Lucie Leszez
Les auteurs de ce numéro « Films, textes, textures » de La Revue Documentaires s’intéressent, pour la plupart d’entre eux, à des films dont la fabrication s’est faite au ralenti, à rebours des vitesses de plus en plus folles qu’impose la société capitaliste, dans des lieux alternatifs, laboratoires de cinéma indépendants ou ateliers partagés, qui proposent à leurs cinéastes adhérents la mise en commun d’outils et de machines indispensables à la réalisation, en toute autonomie, de films en 16 mm, 35 mm, ou super 8 – sur support pellicule. Cette matière spécifique qu’est la pellicule argentique dicte sa temporalité à ceux qui la travaillent, exige d’eux un certain savoir-faire et des gestes techniques précis, une attention à ses métamorphoses photochimiques ; elle les incite ainsi, subrepticement, à prendre le temps de voir, d’écouter, de lire, d’écrire, le temps qualitatif du faire.
C’est ce parti pris d’une pratique d’atelier qu’ont choisi plusieurs cinéastes auteurs d’articles présents dans ce numéro : tel Guillaume Mazloum qui a réalisé son film en 16 mm, Un grand bruit, au laboratoire L’Abominable, situé à La Courneuve. De même Joyce Lainé, elle-même réalisatrice de films argentiques, consacre son article à Rites of Résistance, réalisé en 16 mm par Miki Ambrózy, travaillé en grande partie à l’Atelier MTK de Grenoble, dont elle est membre. Comme le sont Loïc Verdillon et Elsa Rossler, qui présentent dans ce numéro leur manière de déchiffrer les bobines de rushes récemment retrouvées des films autrefois tournés sous la responsabilité d’Haroun Tazieff. D’autres auteurs, Catherine Bareau et Anne-Marie Faux, Olivier Derousseau, Martin Molina Gola, marquent leur préférence pour le matériau argentique, il en est de même pour Olivier Dutel et Gaëlle Joly, qui assument la responsabilité, à Saint-Etienne, du Gran Lux : un lieu dédié au cinéma argentique qui inclut la production et la projection des films mais aussi, par extension, la fabrication d’une revue réalisée à partir de gestes techniques spécifiques à la risographie ou à la sérigraphie. Techniques qu’utilise l’Atelier Fluo de Grenoble, où la couverture de ce numéro a été réalisé de manière toute artisanale avec l’aide de Nicolas Bonanni 1, Katherine Bauer 2, Julia Gouin et Loïc Verdillon.
L’idée de réunir celles et ceux qui travaillent au sein de cette constellation de lieux s’inscrit dans le prolongement d’un séminaire collectif que nous avons tenu pendant plusieurs années dans les locaux de l’ENS-Ulm de Paris, où nous interrogions les « Gestes de cinéma documentaire – du côté des labos », au cours duquel de nombreux films nous sont apparus peuplés d’écrits divers, de poèmes, de textes issus de la littérature comme du répertoire théâtral, soit que ceux-ci intègrent la matière même du film comme l’explore Noélie Martin à propos de l’œuvre Sans titre n°3 de Giovanni Martedì, soit qu’ils en forment la matrice comme pour le court métrage Don Cherry de Jean-Noël Delamarre, Natalie Perrey, Philippe Gras et Horace Dimayot, que commente Gabriel Bristow. Fragmentés, les textes trouvent dans les films une autre temporalité, ils s’étirent, se dilatent dans le temps et l’espace filmique ; mêlés aux images, juxtaposés, superposés, ils sont réélaborés au sein des films et mutent, se transforment, parfois jusqu’à ce que les signes soient mis en déroute ainsi que le développe Rodolphe Olcèse à propos des Histoire(s) du cinéma de Jean-Luc Godard. C’est au tissage dans les films de ces trames de réel que ce numéro se consacre : à ce travail entre les mots et les choses, là où s’inventent ce que nous nommons « texture ». Que révèlent, dans le contexte de ce qui s’écrit, ces gestes qui interviennent sur la matérialité des films, sa recomposition, sa « texture » ?
Un certain nombre d’articles rassemblés dans ce numéro s’attachent ainsi à explorer ce moment et cet espace où le travail cinématographique saisit le seuil de visibilité des textes, quand s’engage l’imaginaire qu’ils convoquent. Dans leur article sur la performance M…H, que la cinéaste Gaëlle Rouard élabore à partir de Macbeth de William Shakespeare, Agnès Perrais et Sébastien Ronceray décrivent et relèvent ces moments où « autour du texte les fragments sonores ainsi que les images filmées souvent plongées dans une grande obscurité semblent arrachés au sommeil et à l’oubli : les sons surgissent comme des souvenirs de films qui composeraient notre monde mental, les bribes du texte de Shakespeare comme les réminiscences d’un livre qu’on a lu il y a longtemps, les images comme des fragments de réel qu’une torche tremblante tenterait d’arracher à la nuit ». Les émotions qu’a fait naître la lecture du texte chez la cinéaste se trouvent ainsi traduites sous forme d’un précipité de sensations visuelles et sonores, impliquant la matière même du film argentique. La texture qui advient prend l’allure de « l’étoffe dont les rêves sont faits ».
C’est à un tout autre mouvement que s’intéresse Christophe Postic, quand il propose de voir dans le film d’Alexandre Barry, Trakl Sébastopol, la texture des songes crépusculaires qui sourdent du poème « Rêve et folie » de Georg Trakl, à partir de la mise en scène qu’en fait Claude Régy. Cependant le cinéaste ne cherche pas à capter le moment où le texte s’expose devant un public sur une scène de théâtre ; bien au contraire. Il choisit de filmer la dernière séance de travail qui rassemble, dans un modeste bureau boulevard de Sébastopol, l’unique comédien de la pièce, Yann Boudaud, et son metteur en scène, Claude Régy, tous deux sous l’œil de la caméra d’Alexandre Barry, leur ami et compagnon de travail. A Christophe Postic, le cinéaste confie : « Je vis avec ce texte de quatre pages et demie depuis cinq ans, depuis que le projet a été mis en route et une relation intime s’est créée avec l’écriture de Trakl. Il y a quelque chose d’extrêmement intime qui est déposé de manière diffuse dans le film. Comme cette relation de travail à trois. » Filmer l’ultime travail qui les rassemble conduit le film à prendre en charge non seulement l’exigence que porte le poème, ses incarnations successives que condensent le visible et l’audible, mais il tend à rendre visibles les expériences sédimentées des protagonistes ; la texture du film se déploie ici dans un écart entre le décor trivial et la douleur du récit que porte le poème, la lenteur et le vertige des mots, elle est rythme et mouvement subreptice d’un corps soutenu par la tension d’une relation, vie et force du texte à l’écran.
Emmanuel Falguières, dans son film, explore le geste « de fouille, d’excavation de terres anciennes » de la poétesse Christiane Veschambre, ce qu’il nomme, dans son article qui rend compte des préoccupations qui furent siennes lors de la fabrication de son film Nulle part avant, « Filmer l’écrire ». « Je propose à Christiane de nous emmener, moi et ma caméra, au fond de ces terres. Pour cela, elle a droit à la parole, une parole qui s’invente au fur et à mesure des discussions. Je lui demande de retourner au lieu de son écriture sans son écriture, d’y retourner étrangère, m’y invitant pour que je puisse écrire mon film », se souvient-il. Nulle part avant s’écrit ainsi au cours de ce voyage que font l’autrice, en exil de son territoire, dépossédée de son écritoire, et le réalisateur devenu arpenteur, celui qui cherche au cours d’une descente aux réminiscences dantesques, à conduire un récit enfoui vers sa visibilité. Des sous-sols de l’écriture vers la surface du film ainsi se construit, patiemment, une texture susceptible d’inscrire dans la matière la révélation d’un « écrire ». L’approche philologique que choisit Maylis Laureti pour aborder la collaboration du cinéaste Rithy Pahn avec l’écrivain Christophe Bataille invite, dans un mouvement semblable, à mieux percevoir la manière dont l’espace d’un film peut accueillir ces spectres qui hantent les textes.
C’est à une autre forme d’excavation que s’attache Lucile Combreau dans son article sur le film The Sea is History du cinéaste Louis Henderson, quand elle porte attention à ces textes que le réalisateur déterre, tel un archéologue, pour en identifier les diverses couches sédimentées. Les textes contaminent le terreau d’où ils sont extraits et créent ainsi les conditions d’un nouveau milieu, hétérogène, organique, d’où peut sourdre une nouvelle vie. Lucile Combreau note : « Mis en relation les uns avec les autres ainsi qu’avec les éléments d’un espace pluriel, marin et sous-marin, lacustre, géologique et végétal, les textes déploient un jeu d’échos et créent des passages entre les mémoires, les lieux et les classifications. » La texture du film devient ce milieu doté d’une épaisseur temporelle où sous-sol et surface se rejoignent, faisant surgir des paysages filmés entremêlés la matière d’un « tissu organique, où les textes participent, dans un jeu de résonances, à l’affleurement d’une mémoire vivante ».
« Films, textes, textures » : ce numéro recueille ainsi une pluralité d’expérimentations que décryptent dix-huit auteurs qui portent attention à ces assemblages de matériaux hétérogènes, véritables palimpsestes qui façonnent les films, leur confèrent un milieu où peut s’inventer une texture. Ces articles incitent le lecteur à prendre route en compagnie de Pasolini quand il reconduit le voyage de Dante dans sa Divine Mimesis – texte au long cours qui marque le passage du Pasolini écrivain au Pasolini cinéaste. Elle-même cinéaste et écrivaine, Raymonde Carasco, dont il est proposé une approche dans ce numéro, ajoute sa lecture du texte dans sa Mimésis barbare de Pasolini et propose un horizon aux possibles : « Écrire La Divine Mimesis, c’est, tout simplement aujourd’hui, lire La Divine Comédie. Le geste d’écriture est la mise en acte d’un geste de lecture, d’une lecture jetée, par l’écriture même, hors pouvoir. Volte d’écriture où la lecture sort de ses gonds. Détournement catégorique […] nous commençons à entendre avec nos yeux, à avoir de petites oreilles, à toucher avec nos esprits. Nous avons l’expérience d’un toucher de l’œil, d’un voir avec l’oreille […] Nous commençons enfin à pouvoir devenir analphabètes. Et ça passe par de singuliers voyages : au pays des Tarahumaras pour Artaud, en Enfer par La Divine Comédie […] On peut traverser un livre comme une sierra, une ville. Nous pouvons enfin devenir voyants, un peuple analphabète et voyant 3. »
- Nicolas Bonanni est imprimeur et éditeur (Éditions Le monde à l’envers).
- Katherine Bauer est cinéaste, membre de l’Atelier MTK.
- Carasco Raymonde, « La mimesis barbare de Pasolini », à consulter sur http://raymonde.carasco.free.fr/telechargements/Mimesisbarbare.pdf
Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 9, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0009, accès libre)