la rapprocher du jeu de rôles grandeur nature que nous propose Entre les frontières. Le désir du cinéaste produit la situation qui devient la matière de la captation, dont ce dernier n’est qu’un élément, et pas forcément le principal. Il assiste en témoin, il participe un peu, il a le droit de s’absenter.
Chen Alon, le « joker », encourage, accompagne et suggère. Il est le meneur de jeu. Comme tel, il anime, il relance avec vivacité. De son côté, Philippe Bellaïche veille à composer des plans qui respirent, amples et lumineux taillés sur mesure pour accueillir les incessants « dégagements » qu’implique la pratique théâtrale.
Avi Mograbi, démiurge modeste, invente une forme qui l’est aussi, à moins qu’elle ne s’invente elle-même au fil des séances. Tout se passe comme si le peu riant réfectoire de ciment était une boîte noire où se révèle enfin la vérité de la situation. Soyons plus précis. Le théâtre de l’opprimé n’ambitionne pas de donner aux gens des astuces pour bien jouer la comédie. Comme son nom l’indique, c’est un outil qui se destine à dévoiler les rouages du rapport de domination.
Et donc ? Faudrait-il être plus clair et se prêter, peut-être, à la polémique ? Le pays qui a pris le nom d’Israël s’est appelé, avant que d’exister, « Foyer national juif ». Intitulé compliqué, contradictoire : la promesse du foyer, l’accueil, l’invite, le retour au pays, mais ne valant que dans le périmètre étroit d’une certaine appartenance, elle-même divisée lorsqu’on cesse d’adopter les vues du sionisme au sein duquel la division de la patrie par la religion ne devrait pas laisser de reste. En découle une certaine raideur, c’est peu dire, vis-à-vis de ceux qui n’ont pas la chance d’être en possession du précieux viatique de l’origine voulue.
« En ville, on nous appelle cancer », est-il incidemment rappelé. Cette parole assez dure, nous devons la méditer, mais ne savons qu’en faire. Un autre, au-delà de la fatigue, au-delà de l’attente, éprouve le besoin de remercier le pays qui l’emprisonne de ne pas le tuer. Tenir, attendre et ne pas mourir est l’unique horizon qui vaille. À Holot, on ne meurt pas. On dirait plutôt qu’on s’épuise dans le mauvais rêve d’un temps figé.
Un moment de flottement, c’est à noter, se devine aux deux tiers du film, comme si la vanité de l’entreprise épuisait les meilleures volontés. On les sent gagnés par la tentation de renoncer. Non, écoute, on doit continuer. Ce n’est pas la première fois que nous espérons, que nous désespérons.
« On doit continuer, mais écoute… vous êtes venus à quatre pour enseigner à trois personnes.
– On essaie de faire quelque chose avec vous, avec les gens de Holot. Mais il faut que vous le vouliez aussi. Si les gens de Holot ne le veulent pas, s’ils ne se sentent pas assez forts, ils ne viendront pas. Il faut peut-être faire autre chose qui leur donne envie de participer. Ou bien… je ne sais pas. Je suis un peu perdu. » Ce sont les mots d’Avi Mograbi. L’espoir était la fermeture de Holot par la Cour suprême. Holot ne ferme pas, mais la période de détention est limitée par une « nouvelle loi ».
On a le sentiment que l’arrivée miraculeuse, inexpliquée, de renforts de l’« autre côté » relance les dés. De jeunes Israéliens, des comédiens solidaires, intègrent l’atelier. Du sang neuf est injecté dans l’atelier moribond. Le feu reprend, qui menaçait de s’éteindre. La consigne, au commencement, est de trouver sa place entre les deux personnes que l’on connaît le moins, puis de se présenter, Nouraldine, Hassan, enchanté Shaharit, Shir, en se tenant les mains. Certes, ils sont de plain-pied, le temps de la séance. Mais certains sont en prison, d’autres non. Certains rentrent chez eux, d’autres non.
L’expérience, de première ou de seconde main, épouse évidemment la thématique des « infiltrés ». C’est-à-dire de ceux qui portent atteinte à l’intégrité d’un territoire, et dont le maintien « entre les frontières », de ce point de vue, se justifie logiquement. Question grave et qui porte loin. Soit un territoire, à qui revient le droit de l’occuper ? Une réponse était l’appartenance commune. Dans sa naïveté, parfois sa raideur, ou peut-être à cause d’elles, l’atelier nous instruit, nous aussi. Ce territoire interdit, indivisé, c’est l’autre nom d’un pays. Une portion de l’espace à définir négativement par le retranchement de ceux qu’on ne veut pas y voir. Ce qui se formule avec brutalité : est-ce qu’un État se soutient de la haine qu’il concentre à ses confins ? Horreur pure des métastases envahissant le corps sain, infiltrations malignes endiguées, neutralisées, jamais tout à fait. En clair, c’est mon pays si tu n’y pénètres pas. Et la terre sera mienne si tu ne la foules pas. La « crise des migrants » n’est pas qu’humanitaire. Elle attise un sentiment morne de l’entre-soi.
Le petit théâtre de Holot, c’est sa fonction, sa noblesse, réalise une sorte de fiction censée réduire les fractures entre les populations. Mais dans le peu de mètres carrés concédés par l’État, l’identité de chacun ne s’efface pas comme ça. Celui qui possède un passeport est-il en mesure d’incarner celui qui n’en a pas ? Tant que les Noirs jouent les réfugiés tout va bien. Mais l’Érythréen trahit la cause de l’Israélien qu’il doit interpréter.
« Non. J’ai essayé, mais je n’ai pas pu.
– Les faire entrer tous ?
– Oui.
– Je voulais leur faire une faveur. »
Son efficacité, lorsqu’il aura rejoint les forces de la répression, sera limitée. Il ira jusqu’à les secourir d’une bouteille d’eau. La bonne réponse était : « On a déjà cinquante mille réfugiés [infiltrés] dans ce pays, rentrez chez vous. »
Le Noir joue le Blanc, le Blanc joue le Noir. Atish n’est pas d’accord, c’est moins réaliste. Mais c’est bon de jouer le contraire, ça permet de voir l’ensemble. D’un autre côté, si des Érythréens sont joués par des Israéliens, d’autres Israéliens, parmi les spectateurs, peuvent se mettre dans la peau des réfugiés. Le but est de mettre les Israéliens à notre place. Se mettre dans la peau d’un autre, on peut essayer.
Dans les têtes, on passe les murs, on franchit les séparations, avec les limites on joue. On est secourable, assassin, on résiste, on fuit, on est mort, on se relève, on revit. Le théâtre de l’opprimé consiste à délimiter un espace de liberté. Mais ce territoire est une fiction, une œuvre éphémère, que le pouvoir tolère en marge de la rétention. Il est l’image inversée mais dérisoire de l’autre, en attendant qu’un droit d’accès leur soit accordé.
Dans le jeu de rôles enchevêtrés qu’ils ont inventés, l’essentiel est d’être ensemble. « C’est formidable. » Oui, si l’on arrive à se griser d’un certain sentiment de liberté dans un périmètre étroit d’espace et de temps. Mais la séance achevée, si les rôles étaient échangés dans la vie comme dans l’atelier, Avi devrait rejoindre Holot et patienter jusqu’à la semaine suivante. Awet, à l’instant, roulerait vers Tel Aviv. Mais cela ne se peut pas.
La thèse où se justifie l’entreprise est que justement l’expérience en fut faite au siècle dernier. Quand les hommes et les femmes, au gré d’une improvisation, sont séparés, les uns condamnés, les autres sauvées, le mot de « sélection » n’est-il pas prononcé ? Et si les sous-titres n’ont pas menti, si ce terme atroce est bien fidèle aux intentions de l’auteur, il est polémique, il est provocateur. Néanmoins, l’argumentation, la polémique, se place au niveau de l’analogie des situations. Le film se veut une mise en garde visant le pays dont il dénonce les pratiques, et dans les marges duquel il se tient. « En étrange pays dans mon pays lui-même », écrivait Aragon. Honte sur vous, qui faites un sort indigne à ceux-là qui sont des hommes comme nous. Ils ont un cœur, ils ont des sentiments, si on les pique, ils saignent comme nous. À cela l’État répondra : On le sait bien, mon ami, mais tes concitoyens ne sont pas dévorés par l’envie de les voir déferler sur Tel Aviv.
« Nos filles ne peuvent pas sortir le soir. Nos vieux ont peur. On les connaît, ils sont venus démolir les quartiers. » Cette impeccable réplique haineuse, c’est un homme noir qui l’imagine. « Les mots sont vrais, mais pas la couleur. » Il fait le geste de toucher la peau de son visage avec ses doigts.
« Oh, j’ai oublié de renouveler mon visa. […]
– C’est fini, tu es un clandestin. »
Plongée, vers la fin, dans un désert blanc, sans contours. Tu dois bosser, tu dois aller à Holot, tu n’as plus de papiers. L’atelier théâtre enfante une scène étrange, une séquence comme on en voit dans les films de cinéma.
« Nouraldine ? […]
– Tu es au courant de la grève, demain ?
– Oui. […] »
Son visage, maintenant, sort du blanc. Il parle en son nom, dans l’intériorité tiraillée, travaillée par le malaise d’avoir à choisir entre la nécessité de travailler pour vivre et celle de lutter pour faire valoir ses droits.
Gideon Saar, ministre israélien de l’Intérieur, a d’autres priorités. « [Il] s’est félicité que la nouvelle loi permette “d’éloigner les infiltrés des centres de nos villes”, ajoutant : “c’est notre responsabilité, pas celle des organisations de défense des droits de l’homme ou des tribunaux, de protéger nos frontières.” » (Le Monde, 11 décembre 2013). Chacun son métier, d’accord. Mais celui de vivre, il n’est pas permis de ne pas l’exercer.
-
Entre les frontières
2016 | 1h24
Réalisation : Avi Mograbi, avec la collaboration artistique de Chen Alon et Philippe Bellaïche
Production : Les Films d’ici, Avi Mograbi Production
Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 99, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0099, accès libre)