Fanny Dujardin, Alix Tulipe
Le panorama actuel de la création sonore manifeste un intérêt pour le son comme « élément distinct et spécifique du vocabulaire de l’art 1 ». Au-delà de la radio et du cinéma, ce foisonnement contemporain touche des formes artistiques variées (comme le théâtre, la danse, l’installation…) et devient un champ de recherche à part entière. Nourri par cette profusion, ce numéro, intitulé Un monde sonore, cherche à saisir ce que la variété d’usages de ce médium fait aux écritures documentaires – qu’il accompagne ou non l’image filmée, qu’il soit document, témoignage ou matière d’une composition. Que donnent à entendre les œuvres documentaires ? Comment les écritures sonores contemporaines saisissent-elles le réel ? Les auteurs et les autrices de ce numéro interrogent cet audible qui, « en sollicitant autrement la mémoire et la sensibilité, éveille des sensations connexes, des souvenirs et des projections que le visible sinon garderait en creux 2 ».
S’il est souvent considéré comme un contrepoint à la primauté des images, il faut d’emblée se garder de faire « comme si le son en soi pouvait nous sauver des écrans ou du chaos, comme s’il portait avec lui une prise de conscience 3 ». L’expression sonore n’est pas par essence critique et porteuse de reconfigurations sensibles. Elle est prise dans l’histoire industrielle et culturelle du capitalisme, qui en fait un mode parmi d’autres d’accaparement de notre attention 4. Comme tout médium, elle se définit avant tout par ses usages, en dépit de ses propriétés intrinsèques. Ce numéro est consacré à des pratiques qui, à rebours des usages hégémoniques du son, tentent d’en explorer la puissance critique pour saisir ce que les images oblitèrent, ce qui d’ordinaire nous échappe ou murmure trop bas.
Phénomène invisible, le son est caractérisé par sa fugacité – momentanément neutralisée par l’enregistrement – et par l’incertitude quant à son origine. C’est cette « quête anxieuse des repères » liée à l’écoute que décrit Franz Kafka dans Le Terrier5. « Dans le château de sable où il aspire à trouver la tranquillité, l’habitant du Terrier […] est constamment aux aguets. […] L’oreille collée contre les parois de sa galerie, il surveille, fore, fouine ; et sans relâche, analyse le son et ses variations les plus subtiles (changements d’intensités, intervalles) 6. » Le réel que nous percevons par l’écoute s’appréhende alors sur le mode du doute et de l’indétermination. Pour la philosophe Salomé Voegelin,
« [l]a sensibilité sonore révèle la mobilité invisible sous la surface du visible et défie la certitude de sa position […] pour donner à entendre d’autres possibilités qui, sous l’effet de l’idéologie, du pouvoir et du hasard, prennent une part moins importante à la production de la connaissance, de la réalité, de la valeur et de la vérité 7 ». Détourner le regard pour tendre l’oreille serait alors une manière de suspendre le mode de connaissance sûr de lui-même, traditionnellement associé à la vision, pour composer avec le trouble et l’indétermination ; une manière d’éprouver plutôt que de prouver.
Cette sensibilité sonore qui demande « d’être à l’écoute, comme on dit “être au monde” 8 » est le terrain sur lequel se jouent les créations de Floriane Pochon. Elle écrit un manifeste, « Qui vive », en faveur d’un art radiophonique créateur de mondes possibles. Loin de l’idée qu’il faudrait voir pour croire, certains films prêtent attention aux strates invisibles qui composent le réel : « On a d’abord pris le temps d’écouter les pas, puis les aboiements des chiens, puis les grillons, puis les vents, puis le déchirement d’un tissu, puis le mouvement d’une plaque métallique. Le vent, toujours, ramenait d’autres voix, d’autres teintes, parfois d’autres lieux. » La bande sonore de La vida en común, de Ezequiel Yanco, suit la piste d’un fauve fantasmé et plonge dans l’épaisseur imaginaire que les lieux du film portent en eux. Dans un autre entretien, le cinéaste Pierre-Yves Vandeweerd raconte la façon dont il réalise ses enregistrements sonores. Pour donner une existence cinématographique à l’immatériel, il a développé une pratique acoustique artisanale et expérimentale. Ces cinéastes qui envisagent – avec une profondeur parfois mystique – la part de l’écoute dans l’expérience filmique font du cinéma un art pleinement sonore. Un monde microphonique émerge alors. Réalisé en 35 mm, The Sound Drifts de Stefano Canapa est une expérience perceptive de la matérialité du phénomène sonore. Le son, d’ordinaire hors champ parce qu’il est inscrit sur les bords de la pellicule argentique, dérive et envahit l’image : ce film donne à voir le son, devenu signal lumineux et pur mouvement.
Le mode d’existence quasi fantomatique d’une manifestation acoustique, son indétermination, tisse un lien privilégié non plus seulement avec l’imaginaire ou l’immatériel, mais aussi avec l’infra-perceptible. Le texte de Pauline Nadrigny consacré à Chris Watson, Jana Winderen et Peter Cusack propose de suivre cette « piste sonore », aux confins de l’audible. Par une pratique de l’enregistrement de terrain (ou field recording), ils et elle auscultent des milieux de vie pour faire entendre des mondes inouïs. Proches de l’audio-naturalisme, leurs gestes refusent d’entretenir un rapport pionnier au monde et sont créateurs d’attentions écologiques, situant la connaissance hors de la « tristesse des “on sait” et des “ce n’est que” 9 ».
L’article de Pauline Nadrigny témoigne aussi du fait que l’exploration microphonique du monde dépasse les seules pratiques documentaires et artistiques. La reconsidération de l’audible dans nos modes de perception marque, depuis une quinzaine d’années, un tournant sonore dans les sciences humaines. Le son est désormais un objet d’étude à part entière, un prisme pour aborder les terrains de recherche, à la fois outil 10 et support de l’enquête. Chez les anthropologues, l’ethnographie sonore aborde le son comme « système culturel 11 ». L’article de Jonathan Larcher expose les enjeux de la notion d’acoustémologie – contraction des termes acoustique et épistémologie – théorisée par l’ethnologue Steven Feld, ainsi que les expérimentations cinématographiques auxquelles elle a donné lieu dans le domaine de l’anthropologie visuelle. Comment rendre compte sonorement d’un espace, et des manières de l’habiter ? Cette question se pose également aux écritures documentaires. Cherchant à rendre compte de la façon dont les sons existent et se déplacent dans l’espace, l’artisan sonore Benoît Bories diffuse ses créations sonores in situ, avec un travail de spatialisation en direct.
Ce qu’entendre nous fait connaître est difficilement dissociable d’une autre question : que peut révéler le son de ce qui demeure caché, inaccessible à la vue, et même masqué par elle ? C’est là le geste cinématographiquement radical de Clio Simon face aux stratégies d’aveuglement des institutions républicaines en charge de trier les élu·es au droit d’asile : éteindre l’image, l’empêcher d’agir comme une fenêtre transparente sur le monde et la charger de l’opacité de l’écran noir. L’image devient alors « surface d’écoute 12 » des témoignages des travailleur·ses de l’administration tandis que l’écriture sonore fait office de contre-récit, révèle une réalité alternative. Dans certains cas, l’expérience sonore peut constituer la seule voie à même d’authentifier une réalité. Le collectif Forensic Architecture a ainsi enquêté sur les souvenirs auditifs des détenus de la prison syrienne de Saydnaya afin d’établir une reconstitution précise de l’espace, permettant de rassembler des preuves des crimes qui s’y commettent. Les prisonniers ayant été privés de la vue pendant leur détention, et soumis à l’interdiction d’émettre le moindre son, il ne reste que des éléments sonores a priori insignifiants, ou quelques chuchotements pour attester de l’existence de ce lieu. Contre la dissolution des preuves visuelles, c’est ainsi la dimension sonore de l’expérience qui sauve la possibilité du témoignage et l’arrache au silence. Abriter des paroles vulnérables, c’est parfois les préserver de l’exposition de l’image. La voix de Pepsi, qui prend en charge la narration du film de Enrico Masi, Shelter, Farewell to Eden, est celle d’une femme transgenre et ex-militante du Front moro islamique de libération. Obligée de dissimuler son identité, elle protège son visage derrière la mosaïque d’images que le cinéaste recompose pour traduire son récit. Pour reprendre les mots du musicien et théoricien Brandon LaBelle, le son porte ici « une éthique de l’au-delà du visage 13 », attentive à des manières d’être qui réclament une forme d’invisibilité. Une puissance critique se loge alors au creux du visible.
Parfois, les bruits qui courent se font entendre d’eux-mêmes. La matière sonore est une onde en propagation dans un milieu, elle-même résultant du mouvement d’un corps. Alors que l’image est contenue dans un cadre, le son n’a pas de bords. Il contamine les espaces et acquiert par là une grande capacité de nuisance ou de transgression. La créature du Terrier de Kafka voit ainsi son abri envahi par un chuintement obsédant. « En entendant ce bruit […] j’imagine, par exemple, quelle peut en être l’origine, et il me tarde alors de vérifier si la réalité correspond à mon hypothèse 14. » Mais elle est immergée dans un son impossible à identifier, semblant être partout en même temps et nulle part en particulier. Le mouvement permanent du son dans l’espace finit par contaminer la créature, qui arpente inlassablement les galeries de son terrier à la poursuite de cet objet insaisissable. Le son est alors un indice qui signale une présence. Il ouvre parfois une quête, et pousse à chercher plus loin 15. C’est le cas de la cinéaste Aude Fourel, qui a sillonné l’Italie, l’Algérie et la Tunisie à la recherche de chants de lutte de la guerre d’indépendance algérienne. « Pour se mettre à l’écoute, la cinéaste se met en route », guidée par des voix et des chants aux « résonances sans territoire certain ». Fugace et atopique, le phénomène sonore peut constituer ainsi un modèle pour la pensée critique, « permettant de trouver des axes politiques […] qui resteraient insaisissables ou nébuleux – comme le son. Cela reviendrait donc à envisager le son comme perspective globale de la question “comment être (au monde) ?” 16 ». À l’image de l’habitant du Terrier dont le monde clos se retrouve menacé par un bruit à l’origine indéterminable, cette perspective sonore compromet la prétention du sujet à la souveraineté et à la toute-puissance, laissant place à ce qui se fait entendre malgré tout, à ce qui circule et se répand sans considération de la volonté des agents 17. Ce débordement qui agit sur les corps dans la nouvelle dystopique de Kafka pourrait bien être aussi « un écho porteur d’une émotion politique ». C’est l’hypothèse que fait Leslie Cassagne dans son analyse des soirées Mover la lengua, à Buenos Aires. Les corps dansants se soulèvent ici au rythme des voix extraites d’archives de discours politiques. Cette matière documentaire n’est plus utilisée comme témoignage, mais devient performative : elle agit sur les corps et les met en mouvement.
Qu’un corps réagisse au son par la danse peut sembler une évidence, mais cela souligne à nouveau les potentialités écologiques – c’est-à-dire liées aux relations entre un milieu et les êtres qui l’habitent – du médium sonore. Comme s’attache à le montrer Richard Bégin, « le sujet enregistreur s’avère être moins ici un “auteur” qu’un médium ; son corps se lie à son milieu par le biais de son appareil, lequel l’accompagne, se mobilise avec lui, tressaute et se meut dans une véritable corrélation performative 18 ». La « matérialité d’emblée écologique » du médium sonore a été décrite par Yann Paranthoën comme « une sensibilité à ce qui se passe 19 ». Cette proposition théorique trouve un écho dans les paroles croisées de plusieurs documentaristes sonores qui racontent leur manière d’appréhender les « situations d’enregistrement » et les relations qui s’y jouent. C’est aussi en ce sens que ces écritures sonores ont « radicalement pris le parti du dehors 20 » : toujours en prise avec des existences réelles, dépendant de son inscription dans le réel, « l’art s’entend alors comme une manière spécifique d’agir dans le monde à travers des représentations 21 ». Ce lien des gestes documentaires au monde trouve peut-être son expression la plus singulière dans l’œuvre sonore de Jean-Marie Massou. Constamment accompagné de ses magnétophones, il a écrit sa vie, à la manière d’un journal intime, sur des centaines de cassettes audio sous forme de complaintes, de récits de rêves, d’enregistrements quotidiens. Sans savoir lire ni écrire, vivant seul et à l’écart du monde, il a enregistré des messages adressés à l’humanité pour la sauver du désastre : ainsi « il continuait, de sa position de messager, à entretenir un lien au monde 22 ». Délire pour certains, ce projet « hors sens » a été perçu par d’autres comme une œuvre d’une grande puissance. Ces derniers, refusant de la réduire au domaine de la folie, ont contribué à inscrire les messages de Massou quelque part pour qu’ils ne demeurent pas inaudibles. Olivier Brisson, membre du collectif La Belle Brute, devenu la « maison de disques » de
Massou, fait le récit de ce travail qu’il a mené avec d’autres.
Ce relais, qui rend hommage à des sonorités hors normes, résonne alors avec le projet foucaldien 23 de sauver le bruit de la censure de la raison occidentale, de réhabiliter le bruit comme part sauvage du son : « C’est dire qu’il ne s’agit point d’une histoire de la connaissance, mais des mouvements rudimentaires d’une expérience. […] Il faudrait donc tendre l’oreille, se pencher vers ce marmonnement du monde, tâcher d’apercevoir tant d’images qui n’ont jamais été poésie 24. »
- Makis Malafékas, « Avant-propos » in Pascale Cassagnau, Une idée du Nord. Des excursions dans la création sonore contemporaine, Beaux-arts de Paris éditions, coll. « D’art en questions », 2014, p. 13.
- « Laissons vibrer les sons », introduction de Claude Bailbé, La Revue Documentaires, « Le son documenté », no 21, 2007, p. 8.
- Juliette Volcler, L’orchestration du quotidien : design sonore et écoute au xxie siècle, La Découverte : Paris, 2022, p. 31.
- Ibid. ; voir aussi Yves Citton, L’économie de l’attention : nouvel horizon du capitalisme ? La Découverte : Paris, 2014.
- Franz Kafka, Le Terrier, Fayard/Mille et une nuits, La Petite Collection, Paris, 1998 [1923].
- René Farabet, Théâtre d’ondes, théâtre d’ombres, Champ social : Nîmes, 2011, p. 57.
- Salomé Voegelin, Sonic Possible Worlds : Hearing the Continuum of Sound, nouvelle édition, Bloomsbury Academic : Londres, 2021, p. 3. Notre traduction.
- Citation du manifeste de Floriane Pochon infra.
- Isabelle Stengers, Résister au désastre : dialogue avec Marin Schaffner, éditions Wildproject : Marseille, 2019, p. 33.
- Voir, par exemple, Vincent Battesti et Nicolas Puig, « “The sound of society” : A method for investigating sound perception in Cairo », The Senses & Society, vol. 11, no 3, Taylor & Francis (Routledge), coll. « Contemporary French Sensory Ethnography », octobre 2016, p. 298-319.
- Steven Feld, Sound and Sentiment : Birds, Weeping, Poetics and Song in Kaluli Expression, University of Pennsylvania Press : Philadelphia, 1982.
- Expression de Mehdi Ahoudig dans un entretien (non publié) de Fanny Dujardin, le 16 février 2021.
- Brandon LaBelle, « Improbables publics : quatre figures d’agentivité sonique », Yves Citton et DeepL (trad.), Multitudes, no 79, no 2, 26 juin 2020, p. 88-92. Extrait de Sonic agency : Sound and Emergent Forms of Resistance, Goldsmiths Press : Londres, 2018.
- Franz Kafka, op. cit., p. 17.
- À ce sujet, voir les propos de Vinciane Despret dans l’émission « La Grande Table des idées », « Comment partager nos territoires avec les animaux ? », France Culture, 3 octobre 2019.
- Brandon LaBelle, Lene Asp Frederiksen et Stine Hebert, Entretien avec Brandon LaBelle, Les Presses du réel : Dijon, 2008, p. 42 ; cité dans Pascale Cassagnau, op.cit., p. 52.
- Lauri Siisiäinen, Foucault and the politics of hearing, Routledge : Londres, 2013, p. 87.
- Citation de l’article de Richard Béguin infra.
- Alain Veinstein, Yann Paranthoën : propos d’un tailleur de sons, Phonurgia nova : Arles, 2002, p. 14.
- Frédéric Pouillaude, Représentations factuelles : art et pratiques documentaires, Éditions du Cerf : Paris, 2020, p. 188.
- Ibid., p. 185.
- Citation de l’article d’Olivier Brisson infra.
- Voir Lauri Siisiäinen, op. cit.
- Michel Foucault, « Première préface à l’histoire de la folie à l’âge classique » (1961), Dits et écrits, 1954-1988, t. I, 1954-1975, Gallimard : Paris, 2001, p. 192.
Publiée dans La Revue Documentaires n°32 – Un monde sonore (page 9, Octobre 2022)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.032.0009, accès libre)