Créer un public pour l’art-vidéo

Entretien avec Jean-Marie Duhard

Michelle Gales

Publier chaque trimestre une plaquette d’information sur l’ensemble des programmations de la région parisienne en matière de vidéo et nouvelles technologies, est, comme la diffusion du documentaire en salle, une initiative qui peut démontrer qu’un public pour ces œuvres existe, et aussi faire en sorte que ce public devienne plus important…

Vidéosphère n’est pas une initiative nouvelle, ce n’est nouveau qu’en région parisienne.

Cette initiative a déjà été prise il y a six sept ans, en province, à la suite d’une analyse et d’un constat selon lequel effectivement la télévision ne pouvait pas prendre en considération tout ce qui se faisait dans le domaine de la production audiovisuelle, c’est à dire, la vidéo de création, le documentaire de création, de tous les genres : vidéo-danse, vidéo-musique, nouvelles technologies, etc. C’est vrai que la télévision ne peut pas tout diffuser. Les programmateurs ont des axes privilégiés, dans le domaine de l’animation par exemple, avec des choix de genre. Il faut savoir ce qu’est la télévision et faire avec.

Des gens qui sont dans le nord de la France, un groupe de distributeurs: Heures exquises, ont lancés une opération qui s’appelle : La Saison vidéo. L’idée était de regrouper les structures culturelles, qu’elles soient grosses ou petites (un centre d’art contemporain, une MJC, une petite salle de cinéma…) qui désiraient montrer ce genre de production. Les rassembler, un peu comme on peut rassembler dans l’officiel du spectacle toute sorte de programmations, coordonner tous ces gens, les aider dans leur programmation, les aider à rechercher des bandes, à choisir, peut-être une soirée thématique, un artiste, etc. Bref les canaliser et leur donner des moyens (comment trouver un moniteur, un vidéoprojecteur, un magnétoscope…) puis les rassembler avec une brochure trimestrielle qui s’appelait La Saison vidéo.

C’est parti d’un acte de bénévolat. Maintenant les gens qui y travaillent sont payés. Ils ont depuis réussi à obtenir des subventions, mais au départ cela démarre toujours par du bénévolat. Tout ce travail a permis une prise de conscience. Une dizaine de structures sont devenues adhérentes, puis quinze, puis vingt. On peut gérer vingt structures sur une plaquette.

Ensuite, s’est créée, dans l’Est de la France, une autre association: Vidéo les beaux jours, sous la houlette de Georges Heck qui fait un travail de formation dans cette région. Vidéo les beaux jours de la même manière que La Saison vidéo, regroupe des gens, de Colmar, Mulhouse, Strasbourg, etc., qui diffusent de la vidéo, et aussi de temps en temps, du film.

Ensuite, il y a eu Les Turbulences vidéo qui se sont créées dans la mouvance du festival Vidéoforme, à Clermont-Ferrand.

Puis, Vidéolux associés, dans la mouvance de Vidéo chronique à Marseille, est aussi une autre plaquette, sous la même forme que La Saison vidéo ou Vidéosphère, créé, sous la conduite de Marc Mercier qui organise un festival : Les Instants vidéo de Manosque. Vidéolux concerne la région PACA : Provence, Alpes, Côte d’azur.

Puis c’est L’Annonce Vidéo qui a été créée dans la région de Montpellier sous la conduite de Catherine Nourgue, qui travaille à la DRAC…

Vers Annecy et Grenoble, il n’y a pas encore eu de regroupement. Annie Aguetaz, à Annecy, est en train de mettre en place une coordination sous le label Image-passage. Et Catherine Lamour vient de créer à Grenoble l’association: Images en jeu pour essayer de rassembler les interventions, toujours autour du même principe de petite brochure, un catalogue. Dans la région Bretagne vient également de se créer: La Station vidéo de Bretagne. Il y a bien d’autre petites associations, mais, je ne cite ici que les publications.

Bien sûr il y a l’ELAC de Lyon, où Georges Aurey permet la diffusion de vidéo depuis 1980, et en ce sens c’est le plus ancien, mais au même titre que le centre d’art Georges Pompidou ou l’on diffuse régulièrement des vidéo.

Donc, c’est d’abord en région qu’il y a eu la plus grande prise de conscience, et c’est normal, parce que les régions sont moins favorisées que Paris. Elles devaient lutter plus vite, montrer qu’il y avait de la production et de la programmation possible, ainsi qu’un public, parce qu’il faut créer le public aussi pour ce genre d’œuvres.

Et puis nous existons, depuis un an, sur la région parisienne avec effectivement l’aide du Ministère de la culture. Parce qu’il faut savoir que toute ces petites brochures sont aidées par le Ministère de la culture; en général, par la Direction régionale des affaires culturelles. Ils donnent un peu d’argent pour permettre aux permanents (qui ne peuvent en fait être qu’intermittents) de faire cette plaquette. Nous avons donc reçu de l’argent depuis un an, toute l’année 1993, pour faire Vidéosphère, c’est à dire cinq ou six ans après Heures esquisses.

En plus, Heures esquisses avait non seulement mis en place un catalogue de distribution, mais en même temps ils avaient recensé les lieux potentiels où pouvaient être diffusé de l’audiovisuel: les lieux équipés en magnétoscopes, en moniteurs, en vidéoprojecteur, etc. Ils ont donc fait Le catalogue des Cent lieux, des lieux permettant de diffuser leur distribution, ce qui est important. C’est pourquoi à mon avis, c’est à eux que revient de signer cette initiative, car au départ c’est une initiative qui vient du Nord-Pas de Calais.

Depuis longtemps nous savions qu’il y avait quelque chose à faire en région parisienne, mais c’est plus difficile à gérer ici. Beaucoup de gens font eux même leur diffusion. Il y a aussi les gros « mammouths » qui ont leurs propres services de communication, comme à Beaubourg, au Jeu de Paume ou au musée d’Orsay. Il fallait plutôt regrouper les petites associations, les fédérer autour d’un même projet et autour de la diffusion. C’est plus difficile par exemple de trouver en banlieue des personnes qui veulent travailler régulièrement.

On en est maintenant à une vingtaine de structures sur Paris, et j’ai le sentiment que de plus en plus, cela se sait. Ceux qui sont intéressés viendrons d’eux-mêmes de plus en plus s’inscrire dans ce genre de plaquette.

À la limite, c’est un peu dommage qu’elle soit réservée uniquement à l’audiovisuel: vidéo, nouvelles technologies et création. Parce que l’on pourrait avoir une sorte d’officiel des spectacles de la région parisienne, et rendre plus communes et cohérentes toutes sortes de programmations, ainsi que la plaquette elle-même. Nous pourrions travailler plus nombreux sur cette plaquette et en même temps cela coûterait moins cher en subventions.

Il faudrait se mettre d’accord et peut-être se revoir plus tard avec les gens qui font du documentaire et les autres.

Nous en sommes à notre première année, c’est un galop d’essai sur la région parisienne et ce n’est pas si difficile que cela. Ce qui est plus difficile c’est d’obtenir de l’argent du ministère, qu’il comprenne bien que cela a un véritable impact. Ils nous ont donné de quoi payer une permanence, juste de quoi faire cette plaquette tirée à sept mille exemplaires, mais ce n’est pas suffisant. Il faudrait un peu plus d’argent pour y intégrer d’autres personnes, et surtout pour avoir du temps pour rechercher d’autres espaces afin de fédérer tous ces gens dans une sorte d’officiel de la diffusion en Île de France. Mais, tous n’en voient pas encore l’utilité. Le problème est que certaines personnes au ministère, et je tiens à le dire, nous ont aidées, d’autres ne voient pas l’utilité de ce travail. Malgré tout certains ont compris qu’il fallait travailler par îlots, que tout le monde ne ferait pas la télévision, que tout le monde ne ferait pas de CDI ou de CD ROM, que tout le monde ne ferait pas de l’édition de cassettes et que tout le monde ne serait pas dans le catalogue de untel ou untel.

Donc il fallait aussi que la diffusion et la distribution participe de ce genre d’initiative. Il y a des gens qui l’ont compris, notamment à la DDF, d’autres ne le comprendront jamais, parce qu’il y a tout simplement des gens ouverts et d’autres fermés.

On entend souvent parler du fait que la priorité est donnée à la dimension industrielle alors que les initiatives parallèles ou associatives qui sont fragiles et auraient besoin d’aide sont laissés pour compte…

Mais ça a toujours été comme ça, depuis toujours ! Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on découvre que le CNC préfère aider les industries et ne veut pas aider les associations; il ne faut pas rêver ! Je pense que le rôle d’un état dans ce domaine serait de favoriser les deux et que c’est cela qui rend l’équilibre à un moment donné.

C’est évident que l’on ne peut pas demander au CNC de soutenir les petites associations en permanence et puis de faire en même temps le travail qu’ils font avec l’industrie. En contrepartie, il y a toujours des axes au Ministère où il y a de l’argent pour faire telle ou telle action. Alors, il faut savoir à quelle porte frapper. Mais il y a toujours des personnes qui ont des budgets de réserve qui servent à faire ce genre d’action, donc il y en a pour Vidéosphère, ou pour d’autres…

Pourtant, il y a un problème: que l’on nous donne de l’argent à l’heure actuelle pour sortir une petite plaquette, c’est bien. Seulement, il faudrait sortir un peu d’argent pour donner aux structures, aux associations… ne serait-ce que quinze ou vingt mille francs, pour qu’ils puissent payer les droits des bandes aux artistes par exemple pour la diffusion. Parce que le jour où eux n’ont plus d’argent, n’arrivent pas à faire des entrées payantes ou ne trouvent plus d’argent pour payer les droits, évidemment ils ne pourront plus diffuser et il n’y aura plus de plaquette qui les regroupera, qui sera la synergie de toutes ces actions.

Là, j’invite le ministère à avoir une réflexion à ce sujet, car il faut qu’ils y ait aussi des axes au niveau de la diffusion et à chaque structure propre. C’est très important, sinon à terme on sera également condamnés, et il faudra trouver d’autres moyens de soutien pour notre travail, enfin le travail des artistes, des producteurs et distributeurs…

En résumé, je pense qu’il est important que des initiatives parallèles comme Vidéosphère, Vidéolux, etc. existent. Qu’il y ait également des diffusions télévisuelles, c’est normal, des éditions, qu’elles soient en VHS, en CDI, en CD ROM…, il faut tout utiliser aujourd’hui. On ne peut rien privilégier, car on ne sait pas où on va. Même dans les grandes institutions, ils ne savent pas comment ils vont diffuser demain, si le support sera CDI, CD ROM. À l’heure actuelle tout le monde fait de grands discours, des discours formidables que j’aime beaucoup entendre parce qu’ils me font rêver, mais au fond on ne sait pas quel sera le véritable moyen de support.

Conclusion: continuons à faire ce que faisaient autrefois les ciné-clubs et les cinémas d’art-et-essai, recréons ce genre de projection, reparlons avec le public. Car il est important que dans ces soirées organisées, des artistes soient présents, des distributeurs, des producteurs viennent et parle avec le public. Ils faut parler avec eux, il faut venir parler de vos images… comment ?… de quoi ?… d’où viennent-elles ?… pourquoi fais-je ceci ou cela ?… Donc, pour renouer le contact. On nous parle de plus en plus d’une société qui va vivre sous une bulle. C’est vrai, demain le chemin sera virtuel, il sera numérique, chez soi on recevra tout ça. Je n’en ai pas du tout peur, bien au contraire. Cela ne nous empêche pas de faire ce travail associatif, cette mission, d’aller parler avec les gens, de rencontrer le public, de se confronter à lui, de boire un verre ensemble, et autour d’un verre de montrer des bandes. Cela a toujours été comme ça, je ne vois pas pourquoi on ne continuerait pas car c’est très bien.

Pourquoi cette mission ?

Pourquoi faut-il aller à l’école plutôt que de lire des livres ? Pourquoi vous enseigne-t-ont les langues, l’histoire, les mathématique, alors que vous pourriez les apprendre dans les livres ? De la même manière, c’est bien lorsqu’un artiste vient expliquer sa démarche, la genèse de son travail, comment il a travaillé, pourquoi il travaille de cette manière, quand il dit : « Eh bien c’est vrai que l’idée m’est venue dans un café et puis… ça s’est développé dans ce sens-là, je suis allé voir ça, j’ai fait ceci ou cela, etc. ».

Je trouve beaucoup plus riche qu’un artiste vienne expliciter sa démarche plutôt qu’uniquement voir sa bande. Je crois que l’on peut effectivement admirer le travail d’un peintre mais on peut aussi lire des livres qui théoriser ce travail. La parole n’est pas à refuser. C’est très important que des gens se confrontent. En plus il faut savoir, ces images-là, comment sont-elles faites ? Un livre, un tableau, une sculpture, on sait très bien comment c’est fait, on peut voir un collage et on le comprend immédiatement. Mais, lorsque vous voyez un certain travail, évidemment cela devrait être immédiat, mais ça ne l’est pas encore. Différentes technologies y sont parfois mises en jeu. Il y a des gens qui ont envie de savoir comment c’est fait. Il y a des étudiants aujourd’hui qui travaillent sur ces technologies; ils ont envie de comprendre le comment, le pourquoi. Le contenu et la forme sont indissociables.

Alors, c’est bien qu’on se parle, que cela s’explicite, je pense que nous sommes dans le nouveau langage. Nous sommes dans une société qui parle de plus en plus avec les images, il faut l’expliciter. Un langage, cela s’apprend.

Dans les ciné-clubs, il y avait une culture de cinéma qui existait dans la discussion, que le réalisateur soit présent ou non, alors qu’aujourd’hui cela semble moins évident. Souvent on constate que les discussions ont du mal à dépasser l’anecdote pour parler des sens des images.et ces discussions sont sûrement les plus importantes pour le réalisateur comme pour le spectateur.

C’est en effet un problème très important. Cela revient à demander la création d’un espace international audiovisuel, un projet sur lequel je travaille depuis trois ans. On y trouverai la culture vidéo, qui existe et depuis plus de trente ans. Que l’on puisse voir enfin tout ce que des gens comme Palk, Viola, ont pu faire depuis le début. À l’origine, comment ça s’est passé ?

Vostel, pourquoi a-t-il fait de la vidéo et d’où ça vient ? En même temps on aurait les références pour comprendre. Ce lieu manque cruellement sur la région parisienne et notamment à Paris qui est un carrefour culturel important. Cela fait trois ans que j’y travaille et c’est vrai que Vidéosphère devait intégrer cet espace audiovisuel. Il est clair qu’il serait bon que les étudiants puissent venir dans ce lieu comme dans une vidéothèque internationale. Qu’on y vienne se ressourcer en permanence, parce que c’est vrai qu’aujourd’hui lorsque l’on voit une chose, il y manque des références.

Mais peut-être est-ce un autre débat… C’est vrai que je connais bien ce projet car je l’ai écrit et l’étudié pendant trois ans. Il a même été officiellement annoncé par Jack Lang,… entre temps, sauve qui peut… et en 1993, personne ne s’en est soucié.

Nous parlions de la diffusion. Je pense que nous ne pouvons pas faire l’économie, dans une société comme la nôtre, lorsque l’on prépare des étudiants à ce métier, de rassembler dans un même lieu, de mettre en place un véritable fond audiovisuel patrimonial et international qui permettrait aux uns et aux autres de venir s’informer, comprendre, d’où viennent toutes ces images, à quoi ont-elles servi, qui les a faites et pour quelles raisons ? Elles ont souvent été faites en réaction à quelque chose, notamment en réaction à la télévision, aux marchands d’art, au cinéma etc.

Il arrive de temps en temps dans les soirées organisées par Vidéosphère, ou par les autres, que l’on débatte de tout cela, car ces soirées servent à cela. Quand je dis qu’il faut rencontrer le public, c’est afin de leur parler de l’origine de ces démarches. La vidéo n’est pas arrivé un jour par hasard. Elle vient de l’art contemporain, aussi bien de la musique, du cinéma, que des philosophies et des sciences.

Dans ces soirées, c’est en parlant de tout cela en public que nous serons informés des parentés, des références qui ont permis de faire le travail. À ce moment-là de la discussion, il ne s’agit plus de l’ego de l’artiste. Si celui-ci est riche et a des choses à dire, on parle d’histoire de l’art, d’histoire du cinéma ou d’histoire de la société, on y fait des découvertes formidables. Un lien se crée entre le public et l’artiste qui lui aussi repart chargé. Il a eu le feed-back de son travail tout en nous ayant appris des choses auxquelles sinon nous n’aurions pas accès. Car la télévision ne forme pas à cela. Il n’est pas dit que tel film, par exemple fait référence à tel autre, ou à telle œuvre, et donne envie d’aller les voir.

Construire ces références, c’est le contenu du projet d’espace audiovisuel sur lequel je travaille encore aujourd’hui.

Propos recueillis par Michelle Gales


Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 97, 3e trimestre 1994)