Questions de démocratie
Thierry Nouel
« Le processus audiovisuel contemporain peut essentiellement être comparé à des soldes dans un hypermarché où les clients se ruent d’une allée à l’autre. », Peter Watkins, Media crisis, éditions Homnisphères
« L’alliance oligarchique de la richesse et de la science réclame aujourd’hui tout le pouvoir et elle exclut que le peuple puisse encore se diviser et se démultiplier. », Jacques Rancière, La Haine de la démocratie, éditions La Fabrique
Plus de huit ans ! Il a fallu plus de huit années pour filmer, produire, monter et surtout pouvoir montrer au public ce film Grèves à la chaîne. Son sujet : deux grèves de télévision et surtout la démocratie !
Huit ans au cours desquels le flux d’images destiné à divertir de toute intelligence, à angoisser les esprits et à avachir les corps est devenu de plus en plus envahissant, huit ans pendant lesquels le documentaire (authentique ou frelaté) a explosé comme genre à la mode.
Pouvais-je deviner au départ de cette aventure quels murs de rejet ou de silence gêné je rencontrerai ? Certainement pas. Car vouloir être là avec ma caméra pour suivre un conflit social au sein d’une entreprise de communication, interroger les dérèglements du mandat syndical, souligner les errements du journalisme et les étrangetés dans la circulation de l’information, cela me paraissait nécessaire et urgent. Et il aura fallu ces huit ans pour espérer percer ces obstacles ou contourner ces étouffements. Tout ce temps pour atteindre, on l’espère bientôt, ce qu’on appelle le public, qui est aussi — mais tout n’est-il pas organisé pour le faire oublier — un ensemble de citoyens concernés et sans doute passionnes par ces questionnements et prêts a en débattre.
C’est donc en décembre 1997 que j’ai entrepris de filmer un premier conflit à France 3. Classique mais dur, avec une grève générale, A.G. dans toutes les stations régionales et à la Rédaction Nationale, interruption des programmes et mire à l’antenne, intersyndicale et négociations acharnées pour aboutir à un protocole d’accord contesté par une partie des grévistes qui crient à la trahison ! Air connu, mais rarement filmé d’aussi près, au cœur de la mêlée et de la télé !
En novembre 2002, je filme de nouveau une longue grève à France 3, mais cette fois le combat semble sans espoir et sans issue : les instances paritaires se délitent, et on observe seulement une révolte sourde et obstinée contre des pouvoirs arrogants qui défont discrètement le service public, 22 jours qui sont un cri réclamant un autre mode de rapports sociaux et de lutte, qui disent le besoin de nouvelles solidarités.
Ainsi, alors que l’on tenait une sorte de « scoop » (comme on dit dans ces milieux de plus en plus marqués par le jargon journalistique), alors qu’était vu comme « en direct » puis étiré dans le temps les origines et les effets d’une crise profonde, alors qu’on pourrait s’attendre à l’intérêt ou à la curiosité de certains producteurs ou diffuseurs (dont les grandes déclarations parlent de « résistance » ou de montrer « ces films qui nous regardent »), ce fut le sauve-qui-peut généralisé : cachez ce film que l’on ne saurait voir !
Pourtant, de 1997 à aujourd’hui, le sujet reste brûlant d’actualité : affaiblissement des liens sociaux, crise du syndicalisme, mise en question des élus et des élections, recherche des nouvelles formes de fonctionnement démocratique, etc. Réactions de fuite devant les images d’autant plus curieuses que l’on se proclamait dans le même temps friand de documentaires et de réalité vécue. Mais plus la lutte était lointaine et le film politiquement « exotique », plus il avait de chance d’être montré, car sans trop d’effets directs sur les raisons du délabrement social et sur les moyens de secouer les consciences françaises !
En travaillant sur le temps (un peu contraint mais quel enrichissement) et sur ces deux conflits, j’ai pu à la fois souligner les changements radicaux dans les relations sociales au cours de cette époque, mais aussi montrer l’évolution concrète des personnages d’une lutte à l’autre. Et de plus, tout cela est vu de l’intérieur, « in bocca al lupo » (dans la gueule du loup), c’est-à-dire depuis les lieux mêmes où se reflètent tous ces décalages : une rédaction, des actualités télévisées.
Le film tente une analyse critique des dysfonctionnements de la représentation. Et je crois qu’il fait apparaître le lien étroit entre ce dérèglement de la représentation élective (par exemple syndical ou politique) et ceux produits par les représentations médiatiques.
Ayant trouvé l’appui fidèle, dès avril 1998, et qui ne s’est jamais démenti, du producteur Yvon Davis au sein d’Agat Films, nous avons constaté pendant des années que montrer ces grèves, et celles au sein de la télévision notamment, brûlaient littéralement les yeux d’éventuels diffuseurs. Interroger les fonctionnements du pouvoir ne suscitent guère l’enthousiasme de ceux qui le détiennent. On leur avait proposé un remake de l’Arroseur arrosé, puisqu’on montrait ceux qui habituellement représentent la démocratie s’interrogeant, avec une certaine angoisse, sur leurs propres dérives… démocratiques.
On était également face à un paradoxe : car il est possible aujourd’hui de mener un film de sa première image à son montage final grâce à la vidéo légère, aux caméras DV, au montage virtuel à domicile, grâce également au statut d’intermittent, et enfin grâce au soutien de producteurs courageux, bref grâce à des conquêtes en termes de liberté et d’indépendance. Mais il devient presque impossible de finaliser le film. Accéder au public est la barrière ultime et férocement gardée, tant la distribution est devenue le lieu d’étranglement et de censure le plus radical et le plus politique.
Tout ce qui n’entre pas dans le formatage (en termes de durée et d’écriture), mais surtout en termes idéologiques et politiques est discrètement rejeté, ou du moins renvoyé aux réseaux « militants et alternatifs ». Curieux pour un film qui se veut ouvert à un large débat et qui concerne « tout le monde ». Car la télévision et la démocratie ne me semblent pas des sujets réservés à des discussions en cercle fermé ou pour quelques convaincus.
Enfin la surprise est venue des festivals. Après ce rejet par toutes les télévisions et câbles, quatorze festivals français et étrangers ont refusé la première version intitulée Grèves à France 3. Certes, sa durée de 3h10 puis de 2H30, et son absence de commentaire, en fait une proposition de confiance dans les spectateurs (son appel aux intermédiaires, passeurs, animateurs pour s’engager avec un film comme « inachevé » et que le public doit conclure). Certes cette confiance dans une démocratie devant l’écran a pu dérouter. Mais c’est sans doute le contenu même qui suscitait des craintes : soumettre à la question impitoyable des images le déroulement même de la démocratie touchait directement au fonctionnement démocratique (ou pas ?) des institutions. Un festival a même reproduit scrupuleusement le scénario du film puisque la base avait, démocratiquement, sélectionné le film jusqu’à ce que des « responsables » refusent de le présenter tout comme l’Intersyndicale fait un moment écran aux revendications de la base dans le film. Ironie d’autant plus burlesque que cette manifestation qui le refusait s’appelait « le Salon des Refusés » ! Aussi hommage soit rendu à deux festivals (« Bobines Sociales » dans le 20e à Paris et « Lassalle en Cévennes ») qui ont eu le courage de le sélectionner et de faire débattre. La tradition critique des protestants et des communiste n’est pas morte ! Hommage soit rendu aux Intermittents en lutte qui ont permis deux projections à La Femis et aux Ateliers Varan, sans oublier la première organisée par la coordination Pour un autre cinéma 1, au cinéma La Clef. 2
Aujourd’hui, s’ouvre un nouveau combat pour montrer sur les écrans une nouvelle version d’1h35 (aidée par le CNC), et qui faillit être montrée par un câble (VOI Senart, co-producteur qui malheureusement a disparu avant la diffusion. Le malheur poursuivrait-il les courageux ?).
Bref, parviendrons-nous à vaincre le rempart qu’oppose les systèmes de distribution pour écarter et marginaliser tout ce qui menace le bel agencement de la fausse démocratie télévisuelle. Car la grande masse des consommateurs ne doit pas être agitée par autre chose que des faux débats, proposés à un faux peuple de studio, animés par des bateleurs qui ne sont des porte-paroles que pour vendre un libéralisme séducteur et une dépolitisation généralisée.
Il va s’agir de savoir si l’on peut en 2006 adresser des images sur la démocratie à des spectateurs citoyens et actifs.
Car le film Grèves à la chaîne est un miroir décapant. Il renvoie les intermédiaires à leur responsabilités politiques dans la crise actuelle, les détenteurs de pouvoir à leur rôle et à leur histoire, sinon à leur trahison.
Et les spectateurs à leur longue plongée dans le silence, la complaisance, la compromission ou la passivité.
On espère un réveil !
Est-ce trop vous demander ? 3
Thierry Nouel, Le Colonne, Sardaigne, Milan, juin 2006
- La coordination Pour un autre cinéma, un collectif de plusieurs associations de production et/ou de diffusion de documentaires, créée en 2003 lors du Forum Social Européen à Paris.
- Je dois à la vérité que quelques manifestations ont proposé au film des strapontins que l’on nous faisait passer pour prestigieux : petite salle de dix places dans un cave, écran individuel ou de visionnement, inscription à la vidéothèque, et même un comble critique (très négative) sans que les spectateurs du dit festival puissent voir le film puisqu’il n’était pas dans la sélection. Nous avons toujours refusé pour le principe, parce qu’un film sur l’idée démocratique, ne se discute pas seul devant ou avec son écran. Et puis, c’est comme à la télé : « allez on vous le prend, mais à deux heures du matin » ce qui permet aux décideurs de dire qu’ils ont eu du courage, sans avoir celui de confronter le film au public ou de s’être vraiment engagé pour défendre ce film.
- J’apprends que le film est sélectionné a Lussas 2006… on sortirait donc enfin du tunnel !
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Grèves à la chaîne
2006 | 1h35 Réalisation : Thierry Nouel
Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 100, 3e trimestre 2006)
