Suite au débat à Brunoy
Michelle Gales
Par le fait que Premier convoi a été très écrit au départ, y a-t-il eu moins de temps de tournage et de montage ?
Le film était écrit, il y avait une centaine de séquences prévues, et on savait à peu près ce que ces douze témoins allaient raconter. Mais dans les faits ils en ont dit beaucoup plus. Il existait un scénario, une ligne dès le départ mais, il y a eu naturellement un énorme travail pour réduire les vingt-deux heures de rushes à une heure et quarante-deux minutes de film.
C’était une situation un peu particulière puisque le film devait être diffusé pour une commémoration: le cinquantenaire du départ du premier convoi. Donc il devait être prêt en février, diffusé fin mars et le tournage devait commencer en août. Il a eu des complications de contrats, et de ce fait on n’a tourné qu’en novembre. Donc sont restées les 5 semaines de tournage prévues. Par contre le temps de montage a été terriblement compressé. La solution a été de travailler en montage virtuel. Deux mois de montage au total, image et son, alors qu’il aurait fallu 4 à 5 mois avec les techniques traditionnelles. Nous avons tourné avec la caméra super seize Aaton, avec time code, ensuite obtenu, à partir du négatif synchronisé, une copie vidéo grâce au télécinéma, et digitalisé les rushes sur le disque dur du système AVID. Donc nous avons monté sur ordinateur Apple, et c’est absolument génial. Le fait de travailler en montage virtuel m’a permis de tout monter, de ne jeter aucune séquence, faute de temps. De les essayer toutes. Dans un cadre traditionnel, vidéo ou film, je n’aurais jamais pu terminer le film.
On disait que pour ce film, les chutes ont un statut spécial ?
Oui. Nous avons fait 22 heures de rushes. Ce sont mes images, mais d’abord les témoignages de ces 12 hommes. Donc elles leur appartiennent au premier chef, et ensuite à tout le monde en tant que document. Le contrat moral impliquait que toute image tournée serait conservée, c’était une des règles de la confiance instaurée entre nous. Il y a aujourd’hui un film, Premier convoi. Et les prises de vue qui n’ont pas été intégrées au montage sont devenues des documents d’archives. Conserver leur parole, c’est bien plus important que les cadrer ou les filmer. Donc on peut imaginer que quelqu’un reprenne ces éléments dans 50 ans, à condition de ne pas transformer ni déformer leur parole.
Avec Premiers mètres on a évoqué la question des fausses archives, mais on n’a pas parlé du film, Hôtel du Parc.
J’ai regretté que nous n’ayons rien dit sur Hôtel du Parc, parce que j’en ai à dire ! Il y a des lois qui interdisent de passer à la télévision les propos qui sont tenus dans ce film. Ce n’est pas parce qu’on utilise des acteurs, qui disent des citations, que ce ne sont pas des propos antisémites. Ça m’a choqué. Ce qui me choque encore plus, c’est que malgré le projet formel qui semble très séduisant sur le papier, personne à la Sept n’ait compris que ce film pourrait véhiculer un propos néo-fasciste. Le fait que des gens extrêmement cultivés, qui ne sont pas des gens à mettre en cause, arrivent à travailler sur un film dont le sens est néo-fasciste, et que ce programme soit passé sur une chaîne comme la SEPT, et en deux fois sans susciter une réaction, cela doit être la preuve que le fascisme a fait sa voie en France, non ? Ou serait-ce parce que ce type de discours ne gêne plus personne ?
Faire écouter les propos avec lequel on n’est pas d’accord peut être une méthode…
Oui, lorsqu’il y a un contrepoint à ces propos racistes ou antisémites. Surtout lorsqu’il s’agit d’une mise en scène fabriquée, montée, structurée et non d’un témoignage direct.
François Niney, dans un article des Cahiers, parlait du film de Barbet Schroeder sur Idi Amin Dada, et il explique très bien le phénomène. Il n’y a pas de critique explicite, mais le dictateur se ridiculise lui-même avec une telle évidence, que certains ont accusé Schroeder de racisme. Par contre il y a une grande équivoque dans le film de Beuchot.
Pourtant le projet de Pierre Beuchot au départ était de faire une accusation de Vichy.
Pourquoi faire un film qui donne la parole aux gens qui sont des criminels, donner cette parole et la mettre en scène en 1953 et pas en 1942 ? Pourquoi en 1953 au moment où ils ont ce discours auto-justifiant sur eux-mêmes ? Un discours politique disant « Ce n’est pas si grave, ce n’est pas si important; on a été victime; on n’est pas des bourreaux ». Pourquoi ne pas avoir pris les journalistes qui posaient les mêmes questions en 1942 ou en 1944 ?
Une raison serait qu’on est parti des textes qui ont été écrits en 1953.
Il existe bien évidemment des textes écrits par ces gens-là durant l’occupation. Le journal « Je suis partout », annonce la couleur. Tous ont écrit à l’époque, pour prendre place dans Europe nouvelle. Choisir des textes de 1953, c’est donner la parole à des vaincus qui se défendent. Pas aux criminels qui ont agi. Si l’on veut dénoncer le régime de Vichy, il est curieux de s’en tenir aux plaidoyers des avocats lors de ce procès. Ensuite, sous prétexte de respecter les textes cités, les journalistes qui interviennent dans la fiction de Beuchot sont cantonnés au rôle de spectateurs. Impossible de poser des questions. C’est un comble pour des journalistes. Le choix de la période, le choix de ces textes me gênent. C’est le premier point qui me paraît problématique.
La deuxième ambiguïté, pour moi, se trouve au niveau cinématographique.
J’ai fait le film Premiers mètres qui est un film de faussaire où je joue avec ça. Mais à la fin je dis que c’est faux. Tandis que dans Hôtel du Parc sources sont toujours sujettes à caution: il y a des images d’archives authentiques mélangées avec de fausses images d’archives. On ne sait plus faire la différence. Il y a de plus un faux home vidéo, suffisamment mal fait pour que l’on sache que c’est Beuchot qui l’a tourné. Par contraste, on croit que les autres images d’archives – donc, les vraies et les fausses – sont toutes vraies. Et pour finir, la mise en scène des interviews, genre « la caméra s’arrête au milieu de la prise », un effet plutôt raté, se donne comme une reconstitution de faussaire. Pourquoi tous ces mensonges pour dénoncer le régime de Vichy ? Il me semble qu’il n’y a pas de morale d’utilisation des images dans ce film. Il y a tout pour faire perdre le sens.
On aurait pu penser qu’en juxtaposant des éléments évidemment faux à côté des faussaires très réussis on pourrait avoir pour projet de dire au public « Méfiez-vous de tout ».
Mais il me semble que ça ne marche pas comme ça. De toute façon, le projet du film ne tient plus si on prend un peu de recul. Par exemple, à un moment donné, les auteurs sont obligés de parler de Bousquet. Or, comme il y a une action en justice contre Bousquet, ils ne confient pas ce rôle à un acteur. Et ils se contentent, comme dans un bon vieux docu de faire lire le texte de Bousquet, par une voix off, sur des images d’archives de l’époque de Vichy. Bousquet est ainsi le seul à ne pas être mis en scène. Preuve que le dispositif ne fonctionne pas…
Enfin dans le projet un troisième élément est aussi totalement douteux. On y met en scène de la langue de bois, celle de la politique politicienne. Si on fait un film sur Vichy pour les jeunes générations, pour faire le point etc, pourquoi choisir le type de discours le plus discrédité ?
Ce qui est terrible, je crois, c’est que Pierre Beuchot, auteur d’un film formidable, Le Temps détruit, a voulu continuer à faire le même genre de travail sur le texte, à partir d’un point de vue formel. Mais, dans le film précédent, il s’agissait de textes affectifs, là ce sont des textes politiques. Avec par-dessus, le travail de la fiction, il aboutit à un film qui ne donne la parole qu’aux fascistes, dont il n’est sans doute pas. Je me souviens du tollé provoqué par l’interview de Darquier de Pellepoix dans l’Express. On ne peut pas dire que les propos de ce Commissaire à la Question Juive tenus dans Hôtel du Parc aient eu le même effet.
Or, quels que soient les projets formels à l’origine, le plus important dans un film, me semble-t-il, c’est le sens qu’il véhicule. Et il me paraît évident que c’est ce que l’on raconte dans un film qui doit déterminer la manière de filmer, et pas le contraire. Rien ne justifie donc de filmer d’une façon ambiguë, une période réputée ambiguë. S’il faisait « minuit dans le siècle » en 1940, qu’au moins le cinéma apporte un peu de lumière.
Peut-être c’est parce que Beuchot a fait un si beau film dans Le Temps détruit, et qu’ensuite tout le monde était si fasciné de cette innovation dans l’écriture du documentaire que personne s’est soucié du sens.
Ce n’est même pas une innovation, de faire des fausses archives. Méliès le premier a tourné de fausses actualités. Et même si c’était une innovation. C’est très bien d’innover, mais si c’est pour que l’histoire se répète…
Ce qui s’est passé, je crois, c’est très simple, c’est très banal. Quand on met en scène des personnages, on est amoureux de ses personnages, on est amoureux de son sujet. C’est ce qui est arrivé à Beuchot. Il est tombé amoureux de ses personnages. Il avait peut-être le projet de filmer contre eux mais il a fait un film qui leur donne largement la parole et qui, à la fin, les soutient parce qu’il a été fasciné par eux. Beuchot a fait un film de propagande sur Vichy, c’est terrible. Mais normalement il devait avoir des gens autour qui se rendent compte et qui le disent. C’est ça la question.
Propos recueillis par Michelle Gales
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Hôtel du Parc
1991 | France | 1h40
Réalisation : Pierre Beuchot -
Le Temps détruit – Lettres d’une guerre, 1939-1940
1985 | France | 1h13 | 35 mm
Réalisation : Pierre Beuchot -
Premier Convoi
1992 | France | 1h42 | 16 mm
Réalisation : Pierre Oscar Lévy -
Premiers Mètres – Fragments perdus – Images oubliées
1984 | France | 13’ | 35 mm
Réalisation : Pierre Oscar Lévy
Publiée dans La Revue Documentaires n°6 – Histoire et mémoire (page 45, 1992)