Pierre Baudry
La section rétrospective de Beaubourg réserve des plaisirs particuliers ; outre Mon éros très privé, de Hara Kazuo (commenté plus haut par Jeffrey Ruoft et Kenneth Ruoff), ainsi que Les voitures d’eau, de Pierre Perrault, où la parole humaine trouve son sublime équivalent métaphorique dans la construction d’une architecture batelière, la surprise, au moins pour moi, fut Grey Gardens, des frères Maysles.
J’écris « je », contrairement au bon goût, car il ne s’agit ici que de relater l’expérience subjective d’une projection. Tout l’été, j’ai espéré recevoir une cassette du film, qui n’est pas venue, et qui aurait permis de plus fins commentaires.
Le film n’était pas sous-titré ; on nous donnait, à l’entrée, des écouteurs pour une traduction simultanée. J’ai rapidement compris pourquoi ce film était peu connu en France : à moins de savoir très bien la langue américaine (ce qui n’est pas mon cas, même si je fais de mon mieux), il est absolument impossible de comprendre tout ce qui se dit; les échanges de dialogue entre la mère et la fille sont ultra-rapides, et parfois même se chevauchent. Sous-titrer ce film serait une tentative impossible ou aberrante; et notre malheureux traducteur « simultané », héroïquement, ne faiblissait pas à nous livrer une version française, avec cinq secondes de retard, c’est-à-dire au moment où l’autre protagoniste, sur la bande-son du film, avait déjà commencé à parler.
Cela devenait franchement inextricable, et j’ai préféré, par moments, renoncer à entendre la traduction, pour me raccrocher, dans une écoute incertaine, au présent du film.
Reprenons au début.
Grey Gardens nous montre la vie quotidienne de deux femmes de la « haute » société américaine, la mère (« Big Edie ») et la fille (« Little Edie »). Elles n’ont jamais vraiment travaillé ; leur éducation les a dotées de cette grâce particulière aux femmes de leur classe sociale : savoir paraître, chanter, danser. Dans leurs jeunesses, elles furent charmantes en société. Aujourd’hui (1975), elles vivent oisives mais proches de la gêne, et ne sortent jamais de leur propriété, une villa près de l’océan dotée d’un jardin exubérant, à moitié abandonné, zone de jungle proliférante. Cet isolement les a manifestement amenées au laisser-aller : crasse, désordre, odeurs supposées de pipi de chat. Des mouches hantent impunément les papiers peints sur les murs.
Il y a à mon avis deux sortes de bons sujets de documentaires : ceux qui nous montrent d’une part des réalités auxquelles nous n’avons pas accès (par exemple la belle série BBC diffusée cette année par France-Télévision sur Le temps des dinosaures), et d’autre part les réalités qui sont proches de nous mais que nous n’avions pas su voir.
La vie de ces deux femmes fait évidemment partie de la première catégorie : sans ce film, je n’aurais jamais eu accès à un tel endroit, à un pareil milieu.
D’où un soupçon de voyeurisme. Mais celui-ci est canalisé par les efforts de séduction que Little Edie produit devant la caméra, sans doute moins à l’adresse des spectateurs qu’à celle de David Maysles.
Little Edie a la cinquantaine ; elle exhibe volontiers un corps marqué par l’âge ; dans sa vêture pleine de fantaisie, un détail retient obstinément l’attention : elle porte des turbans et autres couvre-chef qui dissimulent son crâne. Cache-t-elle qu’elle est chauve ? Si elle l’est, a-t-elle subi récemment une thérapie médicale « lourde » ? Bref, ces atours bien ajustés dissimulent-ils les marques d’un cancer ? Les attitudes séductrices se teintent de pathétique.
La mère, elle, du moins apparemment, ne fait pas d’effort. Sa féminité est passée « sous une espèce d’éternité » — écrasante pour sa fille.
On se met à l’écoute de la souffrance. Chaque parole promet de devenir symptôme. A cause du débit rapide, de la langue, on n’entend pas tout. Périodiquement, on décroche. On préfère s’en tenir à écouter ces deux incessantes sources de mots comme des sources de bruit. On se sent en défaut interprétatif (bon sang, j’aurais tout de même pu comprendre un peu mieux dans le détail !). On en vient à considérer que les mots que ces deux femmes profèrent sont comme autant de cartes au jeu de bataille, où l’on abat le carton sans savoir ce qui sort. La parole est alors, par moments, « prise en masse » 1.
Les mots devenus choses, et qui font sens non par leur signification mais par le fait qu’ils sont là, jamais, je crois, le cinéma direct n’avait pointé cela.
Si, par miracle, la cassette me parvenait, il y aurait un bis, par exemple au sein du numéro 18 de la Revue, consacré au son et coordonné par Claude Bailblé.
- La « prise en masse du discours », pour reprendre une expression proposée par Michèle Montrelay le mardi 14 novembre 1967 (voir L’ombre et le nom, sur la féminité, éditions de Minuit, 1977, p. 27 à 39).
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Grey Gardens
1975 | États-Unis | 1h34 | 35 mm
Réalisation : Albert Maysles, David Maysles, Helen Houde, Muffie Meyer, Susan Froemke
Production : Maysles Films Inc. -
Mon éros très privé
1974 | Japon | 1h33 | 16 mm
Réalisation : Kazuo Hara
Publiée dans La Revue Documentaires n°16 – Mémoire interdite (page 129, 4e trimestre 2000)