Michael Chanan, Michelle Gales
Sans aucun doute, les dernières avancées techniques apportées aux caméras vidéo et aux magnétoscopes sont impressionnantes. Avec l’usage de plus en plus fréquent de la vidéo dans des domaines hors télédiffusion, de grandes possibilités s’ouvrent pour la production de films de plus en plus libres et par un nombre grandissant de gens. De plus, des films produits au sein du mouvement social et aussi par des vidéo-artistes ont parfois trouvé leur place à la télévision, qui, à son tour, développe des programmes pour profiter des caractéristiques de ces nouveaux matériels: faible coût, qualité améliorée et facilité d’emploi.
Une certaine démocratisation de la télévision est perceptible avec le développement d’émissions comme Video Diaries, produit par le Community Programmes Unit de la BBC. Mais la plupart des programmes qui s’appuient sur ces techniques légères sont le résultat de l’obligation de remplir la grille avec quelque chose de neuf.
En même temps, l’expérience de l’usage de la vidéo reste frustrante. Les étudiants à l’école de cinéma où j’enseigne acceptent la vidéo comme un mal nécessaire, la plupart préféreraient travailler en film. Ceux qui ont dépassé ce stade sont confrontés à la multiplicité des formats et des standards. Néanmoins l’informatique et la numérisation permettent déjà de résoudre un certain nombre de ces problèmes et de disposer d’outils de production très performants à un coût réduit.
Il y a douze ans, j’ai fait deux long-métrages sur le cinéma de l’Amérique Latine commandités par Channel Four, à un coût de 150 000 livres. Jusqu’à trente personnes ont travaillé dans les différentes étapes de leur production. Les films ont été diffusés deux lundis de suite à 23 heures ; le public estimé était de cinq cent mille personnes. Les films sont diffusés en cassette VHS aux États-Unis et au Canada. Ils sont vus par peut-être mille personnes par an.
Il y a quelques semaines, j’ai été interviewé par un professeur d’université américaine qui m’a filmé avec une caméra hi8 pour un film qu’il réalise et produit au sujet d’un grand réalisateur cubain. Il montera le film lui-même, espère le montrer dans quelques festivals et le vendre à une centaine d’universités et de collèges en Amérique du Nord. Le coût est marginal en comparaison des deux documentaires que j’ai réalisés; pourtant, même s’il ne bénéficie pas du public initial d’une télédiffusion, il pourrait avoir la même durée de vie et le même public annuel.
Une de mes premières expériences de la vidéo a été une bande d’une demi-heure pour « Chile Solidarity ». Je me souviens qu’on s’était servi d’images tournées clandestinement au Chili pendant la répression et la grève générale. L’exemple a été répété de nombreuses fois ailleurs, notamment dans le Tiers Monde: quand un tournage en 16 mm attire trop l’attention ou devient impossible, la vidéo sauvegarde la possibilité d’avoir des images.
Blocage de la diffusion
Après l’introduction de la cassette U-matic en 1970 et le VHS à la fin de la même décennie, la vidéo s’est rapidement répandue et est devenue un mode mondial de communication. Mais y a-t-il une vie en dehors de la télévision pour la vidéo indépendante ? La réponse semble positive, à condition d’être cinéaste; les dilettantes ont peu de chance de continuer. C’est pourtant un paradoxe que les gens, même les cinéastes, aient peu de conscience de la quantité de vidéo indépendante véritablement produite, car la plus grande partie – comme l’iceberg proverbial – reste en dessous de la surface. Deux exemples me viennent à l’esprit, un magazine vidéo produit par un groupe d’artistes communautaires à Hammersmith près de Londres travaillant avec des enfants, et une autre vidéo faite par des prisonniers en collaboration avec la vidéo-artiste Deborah May. Ces vidéastes font des choses dont beaucoup d’entre nous ont rêvé à la fin des années soixante quand Sony a produit le premier « Portapak ». Cependant, le problème le plus important pour le vidéaste indépendant n’est pas la production, mais la distribution. Sans distribution organisée, l’œuvre n’est vue que dans des cercles intimes.
Ce problème est examiné dans un numéro récent de la revue américaine Socialist Review, à travers un ensemble d’entretiens publiés sous le titre « La télévision au travail, la vidéo syndicale dans les années 90 » (Vol. 23, n° 2, 1993). Selon Steffie Domike, une vidéaste indépendante de Pittsburgh dont la production comprend des documentaires sur les mouvements féministes et syndicaux, « si l’œuvre n’est pas structurée pour entrer dans une case de télédiffusion, il faudrait dépenser deux ou trois fois le coût de la production simplement pour que le film trouve un public ». Voilà pourquoi elle essaie de coopérer avec les stations locales de la télévision publique même si elles « ne sont pas bien organisées, ne font pas bien leur publicité, ne respectent pas leurs horaires annoncés et disposent d’équipements inadéquats ». Même si, en Europe, les télévisions publiques fonctionnent mieux qu’en Amérique, la question reste celle des coûts en termes de liberté et de spontanéité d’un travail fait en collaboration avec la télévision.
« La distribution », selon Steve Zeltzer du Labour Video Project de San Francisco, « est un des grands problèmes pour les producteurs de vidéos et de films liés au mouvement syndical, parce qu’il n’est guère rentable pour les sociétés de distribution capitaliste de prendre en charge ce type de film. Ces distributeurs ne fonctionnent pas comme des éditeurs de livres qui, selon une tradition bien établie, produisent une gamme étendue d’œuvres, et dont l’économie repose sur le fait que les succès compensent les échecs. Les sociétés de disques fonctionnent de la même manière, parce que le marché de la musique est comme le marché des livres – le goût du public est supposé être peu prévisible et souvent versatile. La politique des grands distributeurs de films, les “majors”, par contre, est de permettre aux indépendants de créer de nouveaux marchés, et ensuite de les racheter. En comparaison, la vidéo est totalement sous-développée, et pas seulement dans des pays pauvres. La fonction de la distribution se calque sur le modèle du cinéma; il y a peu de distributeurs indépendants, et aucun éditeur de vidéos à proprement parler. Le résultat est une gamme très étroite de titres disponibles à la vente ou à la location – beaucoup plus étroite que la gamme des émissions de la télévision (toutes chaînes confondues). »
Il semble clair pourtant que le marché de la vidéo ne fonctionne pas de la même manière d’un pays à l’autre. Aux États-Unis, un grand nombre de films d’Amérique latine circulent en cassettes et en disques laser; en Espagne, où le cinéma d’Amérique latine marche franchement bien dans les salles, les cassettes n’existent pratiquement pas. En Grande-Bretagne, les statistiques révèlent le fait plutôt étonnant que 70% des ventes vidéo sont des films de « non fiction ». Même si la majorité de ces ventes est constituée de films animaliers, vidéos pour enfants, sport etc., il semblerait qu’il y ait une demande assez forte pour justifier de petites initiatives en direction de ce qu’on appelle aujourd’hui des « créneaux spécialisés » du marché.
Le problème est lié à la position même dans laquelle la vidéo place le spectateur. La vidéo semble une extension de la télévision plutôt que du cinéma en salle. Ceci veut dire, en partie, une expérience individuelle plutôt que collective. Il paraît que la télévision n’est vue en groupe que dans les pays pauvres, parmi les classes populaires ou à l’école. Les projections collectives sont devenues plus courantes avec l’arrivée des vidéo-projecteurs mais sont encore limitées à des situations particulières – formations, conférences, festivals, ou théâtres spécialisés. Cela a des conséquences importantes pour la vidéo en tant qu’outil associatif et pour une utilisation alternative d’un média où pourraient travailler des indépendants. Si le téléspectateur – un spectateur habitué à l’atomisation et à un manque de concentration – n’est pas réceptif à des modes collectifs de pensée ou de visionnage, l’idée même d’une vidéo sociale devient problématique.
Mais ces conditions ne sont pas universelles et il existe des exemples importants d’un usage alternatif de la vidéo, comme le mouvement de vidéo communautaire parmi les indigènes du Brésil. L’ironie de la situation est éclatante: les pays qui souffrent de toutes sortes de pénuries donnent à leur usage de la technologie avancée une urgence politique qui manque dans les pays riches, où ces technologies ont été développées, et où l’on souffre – comme le revers de la médaille – de la même mauvaise répartition des richesses.
L’histoire même des médias
Les lois de la production capitaliste poussent les fabricants à mettre sur le marché non seulement des produits de consommation, mais aussi des moyens de production. Ceci n’est pas sans risque pour eux. Le matériel 16 mm des années trente, par exemple, était considéré comme amateur, de qualité inadéquate et était séparé des outils de production de l’industrie cinématographique. Il a néanmoins permis la production de formes alternatives de film, en particulier dans le documentaire et le film ouvrier. Avec la vidéo, quelque chose de semblable est possible et même sur une plus grande échelle, allant des essais expérimentaux de vidéo-artistes américains ou européens aux films produits par des groupes anonymes dans des pays soumis à la répression d’une dictature. De plus, par la multiplication des moyens de reproduction, le mécanisme du marché a créé les conditions de possibilité d’une circulation plus libre de produits culturels. Mais que cette circulation ait lieu dans les faits exige l’association d’une volonté à une énergie permettant de surmonter la passivité des habitudes de consommation actuelles. Autrement dit, une attaque frontale contre la culture commerciale des formes audiovisuelles.
Dans cette nouvelle phase culturelle du postmodernisme, les techniques de reproduction semblent sur le point de devenir des agents parallèles de production culturelle, et risquent d’alimenter une nouvelle potentialité de création. Et parce que cela implique une plus grande technicité de la communication, ce potentiel a comme résultat inévitable d’élargir l’attaque sur les normes traditionnelles. Contre cette éventualité se dresse un important appareil de contrôle social et de conformisme, une sphère publique soumise à la logique des marchandises, telle qu’analysée par Jürgen Habermas.
Tout laisse penser que sans l’effort d’un contrôle idéologique, les nouveaux médias pourraient toujours se révéler d’un caractère différent, et que la même lutte se reproduit avec chaque nouveau média, chaque nouveau format de production culturelle. Hans Magnus Enzensberger a cité l’exemple des photocopieurs en Union Soviétique, ou plutôt de leur absence. La bureaucratie soviétique, écrit-il dans les années 70, doit renoncer à cet appareil élémentaire d’organisation du travail, parce que cet instrument permet à chacun de devenir imprimeur. Le risque politique, la possibilité d’une fuite dans le réseau d’information, n’est pensable qu’aux plus hauts niveaux de l’échelon. Le risque d’usages non autorisés est inhérent dans chaque progrès technologique des médias, parce que dans le processus d’augmentation du volume et de la circulation de la production culturelle, il crée la possibilité de faire entendre un plus grand nombre de voix. Pour Enzensberger, ce danger est inhérent à la technologie et partout, pas seulement sous des régimes totalitaires, les médias sont contraints par des mesures économiques et administratives. Brecht allait dans ce sens à propos de la radio quand il a mis en question son organisation hiérarchique de transmission de l’émetteur vers l’auditeur, de l’un vers le multiple, du centre vers la périphérie, alors que la technologie de la radio permettait parfaitement la communication dans les deux sens. Ce qui est arrivé avec la radio s’est produit aussi avec le phonographe. La réception est séparée de la diffusion, de même que l’écoute l’est de l’enregistrement.
La vidéo, qui est capable d’enregistrer et de lire des signaux et des messages provenant de tous les autres médias, crée la possibilité d’une circulation pluraliste de la parole publique, en dehors des télédiffuseurs, et du genre dont Brecht a rêvé pour la radio, et même une transformation de la sphère publique. Il s’agit là d’une perspective utopique.
Le fait que cette transformation ait lieu au milieu d’une multitude de messages médiatiques superflus qui submergent sa voix dans la cohue générale ne doit pas nous empêcher de la poursuivre. Si nous parlons réellement d’un mode nouveau de communication, alors nous devons nous attendre à ce qu’il fonctionne d’une manière différente. Aucun énoncé particulier n’atteindra les publics considérables mesurés par l’audimat. Mais une parole authentique s’insérera dans le discours et la conscience publics, et sera diffusée par les procédés de multiplication, de duplication et de dialogue. Non seulement le taux d’écoute n’est pas important, mais le concept de spectateur est écarté tandis que des vidéos créent des conversations entre des groupes différents de gens. Si cette perspective, comme disait Brecht à propos de la radio, est utopique, alors il faudrait nous poser la question: pourquoi est-elle utopique ?
Michael Chanan, traduit par Michelle Gales
Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 173, 3e trimestre 1994)