Alice Lenay, Jacopo Rasmi
En 2019, rien ne semble se passer en dehors du nuage. Quelque part dans le brouillard vaporeux, au cœur de la fourmilière frénétique, du cinéma documentaire se fabrique. Enfantés par le mariage du cloud et du web (autant dire du nuage et de la toile), les films documentaires prennent des formes inédites, métisses, recousues, et un peu monstrueuses. Parfois peu reconnaissables – déguisés sous des couches de vidéos YouTube low-tech, maquillés par des filtres à selfie – des films « documentaires » s’acharnent à interroger les remous turbulents qui mêlent images et réalité(s). Si on réussissait à attraper ces objets-filmiques-non-identifiés dans les méandres gazeux de la création audiovisuelle contemporaine, ils nous montreraient peut-être un peu de la chair cinématographique issue des nouveaux media – et la puissance concrète du flot d’images qui remplit nos écrans quotidiens.
Les travaux documentaires que nous présentons dans ce numéro 30 de La Revue Documentaires nous donnent des prises pour comprendre les environnements techniques dans lesquels nous sommes immergés. Pour les introduire, nous avons imaginé une rambarde alphabétique de notions, comme autant d’appuis (presque) stables pour inaugurer la découverte des univers (très) instables des media contemporains. Ces expériences documentaires nous suggèrent des gestes critiques, attentionnés et soutenables, pour mieux vivre dans les nuages.
À (propos du titre : milieu, media, médias)
Les « milieux » que nous habitons sont façonnés par nos « media » – nous choisissons l’origine latine à dessein pour désigner les appareils et institutions qui stockent, transmettent et transforment notre univers sensible. Parmi ces media, on identifie les « médias », l’orthographe différenciée nous permettant de désigner les systèmes de communication de masse. On appelle « nouveaux », enfin, les media issus d’un traitement numérique, un phénomène qui depuis les années 90 définit l’infrastructure principale de la sensibilité et de l’information dans nos sociétés contemporaines.
Sans pouvoir en saisir les contours, nous ressentons les effets de tels circuits d’informations qui nous traversent, nous enveloppent et nous dépassent. Être « au milieu » n’est pas être au centre : nous ne pouvons nous extraire de ces environnements, ni non plus le maîtriser totalement [1].
Anarchives
Descendu au milieu du tourbillon proliférant des « nouveaux » documents, le cinéaste arpente des flux d’images, sons et mots à décomposer et recomposer en vue d’un événement cinématographique. Une telle logique opératoire, où les traces sont emportées dans la génération de nouveaux événements, correspond à ce que le laboratoire québécois de recherche-création SenseLab a nommé « anarchive » [2]. Loin de la logique institutionnelle de l’archive qui range dans un ordre (historique), l’anarchive est animée par une puissance subversive, anonyme et fuyante [(post)colonial]. Sur la table de montage de l’anarchiviste s’assemblent des matériaux hétérogènes, devenus compatibles grâce à l’ « argile » souple de la matière numérique : dans Black Code l’écran de Louis Henderson, par exemple, convoque et superpose une mosaïque de manuscrits anciens, d’animations digitales, de JT, d’extraits de fictions, de vidéos prises au smartphone [éditorialisation]… Plusieurs des textes que les opérateurs de cette anarchive contemporaine nous proposent (des scénarios ouverts, des journaux de création, des carnets de notes) reproduisent la dynamique ouverte et inachevable de l’anarchive et, en même temps, tentent d’en structurer un possible agencement, critique et créatif.
Caméra (ou pas)
Les multiples caméras présentes dans la ville et dans nos poches transforment le geste de captation, qu’il s’agisse d’un élan spontané (la facilité de sortir rapidement une caméra légère et peu onéreuse) ou d’une récupération méthodique d’images produites par des appareils déjà en route (caméra de surveillance). L’intégration immédiate des appareils de capture audiovisuelle dans notre propre système identitaire et gestuel atteint un tel niveau d’incorporation qu’ils sténographient inconsciemment nos états psycho-physiques : ils sont devenus un des terrains où se départage l’oscillation entre santé et pathologie, comme nous le révèle le travail de Diane Sara Bouzgarrou.
Cette généralisation de la production d’images donne lieu à des formes filmiques singulières, où les ressorts techniques de l’appareil parlent autant que celui ou celle qui le porte, comme on peut le voir dans l’article de Robert Bonamy à propos de l’imprévisible Blackmagic employée par Nicolas Klotz lors du tournage de l’Héroïque Lande. Dompter l’appareil tremblant du geste amateur en le polarisant à l’intérieur d’un montage, c’est (aussi et différemment) la proposition des films construits à partir de la récupération d’images de Gwenola Wagon, Dominic Gagnon ou Grégoire Beil. En récupérant des images produites autre part, le film « sans caméra » ne fait pas l’économie d’une « prise d’image », qui se joue plutôt dans la sauvegarde et les réagencements [anarchives]. En faisant l’économie de la production d’images neuves, ces films de montage s’inscrivent également dans une certaine démarche écologique.
Enfin, caméra ou pas, les nouvelles chambres noires où s’impressionnent les images sont aussi nos espaces personnels, où les films affleurent à la surface de nos écrans [intime]. On pourra lire à ce propos « l’enquête de chambre » de Nicolas Bailleul.
Communs
Des usagers de Periscope jusqu’aux gamers, de nouvelles socialités et de nouvelles communautés sont scénarisées, tissées et rendues visibles (à distance) par ces films qui explorent la mediasphère contemporaine. Par le portrait cinématographique de ces sujets collectifs de l’âge numérique, on pourrait rendre justice à des partages vivants, par ailleurs souvent capturés dans une valorisation marchande des infrastructures capitalistes qui les hébergent (vente d’attention publicitaire, extraction de données…). Contre l’appropriation du monitorage et du contrôle qui réunit les gestionnaires autoritaires et les empires de l’économie numérique, la création documentaire revendique des territoires affectifs inappropriables qui appartiennent aux usages communs [(post)colonial]. Telle est la bataille dans et contre Google Maps engagée par Ernesto De Carvalho [sites] dans l’entretien que Claire Allouche nous rapporte.
C’est également des enjeux de production et de diffusion qui se renouvellent, avec notamment la recherche de nouvelles économies, dont le travail OpenDDB sur des circuits de diffusion en Creative Commons est un exemple.
Décroissance
Ce n’est pas seulement un mot d’ordre économique de réduction des besoins et de la production, mais aussi une perspective médiale : la taille des outils, des écrans, des plateaux, des financements et des équipes décroît aujourd’hui (tandis que l’intérêt cinématographique – on l’espère ! – demeure ou augmente).
Éditorialisation
Mettre en forme le film, et l’accompagner : l’éditorialisation implique autant une part de création que de médiation et de cadrage pour faire vivre un contenu et en faire l’objet d’une expérience cinématographique. Cette opération inclut et dépasse le terrain du simple montage, propre à la tradition cinématographique. Alors que les écrans interceptant les flux d’images deviennent des surfaces d’affichage où tout semble pouvoir venir se poser (display), les choix éditoriaux deviennent essentiels. Qu’on songe aux films en ligne comme celui de Frédéric Danos, ou à la consultation de films sur des plateformes comme OpenDDB ou Tënk, ces protocoles reterritorialisent le film sur nos supports de consultation [site]. Les chemins qu’empruntent les films dépendent ainsi d’une politique et d’une esthétique de la distribution où des protocoles éditoriaux (Olivier Bomsel) traditionnels ou inédits jouent un rôle crucial.
Intime
Les territoires intimes se trouvent reconfigurés au milieu des nouveaux media, aussi bien dans des espaces concrets de visionnage ou de pratiques de films amateur (face à des caméras et à des écrans personnels, dans des salons ou des chambres), que dans des espaces virtuels, sur des plateformes de rencontres et de partages que les cinéastes investissent [camera (ou pas)].
Dominic Gagnon ou Grégoire Beil documentent ces nouvelles pratiques d’un intime paradoxalement partagé, directement depuis ces nouveaux terrains : « Si on veut documenter ces nouvelles réalités-là, on doit être en ligne », disait Dominic Gagnon lors d’une masterclass au festival Visions du réel (2016). Alors que le cinéaste enquête depuis dix ans sur les formes de production et de partage de vidéos personnelles et amatrices sur la plateforme YouTube, Grégoire Beil s’intéresse à celle de Periscope pour son premier film, tandis que Nicolas Bailleul enquête sur les chambres des joueurs en ligne, cette fois avec une médiation plus directe, en demandant aux internautes d’offrir des images de leurs espaces personnels.
L’intime concerne aussi le film comme investigation de soi, qu’on pense au travail de Diane Sara Bouzgarrou ou Frédéric Danos, qui inventent des manières d’approcher leur passé à partir de leur propres archives [anarchives], avec deux titres qui annoncent la première personne Je ne me souviens de rien et J’ai mis 9 ans à ne pas terminer. Les appareils numériques légers et rapides jouent là un rôle décisif dans la relation à nos propres images, avec lesquelles nous nous constituons, jetant le trouble entre expérience vécue et formalisation visuelle.
(Post)colonial
Les (vieux) fantômes des colonisations semblent hanter les (nouveaux) media et il reviendrait aux opérations documentaires d’en reconnaître les voix spectrales en racontant d’autres histoires. Nos rapports sociaux et géopolitiques sont toujours modulés par les images et les discours disposés et propulsés par les infrastructures de communication. Qu’il s’agisse de la colonisation libyenne par l’Italie évoquée à partir de la rencontre médiatique entre Silvio Berlusconi et Mouammar Kadhafi dans la recherche d’Alessandra Ferrini, ou de la longue mémoire de l’esclavagisme afro-américain reproduit par les dispositifs de surveillance numérique dans Black Code, il y aurait un passé colonial qui ne passe pas dans les réseaux médiaux contemporains. Ce qui est exposé et ce qui est oublié au sein de notre système technique, fait émerger des processus de domination ou d’émancipation qui relient des récits de soulèvements égarés à d’autres à venir [anarchives].
La néo-colonisation des imaginaires et des attentions de l’univers médial contemporain – qui accompagne ou suit, en la mettant à jour, d’autres colonisations plus tangibles – constitue un phénomène crucial à appréhender et à renverser par des laboratoires documentaires de « re-montage » (pour le dire avec Georges Didi-Huberman). Il est aussi possible que, parfois, les complexes enjeux postcoloniaux des matériaux employés ressortent au moment de la réception [publics], comme dans le cas du film de Dominic Gagnon Of the North, au centre d’un débat virulent autour des peuples autochtones.
Publics
En visionnant des films depuis nos écrans personnels [intime], notre statut de regardeur se transforme. Suivant de clic en clic des lignes de recommandations mises en forme par des programmateurs ou des algorithmes [éditorialisation], nous sommes autant usagers que spectateurs. Les films peuvent se voir seul – ou plutôt « seuls ensemble » comme le formule Sherry Turkle – devant l’écran qui voile le groupe – on devine seulement son nombre (son ombre). Les salles de cinémas jouent alors le rôle de « temples attentionnels », en nous isolant d’une navigation solitaire et inépuisable.
Au spectateur-usager répondent les usagers-cinéastes, qui investissent ces espaces d’errance, comme Nicolas Bailleul, Grégoire Beil ou Dominic Gagnon qui documentent ces terrains individuels.
Enfin, des dispositifs, comme le site 9ans.com proposé par Frédéric Danos [éditorialisation], réengagent le corps du spectateur en s’adressant directement à lui au téléphone pendant le film. Nous ne sommes plus alors à la surface de l’écran, comptabilisés selon des actions dont les effets nous échappent largement. La conversation téléphonique nous rappelle l’épaisseur de notre corps devant l’écran, présence qui compte et non calcule : aux touches du clavier se mêle le souffle de nos respirations [intime]. Frédéric Danos proposera ensuite de rassembler tous les membres de ces séances « particulières » dans une salle de cinéma pour une « fin de séance », reformant ainsi le public anonyme et désynchronisé [communs].
Sites(s)
Autant dans les pratiques de création que dans celles de diffusion, nous avons l’impression que le rapport entre cinéma documentaire et nouveaux media se jouera sur le terrain d’une articulation entre l’invention d’espaces virtuels (sites) et l’exploration d’expériences locales (situations). Le travail de Frédéric Danos sur 9ans.com résumerait parfaitement cet enjeu par la fabrication d’un espace digital (un film-plateforme en ligne) qui demande une activation située, contingente et relationnelle.
En ce sens, l’intérêt de nouvelles infrastructures de distribution, comme Tënk ou OpenDDB, ne se résume pas seulement à la définition de sites alternatifs de diffusion cinématographique mais aux situations d’usage local (critiques, pédagogiques, collectives) qui en découleront. Dans ce mille-feuille, les étendues spatiales s’explorent et s’inventent, mais surtout se compliquent (coimpliquent).
À l’époque des nouveaux media, le documentaire n’oublie pas, pourtant, sa tradition d’enquête d’un site socio-géographique particulier (comme la Jungle dans L’Héroïque Lande) soutenue par les légèretés techniques les plus récentes [camera (ou pas)].
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Toutes ces réflexions doivent beaucoup aux travaux d’Yves Citton autour de l’ecologie des media. Voir Pour une écologie de l’attention, Seuil, 2014 ; et Médiarchie, Seuil, 2017.
- Voir : senselab.ca/wp2/immediations/anarchiving/anarchive-concise-definition
Publiée dans La Revue Documentaires n°30 – Au milieu des nouveaux media (page 7, Mai 2019)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.030.0007, accès libre)