À propos du film Nulle part avant
Emmanuel Falguières
« Une route noire sort des mains des écrivains qu’il est difficile de suivre
à ceux qui n’ont pas idée de la vie très particulière qu’écrire entraîne. »
Pascal Quignard, La Vie n’est pas une biographie, Galilée, Paris, 2019, p. 145.
Un film naît d’un texte
Christiane Veschambre se penche vers moi. Elle me dit que si, un jour, je veux faire un film de son recueil de poèmes Robert & Joséphine 1, elle en serait très heureuse. Je hoche la tête et souris, mais au fond je sais bien. Ces poèmes ont trouvé leur expression la plus sincère sur le papier. Je n’ai rien à transformer, rien à ajouter à ce texte fait pour être lu par chacun dans le silence de sa lecture. Je ne ferai pas de film. Et ainsi, je commence à faire un film.
Six ans plus tard, dans une petite salle plongée dans l’obscurité, je travaille à la dernière étape de fabrication de Nulle part avant. Je m’applique à découper les pages du livre de Robert & Joséphine. J’essaie de découper droit, comme à l’école. Je dépose la strophe d’un poème, bien à plat sur la grande table d’animation. La machine fait trop de bruit, même à l’arrêt. Perchée à un bon mètre au-dessus de la table, comme un héron curieux, la caméra 16 mm se penche vers la petite feuille de papier. Sur la feuille découpée est écrit :
quand Joséphine
est apparue
sur terre
personne
ne s’en est
aperçu 2
Je vérifie le cadre, je jauge la taille du texte prêt à être impressionné sur le photogramme 16 mm qui attend dans le noir derrière l’obturateur. Est-ce que ce sera lisible à l’écran ? À dieu va. Je tape le nombre de photogrammes sur un panneau de contrôle et lance la prise de vue. La machine vieillissante se met en route. Rien ne change vraiment, si ce n’est le bruit de l’obturateur qui s’ouvre et se ferme, puis celui de la caméra qui avance la pellicule d’une image. La caméra mécanisée filme des mots fixes sur une page, aucun mouvement, aucun piège 3.
Pour que mon film existe, je suis parti de là : écrire à l’écran les poèmes de Christiane Veschambre, respecter le mot écrit, sa casse, le rythme visuel des vers et des strophes, la typographie des lettres. Une fois cela décidé, j’ai pu partir faire mon film en me sachant ancré, quelles que soient les dérives du travail du film.
Celle qui écrit
Pour faire le film, j’ai commencé par aller voir Christiane pour parler longuement de son travail. Je venais chez elle à Paris et je l’interrogeais à la table avec une caméra numérique pour témoin, deux heures durant. Encore et encore, sur trois hivers. Faire un film en partant d’un texte devint faire un film sur un corps qui écrit, devint faire un film sur le corps de l’écriture. J’écoute Christiane, je lis Christiane, j’en oublie presque le cinéma.
Dans ces mots échangés, une forme apparaît hantant l’écriture à chaque ligne : Marie.
Il y a quarante ans, Christiane a 29 ans et elle pense qu’écrire « c’est pour les écrivains ». Un soir, elle prend une feuille de papier, en haut elle met la date et elle commence par écrire cette phrase : « Je ne me souviens pas que Marie ait eu un corps aux formes vivantes, particulières4. » Première phrase d’un premier livre.
Puis vinrent, entres autres, La Griffe et les Rubans (2002), La Maison de terre (2006), Robert & Joséphine (2008), Basse langue (2016), Écrire. Un caractère (2018). Dans chaque creux de l’écriture, Marie remue. Elle se forme et se déforme dans le noir des petites lettres : corps de paysanne bretonne en sarrau noir, femme habitant le lieu-dit du Nid-de-Chien, animale qui habite la « maison de terre », ourse, et aussi terre elle-même : glaise et granit, déesse mineure de la campagne. Comme la houle, comme le vent, Marie gonfle dans l’écrire. La « femme sombre sans alphabet 5 » fait retour, toujours, dans la langue de l’écrivaine.
Et pourtant, l’histoire de Marie pourrait tenir en quelques mots. J’hésite, à chaque fois, à les dire. Christiane l’a une fois écrit ainsi : « Ma grand-mère, Marie Tourbin, était débile, analphabète et misérable, elle fut violée et donna ainsi naissance à une fille, ma mère 6 . » J’hésite comme Joséphine la fille de Marie et la mère de Christiane hésita, il y a des années lorsqu’elle prit un cahier et écrivit quelques feuillets qu’elle appela « Ma vie » et où elle note : « Ma pauvre mère (qui je n’ose pas le dire, j’ose le dire, n’était pas tout à fait normale 7). »
Pourtant, tout de suite, Marie est un piège. Elle attire. Elle appelle une lecture sociale, d’autant plus condescendante qu’elle est donnée avec les mots des privilégiés. Et lorsque le social ne prend pas le dessus, alors le pathétique occupe toute la place. Une compassion de gens bien comme il faut. Ni l’un ni l’autre ne saurait être le sujet du film parce que l’un comme l’autre n’a rien à voir avec l’écrire de Christiane. « Écrire n’a pas de biographie8 » et ce vers quoi les pages et les images se doivent de tendre est le « vivant de la vie 9 » et non le récit achevé d’une histoire exemplaire.
L’écrire de Christiane est une fouille, une excavation de terres anciennes, et je lui demande de nous emmener, moi et ma caméra, au fond de ces terres. Pour cela, elle a droit à la parole, une parole qui s’invente au fur et à mesure des discussions. Je lui demande de retourner sur le lieu de son écriture sans son écriture, d’y retourner étrangère, m’y invitant pour que je puisse écrire mon film. Aujourd’hui encore, je ne sais si cela constitue une profanation.
Écrire sans mots
Sous de multiples formes, Christiane évoque l’aporie de vouloir « écrire sans mots » ou de retrouver une « langue d’avant la langue ». Alors que nous tournons Nulle part avant, elle creuse dans son propre travail d’écriture l’idée d’une « basse langue » :
Pour l’enfant de la non-née fille d’une animale, écrire est cet irréalisable : donner corps à la basse langue, entendre ce qui sourd et roule du chemin creux, de sous les pattes de la taupe aveugle, de là où la langue n’est ni lue ni écrite, et demeure silencieuse10.
Nulle part avant devait être une rencontre avec un texte et celle qui écrit nous mène là où la langue se doit d’échouer. Avec cette basse langue, il ne peut pas y avoir de rencontre vue, documentable, datée. Il ne peut y avoir qu’un sentiment que dans l’obscurité quelque chose a remué, quelque chose est venu la remuer elle, moi, vous. Peut-être, ça nous a « fait signe 11 », en une langue si étrangère que nous ne sentons que confusément que ça s’est adressé à nous — ce ça de l’écriture que le film aimerait dire.
La bête parfois me visite. […] Me poigne doucement. Me déchire tendrement. […] Je dis : bête poignante, donne-moi la langue qui étrange, la langue qui m’étrange, qui m’étrangle les mots lisses dans la gorge, donne-moi la basse langue. La basse langue, c’est mon pays, une langue sans mémoire, une lande où pousseraient en même temps un vif esprit et les mottes de la taupe excavatrice 12.
Paysages
Qu’ai-je vu de la basse langue de Christiane ? Que mon film a-t-il donc vu de l’écrire ? Malgré la puissance des mots, ou plutôt à cause de la puissance des mots, je me suis attaché aux lieux. Pour faire image des lieux de l’écriture, j’ai demandé à Christiane de m’amener là où Marie vécut, là où sa fille Joséphine grandit, là où Christiane, la fille de la fille, vint en vacances une partie des étés, au lieu-dit du Nid-de-Chien. Dans les environs de Lamballe, dans les Côtes-d’Armor, dans une campagne qui est aussi un peu celle de ma mère, de ma grand-mère, et de mes étés d’enfant, on a marché. On a vu ce qui n’existait plus : la maison de terre détruite pour y construire du neuf, les haies coupées, la lande transformée en champs. Aujourd’hui, le regard porte de petits vallons en petits vallons, on ne voyait jamais aussi loin avant. Christiane me dit son impression qu’on a tout recouvert, même le sale.
Christiane a repris son train, et je suis resté. Elle m’avait ouvert un chemin, mais fabriquer les images de ces lieux était un travail solitaire. Comme l’écriture. J’ai suivi les petits cailloux blancs jusqu’au bosquet de Saint-Guien, jusqu’à une maison en terre rescapée du recouvert, mais aussi jusqu’à la propreté triste d’un petit village de la campagne bretonne en hiver. Je marche en bordure de champs, une lourde caméra 16 mm à l’épaule. Je cherche des peupliers, des sillons, de la boue. J’imagine Marie dans son sarrau et Joséphine adolescente, louées aux fermes environnantes, travaillant dans le froid. Je cherche ces corps qui ont façonné, sans que nul ne puisse dire exactement comment, les paysages devant mes yeux. On aimerait que la terre se rappelle tous les fantômes, et que les paysages soient d’autres livres, des palimpsestes infinis et secrets. Le vent se lève, soudain il fait trop froid pour continuer à tourner.
Inscrire
Ces lieux obscurs de l’écriture résonnent à ces autres lieux sombres du travail de la pellicule. Dans la chambre noire de la caméra, le film 16 mm attend la violence de la lumière qui vient frapper 1/48 de seconde l’émulsion chimique. Comme un éclair dans la nuit, une fraction de seconde de lumière change tout, les ions d’argent se transforment et forment des motifs compliqués là où la lumière les a violés. Le noir retombe sur le film. La pellicule garde son aspect mat et opaque. Rien n’est su de cette image latente.
C’est dans une autre chambre noire, celle du laboratoire argentique, que la chimie va venir attaquer l’émulsion. Une autre violence, liquide, qui pour le laborantin privé du regard est plus sonore que visuelle. Le révélateur ouvre béantes les plaies de la lumière, l’étendant comme une lèpre sur le corps de l’image. Il vient transformer les sels d’argent en grain d’argent. Le métal, opaque, constitue le noir de l’image négative : le blanc de l’image positive. Puis le fixateur détruit tout ce qui n’est pas devenu argent. L’image est décapée, creusée. Elle en sort visible à tout œil qui se penche sur la petite image négative. Visible et morte, incapable qu’elle est maintenant de réagir à la lumière.
Lorsque l’on s’approche très près de la pellicule, on voit que l’image n’est pas tout à fait plate, mais de creux et de bosses. L’opaque et ses grains d’argent font comme de petits plateaux, alors que les parties transparentes sont sans matière, et présentent simplement la surface lisse du support plastique et transparent de la pellicule. Ce relief est la marque de cette inscription par brûlis. L’image est une inscription-mutilation, comme les gravures sur les tombes des cimetières.
Cénotaphe
Le corps de Marie, qui est la raison même de l’existence du corps de Joséphine, puis du corps de l’écrivaine, a disparu. Âgée, Marie, restée seule au Nid-de-Chien, perd ses repères, erre dans la lande la nuit, dit que l’on veut brûler ses cerisiers. Pour le village, pour la famille éloignée dans la ville d’à côté, pour Joséphine partie vivre à Paris, la vieille femme délire et ne peut rester seule. Elle est internée à l’asile pour femmes, à 70 km de son village. Lorsqu’elle y meurt, des années plus tard, elle est alors mise dans la fosse commune de l’asile. C’est en tout cas ainsi que se le rappelle Christiane. Lorsque je demande, l’on me dit qu’il n’y a pas de fosse commune à ce qui est maintenant un hôpital psychiatrique. Les restes du corps, personne ne semble savoir où ils sont.
Alors que le Nid-de-Chien est solidement arrimé à la terre, dans une Bretagne sans mer, ce corps manquant rappelle les ex-voto à la mémoire des hommes disparus en mer et habitant les chapelles de la côte. L’écriture de Christiane n’est donc pas uniquement un lieu qui naîtrait du corps de Marie, mais le corps de Marie lui-même. Nulle part avant, le film, est un cénotaphe pour Marie – une tombe sans corps, faite de l’écriture de Christiane 13. Dans la boue du chemin creux, dans les murs de l’hôpital psychiatrique, dans le noir de la pellicule, le corps convoqué par l’écriture cherche à s’incarner.
Lettres
Le film va mener à un autre écrit. Ma grand-mère fut psychiatre dans l’institution où Marie finit ses jours. Le dossier de Marie est encore accessible. Elle contient la correspondance entre Joséphine et sa mère internée, ainsi que la réponse des bonnes sœurs, responsables à l’époque des malades. Il y a là trace des images qui hantent l’écriture de Christiane. Je demande à Christiane de me lire ces lettres, écrites par d’autres pour d’autres. Avec les restes de ces écrits vernaculaires, par les mots tracés par une fille pour une mère qui ne savait pas lire, Christiane, vivante, prête sa voix à sa mère et aux soignantes. La nuit tombe dans la petite pièce. Christiane pose les photocopies des lettres. Elle dit : « Ce qui pour moi apparaît aussi très fort dans ces lettres de ma mère, c’est son amour pour sa mère 14. »
À cet instant-ci, entre nous et peut-être en elle-même l’écrit s’ouvre, cascade. Il n’y a plus celle qui écrit d’un côté, et puis les autres, mais une circulation des voix. De Christiane à Joséphine, de Joséphine à Marie, des bonnes sœurs de l’hôpital à Joséphine : l’amour se fraye un chemin dans toutes ces petites lettres noires sur papier blanc, de l’encre sur du papier, vaisseau du vivant des vies. Au bord du précipice des émotions, le film fait image d’une écrivaine qui porte en elle toutes les voix.
Montage
Sur les murs de la petite salle de montage, les Post-it s’accumulent. Le film gît, vertical, démembré dans cette étape de « ré-écriture » qu’est censé être le montage. Rien ne va. L’histoire de Christiane n’est qu’une partie du film qui distribue la parole à trois femmes. Dès que l’on commence à découper les choses, à en extraire le sens explicite, à se demander ce que cela veut dire, à parler d’intentions, à ériger la narration en but ultime, à faire attention que l’« on » comprenne bien, alors tout fout le camp, le montage se fait contre le tournage, et écrire ne sert plus qu’à raconter.
J’ai retiré les Post-it, pris des feuilles de bristol et commencé à ré-écrire à la main chaque plan, chaque morceau d’entretien auquel je tenais, sans coupure. Je les ai mis dans un petit classeur. Plus question de découper un mot, et de nonchalamment l’associer à un autre, jusqu’à ce qu’une permutation sonne mieux qu’une autre. Cet appauvrissement de la possibilité de permutation, de combinaison à l’infini dans les voix et les images, en un mot la nécessité de traiter les plans et les entretiens comme des textes littéraires, a donné à Nulle part avant son ossature, sa durée et son propos. Loin d’être un film sans coupe, Nulle part avant n’est pas un film d’éclats. Dans un carnet, pendant ce travail douloureux, j’écris : « Il ne faut pas avoir peur […] l’histoire se racontera, toujours, de surcroît 15. »
La houle passe. Le montage se termine, et il est temps d’inscrire les poèmes de Robert & Joséphine sur la pellicule. Au développement, je remarque qu’un point blanc apparaît toutes les dix images. Un signe que ma prise de vue « sans risque, sans piège » ne s’est pas passée correctement. À la projection les mots des poèmes qui devaient être absolument fixes semblent flotter dans le cadre, doués d’un ersatz de vie. J’ai dû mal fixer la pellicule dans la caméra, une erreur pratiquement impossible à faire. Je garde les mots qui remuent la fixité de la page. Finalement, même ce qui ancre se meut.
- Veschambre Christiane, Robert & Joséphine, Cheyne éditeur, collection verte, Chambon-sur-Lignon, 2008.
- Ibid., p. 13.
- Ce travail de prise de vue fut effectué au laboratoire artisanal de cinéma argentique L’Abominable, installé à La Courneuve. L’entièreté du travail sur pellicule pour Nulle part avant fut réalisée à L’Abominable ainsi qu’à l’Etna, laboratoire de cinéma expérimental à Montreuil.
- Veschambre Christiane, Le Lais de la traverse, Éditions Des Femmes, Paris, 1979, p. 7.
- Veschambre Christiane, Écrire. Un caractère, Éditions Isabelle Sauvage, Coat Malguen, 2018, p. 50.
- Veschambre Christiane, La Maison de terre, Le Préau des collines, Paris, 2006, p. 17.
- Ce texte de Joséphine est reproduit dans Veschambre Christiane, La Griffe et les Rubans, Le Préau des collines, Paris, 2002, p. 5.
- Veschambre Christiane, Écrire. Un caractère, op. cit., p. 39.
- Expression utilisée par Christiane Veschambre dans Falguières Emmanuel, Nulle part avant, op. cit., 20’.
- Christiane Veschambre, Basse langue, Éditions Isabelle Sauvage, Coat Malguen, 2016, pp. 100-101 [italique ajouté].
- Ibid., p. 134.
- Ibid., pp. 108-109.
- Autour de la question du film sans corps, voir aussi, Falguières Emmanuel, « Le rituel en son lieu obscur, pratiques du film argentique » in Actes du colloque Intérieurs du rituel : approche, pratiques et représentation en arts, Université de Montréal, Canada. https://www.colloqueartsmedias.ca/actes/2016.
- Falguières Emmanuel, Nulle part avant, Entre2Prises, France, 2018, 91’.
- Falguières Emmanuel, « Carnet de travail », archives personnelles de l’auteur, 17 novembre 2015.
-
Nulle part avant
2018 | France | 3h26 | 16 mm, super 8, vidéo, sur vidéo
Réalisation : Emmanuel Falguières
Production : Entre2Prises
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 17, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0017, accès libre)