Entretiens
Jean Cristofol, Frédérique Lagny
Burkina Faso, janvier 2014. À la faveur du bruit sur la terrasse d’un bar de nuit dansant, la caméra filme des militants discutant de la meilleure tactique à adopter pour dénoncer la modification de la constitution voulue par le président Blaise Compaoré. Puis la caméra s’engage dans les rues de la ville derrière un groupe de jeunes gens armés de balais de paille, identifiables à leur tee-shirt sur lequel on peut lire : « Notre nombre est notre force, Ensemble on est jamais seul ». Au grand marché et à l’abattoir, les deux poumons économiques de la ville de Bobo-Dioulasso, ils tractent et débattent ouvertement de la mise en place d’un Sénat. Dans les amphithéâtres de l’Université de droit et d’économie où ils sont accueillis avec intérêt, ils dénoncent la corruption généralisée du pays et font la promotion du tout nouveau mouvement du Balai citoyen. On chante l’hymne national burkinabè à pleins poumons et l’on se donne rendez-vous pour la grande marche le 18 janvier. Ce jour-là, des flots de marcheurs brandissent des balais et scandent des slogans hostiles au pouvoir. À travers tout le pays une même protestation entraîne des millions de Burkinabè dans la rue. Le coup d’envoi d’un long bras de fer entre Blaise Compaoré, au pouvoir depuis vingt-sept ans et son peuple vient de commencer.
Caméra au poing le film suit les péripéties de la coordination régionale du Balai citoyen à Bobo-Dioulasso. Actifs notamment dans les quartiers défavorisés, dits « non-lotis », ses militants accompagnent devant les institutions les populations déboutées de leurs droits au logement. De nombreuses réunions de quartier et marches de protestation s’organisent et les prises de parole spontanées des citoyens nous font mesurer l’ampleur des privations et des humiliations subies depuis de longues années par la population. Dans ce grand mouvement de l’histoire qui va secouer le pays durant huit mois jusqu’à l’insurrection populaire des 30 et 31 octobre 2014, nous découvrons aussi les représentants d’une classe politique sclérosée prête à tout pour s’emparer des pouvoirs d’un homme qu’elle a pourtant largement contribué à soutenir après l’assassinat de Thomas Sankara, leader politique révolutionnaire, président du Burkina Faso de 1983 à 1987.
L’entretien qui suit est l’occasion de revenir, deux ans après sa sortie, sur le film Djama mourouti la et de faire le point sur la place qu’il occupe dans la démarche d’artiste au Burkina Faso de la plasticienne et cinéaste Frédérique Lagny. Jean Cristofol est épistémologue, philosophe et enseignant à l’école d’art d’Aix-en-Provence.
Jean Cristofol : Djama mourouti la est un film qui s’inscrit dans le long travail que tu mènes au Burkina Faso, et en particulier à Bobo-Dioulasso, où tu résides quand tu es là-bas. Ce travail se développe depuis maintenant une douzaine d’années, au fur et à mesure de tes allers et retours, dans le mouvement de ta propre existence. Il a pris des formes différentes et ces formes continuent de se développer parallèlement les unes aux autres. Elles tissent un ensemble, dialoguent entre elles, évoluent en fonction des projets, du propos, des contextes dans lesquelles elles se présentent. Il en résulte une grande diversité de propositions qui gardent pourtant un lien entre elles, un lien très fort, très sensible. Or il me semble qu’un tournant s’est opéré ces derniers temps, avec l’idée d’un projet d’ensemble qui conjugue ces formes différentes, et que tu as appelé Manifeste, un ensemble constitué d’éléments autonomes, chacun capable d’exister par lui-même, mais qui est traversé par une même pensée, une même nécessité. Djama mourouti la fait partie de cet ensemble, comme l’exposition de photographies sérigraphiées des monuments du Burkina que tu viens de présenter à Marseille, à La Compagnie, en fait aussi partie. D’un côté des photographies retravaillées sous la forme de grands posters monochromes qui évoquent le récit héroïque ou « héroïcisé » de l’histoire récente du Burkina. De l’autre côté, un film marqué par l’urgence, filmé dans la rue, au fur et à mesure que les événements qui ont conduit à la chute de Blaise Compaoré se déroulaient.
Frédérique Lagny : C’est vrai que la situation insurrectionnelle du pays en 2014 a été le prétexte pour développer un projet plus large et plus construit. On assistait à quelque chose d’inédit en Afrique subsaharienne dont on pouvait sentir les prémices depuis les révolutions arabes et le coup de force du mouvement « Y’en-a-marre » au Sénégal en 2012. J’ai tout de suite eu envie de développer plusieurs formes autour de cet épisode qui aura finalement duré plus de deux ans si l’on y inclut l’année de Transition après la chute de Blaise Compaoré. Manifeste marque clairement un intérêt pour l’histoire et la question politique, ce qui n’est pas nouveau dans mon travail, mais cette fois-ci, par la force des choses, il a fallu monter dans le train en marche. Djama mourouti la qu’on peut traduire en français par « La colère du peuple » s’est fait dans le bouillonnement d’une prise de conscience, d’un sursaut collectif et surtout d’une libération de la parole après le long sommeil politique qui a prévalu sous le règne de Blaise Compaoré. Le film a été essentiellement tourné en janvier et février 2014, huit mois avant l’insurrection des 30 et 31 octobre. Mais Djama existe aussi parce qu’avant ce film il y a eu Vanishing Point, un triptyque vidéo sur des femmes casseuses de pierre que j’ai réalisé à Ouagadougou en 2009 et qui évoque la dureté des conditions de vie des pauvres et des exclus au Burkina Faso. Vanishing Point aborde par la bande le problème de l’accaparement des terres dans les zones dites « non-loties » qui seront l’un des principaux foyers de l’insurrection de 2014. Ce que Djama montre très bien. Avec Ordre et désordre, des sérigraphies et des cartes postales, je me suis à l’inverse attachée à restituer méthodiquement les différents moments historiques ou événements qui ont marqué l’histoire du pays de 1985 à 2015 et par là même conduit au changement de régime. Devoir de mémoire, pardon, glorification de la femme ou du paysan, tout était là sous nos yeux enfoui sous la poussière des villes. Il suffisait de s’approcher des monuments. Ce qui parfois a demandé un réel effort, comme pour le plus visible d’entre eux, la « Stèle du Flambeau de la Révolution », construite sous Sankara. Le monument est encore aujourd’hui inaccessible aux passants et aux rares touristes. Il faut pour s’en approcher et le photographier, demander une autorisation aux services du renseignement militaire à Ouagadougou. Sous le régime de Blaise Compaoré personne n’osait évoquer la période révolutionnaire sur laquelle il avait pris pourtant appui pour accéder au pouvoir en 1987 tout en ayant soin d’effacer la figure de Thomas Sankara. Aujourd’hui le ministère de la Culture et du Tourisme burkinabè songe à la création d’un mémorial Thomas Sankara alors qu’au plan judiciaire rien encore n’a été réglé autour de son assassinat et de sa disparition en tant que chef d’État en exercice.
Jean Cristofol : Depuis le début de ton travail au Burkina la question du réel se pose de façon évidente, frontale, et en même temps, tout se passe comme si l’accès au réel ne pouvait jamais être direct, immédiat, mais qu’il devait transiter par quelque chose d’autre, une parole, un ensemble de gestes, une scénographie peut-être ou un artifice qui serait la condition de son émergence. Le réel n’est jamais là, immédiatement donné, il doit être investi dans un regard, une construction, une activité qui lui donne sens et le rende accessible ou possible. Dans un sens, c’est une logique du dévoilement qui nous dit que le réel ne s’aperçoit, comme une ellipse, qu’au détour du travail, du récit, dans le jeu des images. Toutes les pièces que tu as réalisées pendant ces années sont longuement mûries, choisies, élaborées, conduites vers un mode d’existence qui leur soit, autant que faire se peut, propre et en quelque sorte adéquat. Mais Djama relève d’un autre mouvement, d’un affrontement avec l’actualité, ce qui se joue au moment où ça se joue. C’est un film qui participe de l’histoire de ce qu’on appelle le cinéma direct. L’une des entrées du film, son fil rouge, est l’action du Balai citoyen. On assiste à des moments de leurs réunions, à des discussions entre les membres du mouvement. On les voit intervenir dans des réunions publiques. On les voit distribuer des tracts, faire campagne lors du référendum organisé par Blaise Compaoré pour prolonger sa présidence en modifiant la constitution. Et le Balai citoyen s’inspire de l’action de Sankara. Il revendique son héritage. Mais la présence de Sankara déborde et dépasse largement le mouvement. Elle est sensible dans la parole de beaucoup de ces jeunes, si présents dans les différents événements, qui sont nés bien après sa disparition. Plus étrangement, il hante aussi la mémoire de ces politiciens qui tentent de surfer sur ce qui se passe dans la rue, de récupérer le mécontentement populaire et de se placer pour l’avenir. Cette mémoire, cette présence, joue le rôle de la fable autour de laquelle le film se noue. Je veux dire par là que c’est le noyau narratif qui articule le film dans sa dynamique, son montage, sa composition. La fable, c’est ce qu’Aristote place au cœur de la tragédie comme son argument. Mais je ne veux pas parler de quelque chose comme un synopsis, qui se placerait en quelque sorte sur le devant, comme un artifice, mais plutôt comme un ressort interne, une figure intime autour de laquelle tourne l’histoire. Ici, dans Djama, une formule revient à plusieurs reprises, citation déplacée, transformée, réutilisée par chacun en fonction du moment : « Quand le peuple se met debout l’impérialisme tremble ! » ou « Quand le peuple se met debout le pouvoir tremble ! » Dans la parole d’aujourd’hui, la parole d’hier s’entend, se parle, agit, devient un enjeu et une force.
Frédérique Lagny : Thomas Sankara qui a dirigé le pays sous la Révolution de 1983 à 1987 irradie l’imaginaire collectif des Burkinabè. Beaucoup d’entre eux se reconnaissent dans sa pensée. Il incarne un idéal d’émancipation qui se diffuse aujourd’hui sur tout le continent africain et bien au-delà. Il était proche du peuple et mettait souvent les rieurs de son côté. Mais c’était aussi un orateur hors pair et sur bien des points un visionnaire. Il suffit de réécouter son discours sur la dette en juillet 1987 devant l’Union africaine. Ce sont les artistes burkinabè qui ont transgressé l’interdit, non sans risques d’ailleurs, en réactivant publiquement sa parole, sa voix et son visage sur la scène musicale et au théâtre. C’est ce qui m’avait de prime abord intéressée avec le rapprochement opéré entre musique et activisme politique, ce dont traite La dernière trompette une installation vidéo que je termine en ce moment et qui fait aussi partie de Manifeste. Mais c’est quand j’ai rencontré à Bobo-Dioulasso la coordination régionale du mouvement du Balai citoyen que le film s’est enclenché. Les assemblées générales étaient publiques et le mouvement organisait des groupes de parole un peu partout dans le but évident de se préparer à une résistance contre le régime. On sentait que rien n’allait se passer comme prévu pour Blaise Compaoré mais on ne savait pas comment tout cela allait se terminer. Blaise Compaoré et son entourage n’ont pas pris au sérieux le Balai citoyen, de même qu’ils n’ont pas perçu la montée du mécontentement. J’ai commencé à tourner sans idée préconçue et par solidarité. À Bobo-Dioulasso, la coordination régionale du mouvement avait exprimé le souhait de garder une trace de son action comme une garantie de la détermination qui les animait. Ils m’ont invitée à les suivre. Tout à coup il y a eu cette incroyable opportunité de saisir sur le vif ce qui se déchiffre entre les lignes dans mes précédents projets. J’ai donc eu la chance de pouvoir filmer des moments de discussion, d’être acceptée et d’être perçue par les gens comme le micro qui se tendait anonymement au milieu de tous. Cela n’a pas été sans peine non plus. Dans ce bouillonnement auquel on assistait, certains avaient une expérience des médias pour avoir milité dans des partis politiques, des syndicats ou des associations de jeunesse. Mais d’autres n’en avaient aucune idée. J’ai donc rencontré la suspicion et mon statut de réalisatrice a été débattu. Ailleurs, dans les réunions rassemblant différentes organisations de la société civile, on me soupçonnait d’être une « infiltrée ». Dans les quartiers, certains pensaient que la révolte était suscitée par l’Occident et que je ne faisais que flatter des « petits délinquants » prêts à en découdre avec les autorités. Car, au fond, qui ferait ce travail sans arrière-pensées et gratuitement ? Mais au cœur de l’action, notamment durant les manifestations, la présence de la caméra galvanisait les gens. Mes deux assistants faisaient le service d’ordre tout en me traduisant les paroles des uns et des autres pour m’aider à faire des choix de tournage. On se déplaçait à moto et on tournait avec une petite caméra de poing que perchait l’un d’eux. Une fois les malentendus dissipés, cette caméra modeste dépourvue de tout signe d’appartenance à une quelconque chaîne de télévision, a été le symbole d’une reconnaissance. Si un « blanc », une blanche en l’occurrence, et je tiens à souligner qu’au Burkina Faso l’intérêt pour ce mouvement et son traitement médiatique ont d’abord été portés par des femmes, s’y intéressait, c’est que la situation était sérieuse.
Jean Cristofol : L’une des choses qui me frappent le plus dans Djama, c’est la place de la parole. La place que le film donne à la parole, mais aussi la place de la parole dans ce qui se joue sur la scène politique. J’ai envie de dire que dans ce film, la parole est vivante, par opposition à ce qu’on ressent généralement en France de la parole politique, une parole morte, qui évite de dire les choses, qui évite de s’affronter au réel et qui se noie dans l’allusion, le contournement, l’euphémisme ou la polémique et l’affrontement à vide du combat médiatique. Cette parole à laquelle nous sommes habitués est un babil narcissique qui fait semblant et qui se répète indéfiniment sans dire grand-chose. Au contraire, dans Djama, il y a des gens qui prennent la parole et qui font de cette parole leur parole, ils la portent et l’affirment, ils s’adressent à la caméra, bien en face. À plusieurs reprises, des scènes semblables se reproduisent : quelqu’un se détache de la foule, s’avance et, bien campé, dit ce qui lui semble important de dire. C’est cet homme devant un étal sur le marché, c’est ce jeune militant au milieu de ses camarades, c’est cette femme qui dans un moment incroyable se détache des manifestants qui défilent pour venir jusqu’à la caméra prendre la parole puis, quand elle a dit ce qu’elle avait à dire, se détourne et rejoint les marcheurs. Ces moments sont à mes yeux au cœur du film et d’une certaine façon ils lui donnent sa forme. D’abord par la qualité de ce qui, chaque fois, est énoncé et qui va totalement à l’encontre de l’idée d’une ignorance ou d’une incompétence populaire. Ensuite parce qu’il se joue là une étonnante figure du groupe dont des individus, à un moment donné, se détachent, deviennent des personnages, et regagnent ce que j’aurais envie d’appeler le « chœur ». Djama est un film sans héros, sans personnages principaux au travers desquels on verrait se dérouler les événements, sans conducteur qui nous tiendrait la main pour nous guider au travers des événements. À chaque instant quelqu’un peut devenir, pour un moment, le personnage principal. C’est sans doute l’une des forces du film et ce qui le rend incroyablement précieux. Et enfin, il y a ce que ces paroles portent d’histoire, de mémoire, d’écho. Il y a la présence dans ces paroles, au travers de citations, parfois transformées, au travers de formulations, ou par la référence explicite, de la parole et de la figure de Sankara.
Frédérique Lagny : Les rushes retenus au montage l’ont été à travers le prisme de cette parole dont tu décris l’importance. Les Burkinabè avaient pris conscience que la situation sociale du pays allait à nouveau se détériorer s’ils ne s’unissaient pas. C’était du concret, du réel. L’actualité et les journaux bruissaient des déchirements internes du parti au pouvoir le CDP, le Congrès pour la Démocratie et le Progrès, qui donnera par ailleurs naissance au MPP, Mouvement pour le Peuple et le Progrès aujourd’hui à la tête du pays. L’opposition politique, aphone depuis plusieurs années, se réorganisait. À la faveur des errements stratégiques de Blaise Compaoré et de ses conseillers, deux artistes musiciens, Smockey et SamsK le Jah, ont apostrophé « Ce président-là » en fondant le mouvement du Balai citoyen et en fédérant une jeunesse qui n’avait plus rien à perdre. Deux ans plus tôt à Dakar, cette même jeunesse avait réussi à faire plier Abdoulaye Wade en l’évacuant d’une « présidence à vie ». Au Burkina Faso, la coupe était pleine, Blaise Compaoré devait partir. Il y avait une béance politique qui a provoqué un énorme appel d’air. Soudain dans les réunions de quartier et les manifestations, les slogans incantatoires de la Révolution et les aphorismes tirés des discours de Sankara étaient sur toutes les lèvres. Sa parole, son sens de la formule et son côté direct se sont incarnés dans la partition de ces solistes d’un moment, ces personnages qui surgissent comme tu l’évoques, du chœur, de la foule. Leurs paroles sont brèves, concises et lapidaires. Le plus intéressant c’est la présence des femmes dans le chœur et au cœur de ce chant insurrectionnel. Elles ont largement joué leur part en destituant symboliquement Blaise Compaoré au cours d’une manifestation à Ouagadougou quatre jours avant sa fuite et la prise de l’Assemblée nationale. La faim, la colère et l’indignation ont aussi permis de surmonter la peur qui prévalait sous le régime de Blaise Compaoré. Cette peur pouvait pourtant subsister. Comme lors d’une incursion de la coordination régionale du Balai citoyen à une réunion de quartier dans un nonloti, une séquence qui tient une place centrale dans le film. Notre arrivée à moto, tous revêtus du tee-shirt noir frappé de l’emblème du mouvement, a provoqué la fuite des femmes et des enfants persuadés de voir arriver une milice du régime. À un autre moment, ce sont ces mêmes tee-shirts qui nous ont permis d’accéder au podium central du meeting inaugural du nouveau parti d’opposition issu de la majorité présidentielle, le MPP. Et de filmer à trois mètres de distance le discours de Roch Marc Christian Kaboré aujourd’hui président élu du pays. Le MPP était alors sous la pression du pouvoir. Les passeports diplomatiques de ses membres fondateurs avaient été annulés et ils se disaient menacés dans leur intégrité physique. Eux aussi réactivaient les formules révolutionnaires comme pour se prémunir d’un danger imminent. À la veille de ce meeting, les organisateurs locaux du MPP avaient fait acheter tous les balais de paille disponibles au grand-marché pour les distribuer à leurs partisans, provoquant volontairement une certaine confusion. La réunion interne de la coordination régionale du Balai citoyen qui a suivi a été le point d’orgue de la complicité qui nous unissait : de part et d’autre de la caméra nous étions conscients qu’il fallait filmer ce moment de dépit et l’utiliser comme un droit de réponse. Les outils et les slogans du mouvement avaient été récupérés, ils avaient certainement une valeur. Le rythme du film, et par conséquent son scénario, a été entièrement dicté par les rencontres et les évènements au jour le jour, sans jamais remettre en scène après coup une séquence qui expliquerait ou justifierait telle autre. Ce sont les intertitres et le filmage des journaux qui remplissent cette fonction didactique. Fondamentalement, ce qui se joue relève du récit, un récit épique d’où s’élève la voix de Sankara qui disait : « Tuez Sankara et des milliers de Sankara naîtront ». Le coup de maître du Balai citoyen, accompagné par d’autres associations comme la Ligue des Jeunes, a été de réintroduire l’idée que l’intérêt collectif primait. Leurs délégations, notamment à Bobo-Dioulasso, se sont penchées sur les problèmes rencontrés par les populations défavorisées, ce dont se préoccupait essentiellement Sankara sous la Révolution. La mobilisation a été sans précédent, les politiciens ont bien été obligés de suivre. Et la fable tient peut-être là son épilogue. À l’issue de la Transition c’est l’appareil politique économiquement dominant qui capte la vague du changement en gagnant les élections de novembre 2015 et en remplaçant le mot « démocratie » par le mot « peuple » : du Congrès pour la Démocratie et le Progrès (CDP) au Mouvement pour le Peuple et le Progrès (MPP). Djama mourouti la se clôt comme on tire une porte derrière soi, tout reste à conquérir.
Jean Cristofol : Tu fais allusion à la dernière partie du film, cette séquence complètement différente, qui vient introduire une distance presque mélancolique, qui invite à un moment de recul, de retrait, une suspension qui nous fait basculer dans une autre temporalité et qui effectivement, ferme le film. C’est une très belle scène, extrêmement simple, touchante, avec quelque chose qui relève du désœuvrement. C’est une scène qui a été manifestement tournée « après », après le soulèvement, après la chute de Blaise Compaoré. Si tout le reste du film suit le mouvement, les événements, s’il porte cette sorte de fièvre de l’action, cette dernière séquence est un moment de cinéma qui réintroduit directement la fiction, ne serait-ce que parce qu’elle convoque deux personnages qui ont l’air de visiteurs et qui se promènent sur les toits en terrasse de l’une de ces villas africaines qui signifient le pouvoir et qui veulent afficher la réussite et le luxe, et qu’on sent bien qu’ils sont là dans une sorte de mise en scène minimale. La villa est déserte, elle a sans doute été abandonnée, peut-être pillée, vidée. Elle appartient déjà au passé, mais on sait bien que d’autres villas, les mêmes peut-être, ont pris ailleurs le relais. Et les deux personnages, qui nous rappellent évidemment les militants du Balai citoyen, regardent le paysage, déambulent d’une terrasse à l’autre. Une voix off, sans doute celle de l’un d’eux, nous parle de ce qui s’est passé les mois précédents et que le film ne nous montre pas, sinon par le biais de cartons et de coupures de presse. Le film se creuse entre les événements que nous avons traversés et qui racontent comment le processus politique s’est mis en place, comment il a pris corps et la scène que nous voyons, après coup, pleine d’incertitude et de doute. Ces mois-là tu te trouvais en France et ici encore le film vit dans le rythme de tes allers et retours, de ta propre existence. Il se construit dans et autour de ce vide, de cette absence, qu’il déplace sur le terrain de la forme. De sorte qu’alors que Djama est à la fois au plus près de l’action, des corps et des paroles, il cède la place à un écart rêveur, à ce moment d’étonnement contemplatif. Cela m’a rappelé certains tableaux où se rencontrent simultanément des temporalités différentes et des personnages qui sont à la fois dedans et dehors, un peu comme dans le Radeau de la Méduse avec cet homme assis au premier plan, la tête reposant au creux de la main qui, un corps sur les genoux, nous invite à penser, à rêver. Mais ici il y a aussi une sorte de légèreté, quelque chose de presque drôle, un personnage qui trébuche, un geste incertain, maladroit, décalé, un presque rien qui nous emporte délicatement ailleurs.
Frédérique Lagny : J’ai en effet suivi l’insurrection par écrans interposés, depuis Marseille. Il était trop tard pour sauter dans un avion quand les événements se sont déclenchés. J’ai alors enregistré et téléchargé une quantité phénoménale d’archives, les réseaux sociaux avaient d’ailleurs toujours un temps d’avance sur les télévisions, mais c’est grâce aux images d’un jeune photographe burkinabè, qui avait pris la relève aux côtés de la coordination régionale du Balai citoyen que j’ai pu traiter l’insurrection, précisément à Bobo-Dioulasso. J’avais aussi pris soin de compiler des journaux et d’en faire acheter durant mon absence, ce qui m’a permis de synthétiser six mois de débats houleux tout en affinant le portrait de la classe politique burkinabè à travers les coupures de presse. La coordination régionale de Bobo-Dioulasso avait d’ailleurs envisagé la création d’une cellule audiovisuelle, mais les contraintes économiques et la rapidité des événements ont eu vite fait de rendre impossible la mise en place de cette proposition. D’autre part, il faut le dire aussi, une crise est rapidement apparue au sein du mouvement entre les instances « nationales » et « régionales ». En 2014, il n’existait encore aucune coordination du mouvement dans une autre région que celle des Hauts-Bassins. Le film fait l’impasse de cette fracture qui était le fruit de querelles personnelles dans lesquelles il m’était impossible de prendre parti. Cela m’a rappelé aussi la fracture qui existe en France entre Marseille, où j’habite lorsque je suis en France, et Paris. J’ai été suspectée d’appuyer sur le bouton de cette « régionalisation » parce que je filmais du point de vue de Bobo-Dioulasso. Mon choix au montage a été aussi celui de ne pas montrer la prise de l’Assemblée nationale à Ouagadougou et de centrer exclusivement le film à Bobo-Dioulasso dont je connais bien mieux les réalités. Dans les nombreux films réalisés autour de cette insurrection aucun ne tient compte de la force de frappe qu’a représenté la deuxième ville du pays. Aussi au moment de la présentation du film à Ouagadougou, bien qu’invitée du festival Ciné droit libre, j’ai été mise sous « surveillance » par certains militants durant les présentations et les débats. Il n’y a pas grand-chose à ajouter à ce que tu décris de la séquence finale, hormis le fait qu’il s’agit du toit terrasse d’une des villas « de la République » adjointe à la résidence personnelle de Blaise Compaoré. Ce qui représente l’équivalent de notre Pavillon de la lanterne en région parisienne, ici planté en bordure de brousse à Bobo-Dioulasso. On était le 15 octobre 2015 et j’avais prévu d’aller filmer les activités associatives autour de l’anniversaire de la mort de Thomas Sankara. Mais la bousculade qui coûta la vie à des milliers de pèlerins dont une vingtaine de Burkinabè à La Mecque cette année-là, plongea le pays dans un deuil national de trois jours et il n’y eut aucune commémoration. C’était pourtant le premier anniversaire de la mort de Sankara un an « après » la destitution de Compaoré, après la fuite de celui qui l’avait trahi et qui avait trahi la Révolution de 1983. Le paysage était lumineux, comme lavé, car octobre achève aussi le cycle de la saison des pluies. On a improvisé une séquence entre deux averses avant que la nuit ne tombe. On s’est payé une visite en quelque sorte, dans un soulagement teinté d’incrédulité. C’était étrange et un peu irréel de surplomber ainsi la propriété de l’ancien maître du pays.
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Djama mourouti la – La colère du peuple
2016 | Burkina Faso, France | 49’
Réalisation : Frédérique Lagny
Production : 529 Dragons Production, Association A Voir en ligne
Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 109, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0109, accès libre)