Les usages spéciaux
Jacopo Rasmi
Contre le « réel » des fictions migratoires
Consacré à un phénomène capital de la vie politique contemporaine, le cinéma « migratoire » constitue aujourd’hui un des créneaux les plus productifs de la création documentaire. L’urgence de ces films correspond à celle de l’élaboration d’un « récit documentaire » contre les processus de « fictionnalisation » dont font actuellement l’objet les vivants impliqués dans les « migrations ». Chacun peut en faire rapidement le constat : les protagonistes de ces phénomènes se retrouvent souvent dépouillés de leur forme, de leur apparence, par une prolifération d’images et d’identités produites par la machine médiatico-politique. Tant les imaginaires médiatiques (par exemple, la crainte des migrants « terroristes ») que les dispositifs légaux et institutionnels (comme l’institution du statut de « demandeur d’asile ») contribuent à tisser la nappe « fictionnalisante » qui enveloppe ces situations et leurs protagonistes. C’est ainsi que sont alimentées au quotidien autant la production de « mythes impersonnels » qui circulent dans les représentations communes (sous la forme de captieux préjugés), que celle des « fictions personnelles » (par des subjectivations). Les réflexions deleuziennes à propos d’auteurs comme Perrault ou Rouch ne cessent d’être actuelles. Elles se trouvent mises à jour via ces médiations vicieuses engendrant aussi bien des clichés qui prédéterminent notre rencontre sensible avec certains vivants (en déplacement), que des identités dans lesquelles ces vivants, eux-mêmes, se casent (plus ou moins consciemment). Comment déjouer ce double enlisement « fictionnel » et libérer la capacité créative, fabulatrice, le potentiel de création d’un récit propre à chacun et au collectif. Les phénomènes « migratoires », aujourd’hui, ne se manifestent pas seulement en tant que problèmes de gestion gouvernementale (financière, policière ou d’assistance), mais ils questionnent aussi (et peut-être surtout) les configurations et les principes de nos environnements médiaux. C’est-à-dire, ils nous imposent un état des lieux sur les conditions d’existence et de soutenabilité de notre « médiarchie ». La résistance menée par le cinéma documentaire contre la « fictionnalisation migratoire » ne représente qu’un cas particulier d’un plus ample conflit où notre commune puissance médiale et formelle est en jeu.
Sans aucune prétention d’épuisement, nous pouvons citer quelques exemples variés et remarquables de ce travail autour des protagonistes des « exodes » contemporains (émigrés, émigrants, autochtones tenaillés par un désir de déplacement…) : Gladeema (2016) de Djamila Daddi-Addoun et Fabien Fischer, Dans ma tête un rond-point (2016) de Hassen Ferahni, Les Sauteurs (2016) d’Estephan Wagner, Moritz Siebert et Abou Bakar Sidibé, The Interpreter de Maria Iorio et Raphaël Cuomo, La Nuit et l’Enfant (2015) de David Yon, ou encore Brûle la mer (2014) de Maki Berchache et Nathalie Nambot (cf. dans ce numéro de la Revue). Parlons d’exode, plutôt que de migration pour nous soustraire au lexique médiatico-gestionnaire et nous installer d’emblée dans une notion plus ample et inactuelle (à la racine juive). Elle nous permettra de saisir des mouvements de fuite qui excèdent les simples trajets de déplacements spatiaux (l’exode autant géopolitique qu’identitaire, linguistique, imaginatif…) et la stricte actualité « migratoire » jusqu’à nous atteindre comme une permanence. Par ce type de gestes cinématographiques il ne s’agit ni de mener un enregistrement hâtif d’un phénomène migratoire (les « faits » des news), ni d’en inventer une représentation (comme, par exemple, dans certaines des histoires très réussies d’Aki Kaurismaki). Ces opérations cinématographiques documentent plutôt une vie en train de déployer sa forme par un acte de fabulation et de manifestation visuelle qui échappe alors à l’étiquette du « migrant » – où restent piégés autant les organes étatiques et les partis dirigeants que des associations solidaires, jusqu’aux personnes se déplaçant elles-mêmes. Des vies (épaisses, denses, entières) sont accompagnées dans des bouts de leur déroulement (tantôt très brefs, tantôt plus longs) par ces films où il est question autant d’accueillir des formes autonomes que de fabriquer activement un espace d’imagination et d’ajustement de ces mêmes formes.
Les producteurs et les cinéastes y prennent ainsi des risques, ceux d’un partage de la construction des récits filmiques. L’inclusion des protagonistes filmés dans la création (aussi bien dans l’écriture que dans l’image) est tellement intime que lors des crédits ceux-ci se retrouvent, tout d’un coup, du côté imprévu des auteurs : en tant que réalisateurs, comme Abou dans Les Sauteurs, ou scénaristes, comme Lamine dans La Nuit et l’Enfant. Comme nous l’a appris depuis longtemps le travail avec les immigrés cap-verdiens de Pedro Costa, il est moins question de cautionner par l’enregistrement des vécus où des vies seraient capturées dans leur nudité, mais plutôt d’inventer avec ces vies des formes où elles (avec leur histoire, bien sûr) sont mobilisées et emportées par des devenirs nouveaux. Par des exodes, au sens le plus émancipateur du terme. « Car si l’intention documentaire est justement de faire comparaître les formes de la vie, alors il n’y a pas de paradoxe, pas de contestation réciproque entre engagement du style et l’intention documentaire. » Nous ne testons pas l’hypothèse avancée par la Revue, « le film comme forme de vie », sur ces productions « migratoires » juste à cause de la pertinence actuelle du sujet, ni à cause de l’ampleur de ce sous-genre dans le documentaire contemporain. Nous faisons ce choix surtout en nous rappelant que la pensée qui a le plus contribué à l’introduction de la notion de « forme-de-vie » dans le débat contemporain, celle d’Agamben, nous a signalé la figure du réfugié et l’espace du camp comme les contextes prioritaires où la bataille pour que les vies reconquièrent leur intime puissance formelle est à mener sans hésitation. Dès lors que le travail cinématographique a démontré sa contribution à cette lutte nécessaire et délicate, nous pourrons certainement sceller la jonction hypothétique entre film et forme-de-vie.
Formes de la « vie de château »
Dans cette trajectoire d’analyse, nous croisons le travail emblématique de Frédérique Devillez au Petit Château, un centre pour demandeurs d’asile bruxellois : La Vie de château (2007). Comment présenter des formes-de-vie au cœur même d’un camp, à savoir le dispositif où, selon Giorgio Agamben, s’opère de la manière la plus évidente la réduction à la vie nue, sans forme ? En revenant sur un entretien où la réalisatrice discute de l’expérience créative, cette question se confirme par la reformulation suivante : comment faire un documentaire pour contrecarrer les fictions qui circulent dans un tel lieu en figeant les vivants qui l’habitent ? Accompagnée par une maxime de Robert Kramer (« La réalité n’est qu’une fiction du pouvoir »), Frédérique Devillez doit faire le constat de l’envoûtement fictionnel du « réfugié » qui domine le Petit Château en parasitant les discours et les images qu’il dégage. Elle ne souhaite point faire un film sur la fiction « migratoire » : ni du côté de la violence du dispositif institutionnel, ni de celui du misérabilisme de la charité, ni non plus du côté des récits de vie préformatés par les attentes protocolaires de la demande d’asile. C’est-à-dire les seuls témoignages que les habitants du centre (captifs de la machine de « réfugisation ») semblent pouvoir adresser à la cinéaste :
Les gens qui habitent dans ce lieu sont des demandeurs d’asile, ils passent souvent des interviews. La plupart du temps, ils répètent leur propre rôle, pour prouver qu’ils ont vécu des choses très dures, pour pouvoir bénéficier du statut de réfugié. Il y avait donc peu de chances qu’ils me racontent autre chose.
Il faudra donc ruser pour ajouter de l’ « imaginaire » dans le « testimonial ». Afin de se débarrasser des stéréotypes qui circulent dans la société autour des sujets « migrants », l’écriture documentaire s’efforce d’abord de défaire les filets fictionnels par lesquels ces mêmes sujets se font – plus ou moins consciemment – complices des clichés hégémoniques. Dans Jaurès (2012), son quasi-film sur les migrants, la voix de Vincent Dieutre nous rappelait, d’ailleurs, qu’au Canada des scénaristes bénévoles écrivent pour les « migrants » des vies romancées afin de satisfaire les critères administratifs octroyant les permis de séjour. Profitant des suggestions fabuleuses de l’architecture, le projet du film de Frédérique Devillez évoluera vers une mise en scène affichée où les gens du Petit Château ébauchent des personnages narratifs, dans une série de tableaux filmiques… Tout un décalage parodique et politique est prêt à se produire.
Dès la traversée onirique du château par un cortège princier ouvrant le film, La Vie de château nous plonge dans un imaginaire fabuleux qui déjoue toute nudité du reportage direct. Dans ce cadre imaginaire (peuplé d’intrigues amoureuses, de rois, de pitres chanteurs), les habitants, libérés du rôle écrasant du réfugié, s’emparent de l’image et de la parole. Les biographies des « réfugiés » se laissent apercevoir de biais : leurs témoignages et leurs revendications se brodent dans la trame du jeu de la « vie de château ». La nudité de ces vies se pare de formes. Le travail filmique, comme le décrit si bien Marielle Macé, « ne prend pas pour objets des vies, mais des formes de vie » et s’intéresse donc aux « formes qui traversent ces vies réelles ». Ce qui devient ici crucial, ce n’est pas tant l’interprétation passagère des saynètes par les protagonistes du centre, mais plutôt l’expérience d’un plus fondamental être-masque, être-apparence, être-spécial, où est révoqué le principe même de l’identité psychologique et biographique imposé par les institutions dominantes. Ce qui est important, au fond, n’est pas le rôle interprété par un individu « migrant », mais le point où s’interrompt l’articulation identitaire univoque entre un vivant et un personnage (une forme). Dans une telle condition « tierce » où il n’y a plus de disjonction entre l’individu « migrant » et le rôle fantastique, le dispositif d’identification institutionnel est désactivé et rendu à une pluralité d’usages immanents : une multitude de je(ux). L’Histoire se diffracte en une pluralité d’histoires parallèles.
Un personnage prend la parole pour imaginer un château sans ces chiffres d’identification qui marquent chaque chambre se gravant sur son habitant, comme dans tout camp : c’est là où il voudrait vivre. Il ne se rend pas compte, peut-être, que dans l’expérience profane du jeu à laquelle il est en train de s’adonner, ces mêmes chiffres sont déjà en train de s’estomper : ici perce une conscience de la légèreté inessentielle du sujet personnel qui ne serait qu’un masque, un mode, un « comment » dépourvu de tout destin et de toute faute. Peut-être qu’il ne faut pas tellement se soucier d’assurer à ces gens-là une stabilité, une identité, un séjour, pour en achever l’errance : c’est un souci de gouvernement (policier), qui produit des papiers, des tribunaux, des empreintes ou, inversement, des expulsions militaires… Peut-être qu’il faudrait davantage se préoccuper de préserver leur puissance d’exode (et, au passage, de l’apprendre nous, les sédentaires) et la prolonger, comme le fait Devillez, en encourageant des nouveaux mouvements formels. Que ces vies en déplacement ne s’ensablent pas dans la certitude insidieuse d’un statut de « réfugié » que les institutions dominantes (de bonne ou mauvaise foi) leur offrent. N’oublions pas une certaine sagesse « comique » (selon les catégories de Giorgio Agamben) qui rend à chaque vie la faculté de s’inventer et de porter des apparences en fuyant la condamnation de celles attribuées ou soustraites : elle oppose une mobilité inessentielle à l’individualité « tragique », rivée à une cohérence fatale et substantielle. Il faut continuer à passer, comme l’a écrit Didi-Huberman. Là, dans cette sagesse, demeure la possibilité de commencer à vivre une vie librement, d’en faire un usage, sans se laisser assigner aux papiers ni à leur manque, par une logique gouvernementale. Là, le camp, détourné ainsi en set cinématographique et scène performative, peut se transformer en un champ d’intensité empirique où les vies se soustraient à la prise des formes assignées et/ou ôtées par les dispositifs et se retrouvent dans une nouvelle intimité avec leur propre forme et son usage.
Mais qu’est-ce qu’une « forme-de-vie » ?
Ce n’est aucunement un hasard si certaines formules théoriques de l’œuvre de Giorgio Agamben (usages, vie nue, profanation…) ont scandé à plusieurs reprises nos premières réflexions. Parmi les différentes théories qui ont formulé la notion de forme-façon-mode de vie (Étienne Souriau, Bruno Latour, Ludwig Wittgenstein, Marielle Macé…), nous avons choisi de privilégier celle développée par le philosophe italien. Sans doute une des plus engagées et tranchantes. Voici notre pari : d’abord, que les recherches agambeniennes nous aident à décrire les enjeux de ces cinémas « migratoires » qui ont initialement retenu notre intérêt et, plus précisément, du film La Vie de château. Et, ensuite, qu’elles nous fournissent des termes efficaces pour saisir de manière plus générale la substance politique de l’engagement documentaire. C’est-à-dire, d’un engagement très contemporain qui, au-delà ou en deçà de toute démarche explicitement « militante », considère la pratique filmique comme un site d’élaboration et de manifestation de « formes-de-vie ». Le « petit éloge » que Marielle Macé consacre au documentaire résume parfaitement à cette perspective :
C’est parce qu’il est en quelque sorte la conscience esthétique de ce maniérisme infini du vivre que le documentaire rencontre et éclaire notre interrogation sur ce qu’il en est justement de nos formes de vie, de notre « comment » (comment vivre ? comment vivre ensemble ? faut-il vivre autrement ? et ailleurs, comment vit-on ? et pourrait-on aussi vivre comme ça ?) La question politique se formule précisément aujourd’hui comme une incertitude quant aux formes de vie, dans le désir non pas exactement d’une autre vie, mais de beaucoup d’autres façons de vivre, c’est-à-dire de valeurs du vivre… qu’il faut imaginer, et qui, souvent, se trouvent exister quelque part.
Mais qu’est-ce qu’une « forme-de-vie », selon Agamben ? Afin de juger du lien entre film (documentaire) et « forme-de-vie », il nous semble nécessaire d’esquisser le profil conceptuel de cette notion (dans sa version cousue par des tirets) profondément ancrée dans les travaux du philosophe italien.
Un réseau touffu de dispositifs assignant des formes à des vies nues (simples existences, non qualifiées) trame l’univers social en y articulant le pouvoir. C’est la célèbre analyse de Giorgio Agamben qui rend visibles des processus – aussi collectifs qu’individuels – où le vivant est capturé dans des formes « gouvernables » : des cadres légaux, des droits de citoyenneté, des genres (mais aussi des gestes routiniers : du portable jusqu’à la cigarette). Pour ce faire, un tel mécanisme doit présupposer l’exclusion préalable de toute forme de l’ensemble des vivants, postulant des vies biologiques dépouillées de tout attribut formel – et, bien sûr, il doit être en mesure d’activer cette exclusion dès que nécessaire : les états d’urgence nous le rappellent sans arrêt. Depuis une vingtaine d’années au moins, le philosophe italien s’est attelé à une réflexion archéologique (rassemblée dans la série Homo sacer), autour des machines de pouvoir occidentales, qui se résume dans l’identification d’une « exclusion inclusive » située à la source de chaque communauté politique. La vérité de toute forme attribuée (temporairement), comme celle du citoyen national, se dévoile dans son ombre informe et refoulée (où le pouvoir, dont sa forme est dépendante, peut toujours le repousser). Dans le cas du citoyen (le sujet « souverain », par excellence) cette ombre a le visage de l’apatride ou du réfugié, marqué par une suspension de forme politique qui fait écho à celle de nombreuses autres vies (zoé) soustraites à la forme (bios), comme le juif, le musulman, l’homosexuel… Le lieu où s’achève cette soustraction violente de la forme politique, cette assignation à une pure présence biologique sujette au contrôle total est, selon Agamben, le camp — entre les nazis et les centres migratoires contemporains, on n’a jamais arrêté de produire des camps où la norme inclusive trouve sa confirmation dans l’exercice d’une exclusion expulsive.
Au fur et à mesure qu’Agamben s’aventure dans les sombres plis des dispositifs gouvernementaux, il se doit de contrebalancer sa pars destruens par la riposte d’une pars costruens qu’il appellera « forme-de-vie ». Cette notion – dont la place est devenue de plus en plus centrale (quoique parfois opaque) dans sa pensée – se présente, en effet, comme un contrepoint à la scission ubiquitaire entre vie nue et forme. En conduisant cette séparation à son point d’indistinction et de chute, une « forme-de-vie » serait le tertium (ni bios, ni zoé) où une vie « irreprésentable » ne cesse pas de surgir de sa forme et où une forme ne se constitue qu’en vivant. Cette vie parcourue par une création « inappropriable » de forme se dérobe à la logique gouvernementale (en la destituant) qui ne peut fonctionner qu’en arrachant aux vies leur puissance formelle. Le philosophe appelle « sacrée » cette appropriation qui isole et contrôle un élément faisant autrement l’objet d’un usage libre et commun. L’usage, ici, représente la condition qualifiant la « forme-de-vie ». Chez Agamben, ce qui déploie la relation entre vie et forme ne correspond pas au principe universel et supérieur de la règle, mais plutôt au geste immanent et contingent d’un usage : un usage de la langue, un usage du corps, un usage de l’image, un usage de la pensée… Un usage (particulier, contingent) de l’élément commun (corps, langue, paysage) où cet élément inappropriable se prête à un trajet de singularisation. Si la règle constitue la distinction entre une forme et des vies, l’usage la dissout par cette indétermination que nous appelons « forme-de-vie ». Le libre usage est toujours un usage quelconque, expérimental et impropre dans lequel l’accord entre forme et vie donne lieu à une prolifération de singularités anarchiques.
Manières d’être et usages spéciaux
Si, selon le paradigme de l’usage, une vie coïncide avec sa forme (ou bien sa formation, incessante), alors il faut renoncer à la distinction entre des substances et leurs attributs (des modes contingents) : telle est la réflexion qui conduit Agamben à revendiquer une « ontologie modale » au nom d’une substance vivante qui est intégralement sa forme, sa manière. La catégorie logique des manières ne se donne plus comme une qualité transcendante (selon le schéma d’une forme permanente et abstraite, remontant à l’étymologie latine : « manere »), mais plutôt comme une production intime, vitale et continue où être et manière ne connaissent aucune disjonction (ici, l’étymologie nous indiquerait l’émanation de « manare »). L’être modal représente l’énonciation de la « singularité quelconque » (quodlibet) où Agamben tente de reformuler les termes de ce qu’on nomme une « éthique ». Rappelant la proximité lexicale avec l’habit et l’habitude (ethos, en grec), il nous suggère que l’éthique désigne la faculté de faire un « usage de soi » libre et ininterrompu, à savoir de déployer et « porter » une certaine manière en vivant. La question éthique, au demeurant, semble ne pas se poser selon le paradigme de « bonnes » ou « mauvaises » manières, mais plutôt selon celui des manières tout court. Imaginé à l’aube du monde post-historique suivant la chute soviétique, l’horizon politique de la « communauté qui vient » se dessine le long d’un parcours (ontologique) qui défend et nourrit la puissance modale de chacun, sa légèreté de n’être que sa manière singulière et mobile – sans identification absolue.
Chez Agamben, cette inessentialitémodale désigne donc une stratégie de fuite – peut-être « ascétique » – à la prise des dispositifs gouvernementaux et à leurs appartenances, octroyées ou retirées. Il n’est pas possible d’en saisir les enjeux sans la relier à une réflexion médiale et esthétique. À ce propos, il est intéressant de se souvenir que le maniérisme des « formes-de-vie » a trouvé une conjugaison dans le concept agambenien d’« être spécial ». La « spécialité » de ces êtres se réfère à leur puissance toujours singulière et imprévisible d’apparence et de création qui n’est pas exceptionnelle, mais commune. Chacun est « spécial » (singulier, extraordinaire) car sa vie est traversée par une plasticité formelle qui rassemble acte et puissance dans la continuité du geste vivant. Agamben articule la notion de « spécial » à partir d’un bouquet de racines étymologiques latines (specimen, speculum, spectaculum, species…) concernant le milieu de la communication et de l’apparence. L’être serait inessentiel car il ne se donnerait que par son image (species/eidos) : il surgit de la manière de sa manifestation. Être spécial signifie, donc, être donné dans un état de ce que Agamben appelle « communicabilité », à savoir dans l’exercice incessant de sa manifestation (formelle) où chaque vie se joue déjà toujours. Si nous ne sommes au fond qu’une image volatile, si nous ne sommes que son milieu insaisissable (entre le sujet et le monde, sans appartenir ni à l’un ni à l’autre), notre être n’offre plus aucun support à la prise des machines de définition et de gouvernement.
Or, le fait même de reconnaître et d’exercer (sans se l’approprier) cette puissance formelle par l’exercice vivant peut se définir comme un « usage spécial », selon une crase (le mot existe et est utilisé ici de manière imagée : une coagulation), de deux concepts agambeniens évoqués. Tout usage de soi, en tant que déploiement de son être modal, est spécial et la « forme-de-vie » ne peut être conçue que par un tel « usage spécial ». Ainsi les vivants rapatrient dans leur propre mouvement vital et singulier (conatus) l’exercice formel, se dérobant à l’action des dispositifs qui en gouvernent et figent les modes de vie pour le meilleur comme (surtout) pour le pire. Ces dernières réflexions qui relient de façon performative la question politique de la « forme-de-vie » à celle esthétique nous laissent donc entrapercevoir la relation foncière que la théorie politique agambenienne renoue, entre autres, avec les pratiques documentaires. Il s’agira d’éclairer cette proximité en revenant sur nos cinémas « migratoires » par un détour à travers la pensée media-archéologique d’Yves Citton.
Un tiret contre-fictionnel entre forme et vie
La pensée du théoricien des médias, Yves Citton, est sans doute une des réflexions les plus lucides et transparentes sur les questions reliant aujourd’hui les formes politiques et le domaine de la communication. Autour d’une riche argumentation à propos du terme « médiarchie », Citton a dernièrement construit une pensée des questions de « médialité » qui peut résonner avec l’analyse d’Agamben. Il n’est probablement pas négligeable que le texte le plus concis et complet d’Agamben sur la « forme-de-vie » ait été publié en ouverture d’un recueil consacré à l’ami Debord, cinéaste et critique de la société spectaculaire. « Forme-de-vie » est en effet le titre de l’écrit qui inaugure Moyens sans fins, suivant l’austère dédicace « Guy Debord, in memoriam ». En parcourant ces « notes sur la politique », le lecteur se rend certainement compte que la question des dispositifs gouvernementaux séparant vie et forme sur un plan juridico-légal doit être reliée aux processus de gestion de l’apparence et du langage classés sous le terme « spectacle » par le penseur situationniste. Le spectacle et les pratiques de gouvernement impliqueraient, en effet, deux opérations jumelles où les vivants sont expropriés de leur forme. En proposant d’appeler le premier « gloire » et le deuxième « oikonomia » selon une généalogie théologico-ontologique, Agamben s’efforce de démontrer comment – du point de vue qui le préoccupe : le problème d’une séparation entre zoé et bios – une énigmatique bien qu’évidente connexion relie l’économie gouvernementale et la communication spectaculaire. Leur point de jonction se situe dans une même opération d’appropriation du désœuvrement singulier et puissant des vies (leur être spécial). Cette pensée émerge notamment au cours de son texte Le Règne et la Gloire. C’est lors d’un commentaire sur « le cinéma de Guy Debord », d’ailleurs, qu’Agamben adressera une forte critique aux médias : « Les médias nous donnent toujours le fait, ce qui a été, sans possibilité, sans sa puissance. » Ce qu’il leur oppose en tant qu’« organe de modalisation du réel » sera le cinéma, devenu ainsi le saint protecteur de la puissance des vies.
Il n’est pas possible de saisir le mandat politique du cinéma documentaire contemporain sans inscrire cette forme audiovisuelle dans un complexe système sociotechnique aux dangers politiques non négligeables. Une des tendances de ce système – où l’enregistrement, le traitement et la diffusion d’informations sont à la fois de plus en plus denses et de plus en plus concentrés dans des processus soustraits à la portée commune – consisterait en des tendances insidieuses qu’on pourrait appeler avec Citton « fictionnalisation ». Cette « fictionnalisation » s’agence au cours des dynamiques centralisées de création, programmation et diffusion de discours et d’images souvent proches des intérêts dominants. Elles occasionnent un empêchement double et convergent : de son propre devenir formel et de la perception des multiples formes environnantes. Une telle situation appelle à une série variée d’expériences « contre-fictionnelles » (ou « médianarchistes ») dont le but serait de « transformer la réalité actuelle dans un projet de lutte contre la reproduction d’un donné perçu comme mutilant ». Leur but réside donc dans la réactivation des énergies formelles, et de leurs possibles, dont sont chargés le réel et les vies qui l’habitent. La notion de « forme-de-vie » peut s’allier aux « contre-fictions » au nom d’une même recherche de lignes de fuite au parasitisme fictionnel, qui libère l’exercice de nos usages spéciaux et nous (re)constitue dans une conjonction de forme et de vie. Les « contre-fictions » cittoniennes donnent lieu à des conditions où la spécialité, autrement dit la médialité, redevient un lieu d’expérience (experimentum linguae). Ici, la singularité quelconque de chaque vie est à l’œuvre.
En détaillant un catalogue provisoire des pratiques contre-fictionnelles où notre « société du spectacle » travaille d’ores et déjà à une transition vers une « communauté des formes-de-vie », Citton a conféré une place privilégiée à ce secteur mineur de la médiation audiovisuelle que sont les créations documentaires. Il faut « documenter les contre-fictions », dit-il. Et au fond on ne « documente » que des expériences contre-fictionnelles : « On témoigne d’événements, de faits, d’histoires, mais on documente des formes de vie. » Dans ce cadre, la vieille distinction documentaire/fiction, que nombre de cinéastes s’évertuent à critiquer dans leur propos, gagne une nouvelle pertinence et lisibilité. Ici, la « fiction » devient moins un genre critique ou une catégorie journalistique, qu’un état onto-politique d’agencement du sensible visant à ôter et figer la qualité formelle des existences. L’opposition du documentaire à celle-ci se configure donc moins comme l’enregistrement de faits nus que comme l’accueil et l’appareillage d’une pluralité de formes vivantes qui destituent et altèrent l’agencement « fictionnel ».
Clandestinités de la contre-fiction documentaire
Parmi les pratiques contre-fictionnelles, celle du documentaire serait vouée pour Citton à « nous faire “découvrir” ce que nous vivons sans le voir, l’entendre ou le savoir ». La matière primaire de l’opération documentaire devient donc un élément inaperçu, à entendre moins comme une occasion de constat que comme un champ potentiel de création. Le documentaire relève et déplie un élément « clandestin » : pour l’affirmer, Citton fait appel à plusieurs théoriciens (de Krakauer à Kittler et Huyghe) qui pensent cette capacité surtout à partir de l’objectivité mécanique du cinéma. Si le cinéma assure une exploration singulière de ce qui demeure clandestinement en dehors du perçu, menace de l’ordre constitué, c’est qu’il enregistre le réel par une prestation photochimique qui échappe (au moins en partie) aux dispositifs subjectifs de maîtrise du réel. Cette (im)propriété du « médium optique » cinématographique consiste à documenter la manifestation d’une « matérialité impensable », qui assouplit et désagrège les schémas rigidement donnés, les « idéologies ». Elle nous assigne donc à un désœuvrement qui acquiert plus la consistance émancipatrice d’un « pouvoir-ne-pas » agambenien que celle impuissante d’un « ne-pas-pouvoir ». C’est dans un tel sens que se dessine toute une vaste éthique contre-fictionnelle du mécanisme documentaire. Peut-être par des exercices similaires de désœuvrement, pouvons-nous entrer véritablement en contact avec le registre politique ultime de la « forme-de-vie », dont Agamben affirme la « clandestinité » pour décrire sa dimension intime et fuyante et, en même temps, son décisif potentiel subversif.
Au moins depuis les intuitions de Benjamin autour des images photographiques, nous avons appris à appréhender les empreintes (argentiques) du réel comme le site indiciaire où on porte attention à l’émergence du clandestin. « Et tout le monde connaît une anecdote au moins » – nous indiquait Jean Epstein – « de ces acteurs qui pleurent en se voyant pour la première fois à l’écran ; ils se croyaient autres ». Le cinéma explore l’altération du réel par l’enregistrement d’éléments insoupçonnés dont il est possible de donner de nombreuses définitions : « impensable » (Kittler), « impondérable » (Epstein), « inconscient » (Benjamin). Dans cette part clandestine (un écart à percevoir et poursuivre, plus qu’à créer) l’activité cinématographique défait la trame donnée du monde et entame une prestation contre-fictionnelle. Cette prestation est assurée par le documentaire car il se soucie moins de façonner le réel par des inventions narratives, que d’exposer, d’alimenter et d’accompagner le mouvement (ingouvernable) qui émane de son intérieur. Ce mouvement émanant est aussi et surtout celui des multiples formes vivantes qui l’animent. La part clandestine du réel désigne cette puissance des « formes-de-vie » (aussi humaines que non humaines) qui déchiquette patiemment et inexorablement toute nappe fictionnelle homogène.
Si nous revenons à notre filmographie migratoire de départ, nous nous rendons compte qu’en milieu documentaire il est souvent question d’ouvrir des chantiers cinématographiques dans des contextes de clandestinités littérales et opérationnelles, d’un point de vue social et juridique. Des banlieues, des hôpitaux psychiatriques, des camps d’identification et de détention, des squats… C’est là que le documentaire ouvre son front contre-fictionnel prioritaire. Dans ces territoires clandestins où une insupportable pression gouvernementale s’impose au nom d’une vie nue à maîtriser, l’activité documentaire repère les meilleurs présupposés pour renverser les dispositifs « fictionnels » et emboîter le pas à l’élaboration autonome de formes-de-vie. Ainsi, elle arrive à nous rappeler ce qui est le plus clandestin (à la fois latent et indocile) dans nos existences : l’ouverture plastique de notre propre manière de vivre. Cela ne peut se passer que par la rencontre de cette complexité environnante de l’ensemble des formes-de-vie que les dispositifs fictionnels éclipsent. Contre le gouvernement d’une « clandestinité » nue, La Vie de château répond en réactivant l’insoumission d’un usage créatif et ouvert des vies. La fiction migratoire s’y désagrège dans un mouvement contre-fictionnel qui découvre des façons d’apparaître et de parler inattendues et qui engage autant les protagonistes que les spectateurs à la hauteur de leur forme-de-vie. De la « forme-de-vie », malgré sa clandestinité, nous n’avons pas juste les « documents ridicules » dont Agamben se plaignait avec Debord : de ce nœud fuyant entre existence et mode, nous apercevons aussi des documents (filmiques) décisifs, conviviaux et émancipateurs. Pour commencer à répondre à la question que Didi-Huberman posait au philosophe ascète (« Que faire ? »), nous sommes donc tentés d’affirmer : « Du cinéma documentaire ! »
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La Vie de château
2007 | Belgique | 55’
Réalisation : Frédérique Devillez
Production : Sciapode
Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 85, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0085, accès libre)