Quand la contrainte de l’habiter ouvre l’espace du récit
Laureline Delom
Retour sur expérience et regards croisés autour de deux films réalisés par une vingtaine d’enfants hébergés dans deux hôtels sociaux du Samu Social de Paris. Ces ateliers ont été réalisés en collaboration avec Edwy Bouchez.
Hôtel Royal
Ce film nous fait entrer dans la vie quotidienne d’un hôtel 5 étoiles où des réceptionnistes se succèdent à l’accueil pour répondre aux besoins insensés de leur clientèle, tout en s’évertuant à mettre en place un règlement jamais respecté.
La cour aux oliviers
À partir de voix qui dressent les portraits des habitants d’un hôtel, se dessine une nouvelle topographie du lieu, du dehors vers le dedans, de la cour à l’intimité des chambres.
En 2016, dans le cadre de la mission « Mieux vivre à l’hôtel » initiée par le pôle hébergement et réservations hôtelières (PHRH) du Samu social de Paris, visant à améliorer les conditions de vie des familles hébergées en hôtel social via le dispositif du 115, plusieurs projets ont été engagés autour de différents thèmes (alimentation, culture, alphabétisation, soutien scolaire, santé et prévention). C’est dans ce contexte qu’ont été mis en place des ateliers cinéma à destination des enfants dont sont issus ces deux films. Les ateliers ont eu lieu successivement dans deux hôtels de la région parisienne et se sont déroulés respectivement sur une durée de 3 à 4 mois, à raison d’un samedi par semaine, avec un noyau relativement fixe de 10 enfants, âgés de 8 à 12 ans.
Dans le cadre d’ateliers de réalisation de films que je mène depuis plusieurs années, les personnes impliquées sont invitées à devenir acteurs du processus de création, de l’écriture au montage, en passant par la prise en main de l’image et du son. Dans cette nécessité d’ouvrage collectif, je n’arrive pas avec une idée préconçue du film à faire et je ne sais pas encore sous quelle forme l’écriture filmique peut éclore. Ni même parfois si un objet film peut en résulter. J’essaie davantage de créer les conditions d’une rencontre. Une rencontre qui ait lieu par le cinéma et qui s’essaie à frayer des chemins pour s’ouvrir à une histoire collective. Néanmoins dans ce type de pratique, si ce qu’on va raconter se découvre ensemble et pas à pas, la naissance de ce récit est très souvent liée à l’environnement de cette rencontre. Un territoire qui n’est pas anodin, que nous choisissons en tant que professionnels du cinéma pour en témoigner avant tout, avec ceux qui l’occupent. Un territoire souvent contraint et peu propice à recevoir ce type de création et qu’il nous faut apprendre à transformer ensemble pour le trajet du film. Si le souci est souvent de vouloir faire un pas de côté et d’accompagner l’imaginaire vers un ailleurs, le récit à venir porte déjà en lui les stigmates du territoire sur lequel on se trouve. Comme un premier précepte à accueillir et puis à questionner.
Faire un film en hôtel social, c’est nécessairement se confronter à la façon dont est pratiqué et intériorisé ce lieu par ceux qui vont s’emparer de la caméra, ici les enfants. C’est explorer avec eux des façons d’habiter, c’est regarder comment ils s’approprient le lieu et le transforment dans leur manière de « faire avec », de la même façon dont on s’approprie ou négocie l’espace d’un film. C’est prendre en charge, au sein du film, la relation étroite qui lie ces manières de vivre et de survivre à l’hôtel à l’élaboration d’un récit possible. Au sein de cet espace-temps intermédiaire et contraint qu’est l’hôtel social, il s’agit d’entrouvrir des passages, parfois même de les forcer pour permettre un espace autonome qui soit celui du film. C’est par ces processus de réappropriation (du lieu) et de projection de soi (à partir de ce lieu) qu’un échange peut avoir lieu et que les places assignées peuvent être déplacées le temps de la création et peut-être même au sein du film fini. Ce sont les conditions de ce cheminement-là, dans un « faire ensemble » dont il est question ici. Car c’est aussi pour moi, précisément à ces endroits-là, où l’on sent que le film peut exister, que sa nécessité à exister en tant que tel, à être rendu visible à un moment donné, n’est plus négociable, quelle que soit sa finalité.
L’hôtel social est supposément un lieu de passage où se joue un temps intermédiaire et il est un espace contraint en tant qu’il est fait de normes et de règles collectives. Il est surtout un lieu de vie qui accueille et prend en charge plus de 9 000 familles, soit environ 30 000 personnes en Île-de-France via le Samu Social. La population hébergée est une population isolée, précarisée et invisibilisée, issue à 90 % d’un parcours migratoire. Parmi elle, 50 % sont des enfants, scolarisés ou non.
Proposer un temps hebdomadaire sur du long terme est déjà inscrire un souci de continuité à l’endroit même où les familles hébergées sont dans une permanente instabilité, en tant qu’elles peuvent être confrontées du jour au lendemain à ce qu’on appelle « une rupture d’hôtel ». C’est-à-dire à des déménagements réguliers d’hôtel en hôtel qui peuvent également engendrer des changements d’école pour les enfants. Pour ces enfants, le temps de l’hôtel est un temps de l’ennui, un temps qui se dilate, qui se joue dans les chambres sur des espaces d’une dizaine de mètres carrés à plusieurs. Il est un temps de l’enfermement suspendu à quelque chose qui doit arriver, comme la promesse d’un après et d’un ailleurs. Un temps suspendu aux horaires de l’école, aux rythmes souvent décalés du travail des parents, un temps où l’on est souvent seul. Il y a peu de temps quotidien hors des chambres dans l’enceinte de l’hôtel, si ce n’est celui du passage ou de l’attente. Un temps dont on ne parle pas non plus à l’extérieur parce qu’on ne dit pas aux copains qu’on habite à l’hôtel.
Partager un temps de création avec les enfants, c’est avec eux s’adapter et assimiler ces contraintes. Mais c’est aussi avant tout leur proposer de créer, dans les conditions de ce présent qui se répète, une autre temporalité, celle collective du cinéma qui a la possibilité de construire quelque chose. Il est aussi question de trouver la bonne place. C’est-à-dire y être accepté physiquement et ce, autant par les familles que par les hôteliers qui restent décisionnaires de ce qu’il se passe dans leur établissement (libres d’accepter ou non le projet indépendamment du bailleur social). « S’installer » à l’hôtel en tant que personne extérieure, en tant qu’étranger, c’est déjà investir l’espace privé de ses occupants, c’est faire intrusion dans un lieu presque asilaire, de ceux que l’on ne veut pas voir, qu’il ne faut pas trop regarder de l’intérieur. Puis, c’est y introduire du cinéma et donc une forme de captation. Que cette matière soit documentaire ou fictionnelle, dans l’inconscient collectif des adultes, c’est ajouter quelque chose de l’ordre du contrôle dans un lieu qui est déjà sous contrôle, notamment avec les caméras de surveillance installées dans la majorité des hôtels. Faire circuler une caméra au sein d’un hôtel, c’est donc se confronter à l’appréhension des deux parties, celui qui doit surveiller (l’hôtelier lui-même contrôlé par l’institution, ici le Samu social) et celui qui est surveillé (les personnes hébergées). C’est aussi se confronter à la possible gêne d’être vu.
Pour trouver l’équilibre de cette cohabitation, il s’est agi de trouver notre propre autonomie et de recréer pour les enfants de l’espace et du temps qui ne fassent pas jouer les codes de l’hôtel aux mêmes endroits. Pour les deux réalisations, il a fallu commencer par définir un espace à part (hors chambres et couloirs). Une sorte de hors lieu, qui soit un espace libre, indépendant, sécurisé et garanti en tant que tel. Un espace non domestique, non approprié, un espace à la lisière du privé et du public, entre le dedans et le dehors. Un lieu naissant à partir duquel on peut écrire, penser, échanger à l’écart des adultes et de l’autorité. Pour ensuite s’en défaire et explorer l’à-côté.
Dans le premier hôtel, le seul espace possible est une petite salle de restauration d’une dizaine de mètres carrés où sont disposées quelques tables pour les clients dits « classiques » de l’hôtel (c’est-à-dire hors 115). Une salle non fréquentée par les enfants et laissée en décrépitude. Dans cette salle, il est délimité un espace au sol et un large rideau noir est tiré sur l’un des murs devant lequel chacun peut officier tour à tour devant et derrière la caméra. Un cadre neutre qui peut permettre à chacun de trouver son rythme et sa place dans le collectif (qui n’existait pas a priori pour les enfants de cet hôtel). Ce cadre, à l’instar d’un plateau de théâtre minimaliste, devient alors un espace pour la parole, une scène imaginaire sur laquelle les enfants peuvent s’autoriser à être ce qu’ils sont, c’est-à-dire à déployer quelque chose de l’ordre de l’enfance. Une scène de jeu pour le « je ». Il est là aussi question d’un premier rapport au cinéma, de l’inscription du corps dans l’espace et de la possibilité d’une prise de parole. Ce dispositif amène alors les enfants à partager leur imaginaire, tout en partant de ce qu’ils sont. Il s’agit ici de leur faire comprendre qu’à partir du moment où l’on est devant la caméra, on entre dans la fiction mais que l’on invente toujours à partir de soi. Ainsi devant la caméra, les enfants ont commencé à construire des personnages qu’ils ont élaborés intuitivement comme une extension d’eux-mêmes. Et c’est aussi à cet endroit qu’ils ont commencé à nommer un rapport réel ou fantasmé à leur environnement.
« Enfin, je suis arrivé au Bangladesh et je peux vivre sans maison parce qu’en fait ici j’en ai déjà une et en plus je peux vivre tout seul, parce que j’ai une chambre à moi avec un canapé, un miroir, j’ai tout. » / « Je suis arrivée au Japon pour travailler, je me suis fait plein d’amis et je les invite tout le temps parce que mon appartement est super grand, y’a la cuisine américaine et une baignoire… ».
Si cette microscène a été initiée pour décaler leur rapport physique au lieu et pour saisir l’histoire du film à venir, nous n’avions pas anticipé que nous ne pourrions pas nous extraire de cette salle. L’hôtelier, prenant conscience de notre présence et de celle des enfants, a fini par se rétracter et nous interdire toute circulation dans l’hôtel, qu’il s’agisse des espaces communs (couloirs / cuisine collective) ou des espaces privés (leurs chambres). Là où les enfants avaient la possibilité de reprendre corps dans l’espace de l’hôtel une nouvelle forme de cloisonnement avait lieu.
À l’origine, les enfants avaient imaginé créer une sorte de chaîne YouTube sur laquelle se raconterait la vie quotidienne de l’hôtel. Au-delà de leur sensibilité pour ce type d’outil, ils comprenaient que cette chaîne leur donnait la possibilité de circuler librement dans l’hôtel (sans être appréhendé par l’hôtelier), de prendre en charge le lieu, de se le réapproprier via l’espace du film. Par le film, l’hôtel entier avait la possibilité de se transformer en un décor et en espace de production pour leur propre récit.
Face à la contrainte qui leur était à nouveau renvoyée et malgré le peu d’espace qui nous était donné (rester dans ces 10 m2), il a fallu recréer un mouvement. À la fois maintenir leur désir de faire du cinéma et se donner la possibilité de reformuler le film. La fois suivante nous venions donc accompagnés d’un tas d’objets et de costumes variés. Si l’espace extérieur nous était refusé, rien ne nous empêchait de décorer, à chaque séance, les murs de cette salle exiguë. Dans la continuité de leur chaîne YouTube nous avons donc proposé aux enfants de recréer l’accueil de l’hôtel, à partir duquel ils pourraient rejouer les histoires qu’ils avaient envisagées. Au fur et à mesure d’invention artisanale et plastique, ce décor prenait tout à coup des couleurs, loin du classicisme aseptisé et vétuste de leur hôtel. Ils recouvraient le mur d’affiches en tout genre et de guirlandes. Ils en faisaient un espace rempli, accessoirisé, domestiqué, à l’instar de leur chambre qui regorge souvent d’objets du sol au plafond. Nous comprenions qu’ils étaient en train de reproduire un espace familier tout en inventant leur propre hôtel. Et que partis d’une première écriture documentaire, par cette invention, nous étions en train d’entrer dans la fiction. Dans la contrainte, ils s’appropriaient le lieu en déjouant ses codes. Ils finissaient de personnifier cet espace en le baptisant « Hôtel Royal ». Chaque séance hebdomadaire commençait donc par ce joyeux rituel de la confection du décor, chaque fois plus maîtrisé. C’est précisément à cet endroit qu’est née l’expérience du film à venir. À partir de ce décor approprié, les rôles se distribuaient ensuite entre filmés et filmeurs pour s’ouvrir à l’espace du récit et au plaisir de créer.
Pour La cour aux oliviers, réalisé avec un nouveau groupe d’enfants dans le deuxième hôtel, le mouvement du film a été très différent puisque nous avons pu circuler dans l’enceinte de l’hôtel. Une circulation due à l’agencement singulier de l’établissement, mais permise aussi par la bienveillance des hôteliers vis-à-vis des familles, dont les séjours sont également plus stabilisés. Malgré le règlement inhérent à chaque hôtel, ici chacun s’inscrit plus librement dans sa manière d’habiter. Cet hôtel se donne comme un vaste bâtiment à étages qui entoure une longue cour privée, ses chambres sont uniquement destinées à des familles hébergées par le 115. Attenant à l’hôtel, les patrons tiennent également un bistrot restaurant. Contrairement au premier hôtel, ici les enfants ne cessent de se déplacer. De leur chambre à l’espace de la cour, ils sillonnent aussi la rue et de temps à autre le restaurant. Les hôteliers nous proposent un coin du café pour installer l’atelier. S’il fallait un cadre pour initier le mouvement du film, l’espace du café, public et bruyant, limitait l’attention des enfants. De plus, extérieur à l’hôtel, il nous éloignait d’un certain point de vue du mouvement naturel des enfants. Nous nous sommes donc rapidement délocalisés vers la cour de l’hôtel que les enfants « habitent » la plupart du temps, libérés de leur chambre et des adultes. Une cour, dans laquelle ils se retrouvent pour passer l’ennui, une cour qu’ils aménagent et déménagent sans cesse avec ce qu’ils y trouvent. Une cour à l’image d’un terrain vague, qu’ils tentent de définir comme leur territoire collectif et quasi privé. Nous avons donc compris qu’il s’agissait du seul lieu de l’hôtel où nous pourrions créer ce lien et cette intimité en dehors de toute norme les concernant.
Chez ce groupe d’enfants, dès le départ il y a eu une très nette envie de créer une fiction. Néanmoins au sein de ce territoire qui leur était peut-être trop familier, il a été difficile de les emmener ailleurs, c’est-à-dire de bousculer leurs habitudes pour enclencher un récit. Comme si, avec eux, on ne savait pas quoi faire de l’hôtel au-delà de sa fonction. J’ai donc commencé par enregistrer nos conversations uniquement au son. Ce temps dans la cour devenait un temps où le lieu disparaissait un instant pour laisser place à la parole, pour se raconter soi. L’environnement qu’ils commençaient à nommer depuis cette cour, s’ouvrait à des récits de vie plus vastes, à des traces de l’exil, à des souvenirs, à des choses loin de l’hôtel. Si ces paysages sonores évoluaient au fil de nos conversations, l’espace du film était lui aussi en train de se bousculer car ils m’invitaient de plus en plus dans leurs chambres pour me montrer une photo, un objet ou juste pour continuer à discuter. Il s’agissait en fait de se défaire un instant de ce collectif qui les assignait à un certain rapport à l’autre et à une certaine façon d’être au lieu. Il fallait sédimenter du temps pour permettre ces tête-à-tête, pour ouvrir leur espace de projection. Ma présence en quelque sorte leur permettait de ranimer l’espace de leur chambre et d’accueillir leur parole. Si la cour était nécessaire pour offrir les conditions de cette rencontre, les chambres quant à elles permettaient la naissance du récit, avec la nécessité pour eux de raconter quelque chose de plus intime. À partir de ces enregistrements, sont donc nés leurs portraits que j’ai petit à petit réécrits avec eux. En leur lisant ces textes, chaque enfant prenait une couleur renouvelée aux yeux de l’autre.
« Je m’appelle Aya, je suis née le 2 mars 2005 en France, pays des droits de l’homme au Nord de l’hémisphère Nord, un jour de mars où il faisait beau. C’est ma tante Samira qui m’a donné mon prénom. Ma tante Samira c’est la sœur de ma mère et elle vit en Tunisie.
– Moi, Amina, je suis née en Pologne, mais je viens de Tchétchénie. Moi je ne sais pas d’où il vient mon prénom. » Ce « nous » s’ancrait nouvellement au sein de l’espace du film et non plus au sein de l’espace de l’hôtel.
Pour chacun des deux films, il a donc été question de contourner les contraintes du lieu ou de se défaire d’habitudes pour créer la forme du récit et le récit lui-même. Chacune des histoires est donc née d’une réinterprétation ou d’une modification de l’espace, de la nécessité de mettre en tension la relation des enfants au lieu. La dramaturgie s’est trouvée dans ces interstices. Il s’est agi d’initier un mouvement propre au film dans l’espace de l’hôtel afin que le récit, qu’il soit documentaire ou fictionnel, se déploie. Pour La cour aux oliviers le mouvement a été de partir de la parole pour aller vers la mise en scène de cette parole, pour Hôtel Royal c’est la mise en scène du lieu qui a ouvert l’espace du dire.
En créant leur Hôtel Royal 5 étoiles à partir d’un décor inventé sur quelques mètres carrés (un mur et un bureau), les enfants se sont mis à jouer l’ensemble des acteurs de l’hôtel. Des réceptionnistes aux clients, en passant par la femme de ménage et l’hôtelier, ils improvisaient à partir de situations et de thèmes décidés en amont. Les mêmes scènes pouvaient être jouées plusieurs fois, puis on choisissait la bonne prise pour amorcer le fil de la dramaturgie au montage, qui s’est fait avec eux de façon quasi parallèle au tournage. Chaque scène jouée en déclenchait une autre pour la suite du récit. Inscrire les enfants dans le processus de montage leur a permis de préciser leurs intentions et leurs rôles. L’hôtel qu’ils inventaient devenait palpable, caractérisé. Quant à eux, dans leur espace de jeu, ils devenaient vraiment des hôteliers et des clients qui s’amusaient du lieu et de ces relations normées. Derrière leur bureau, ils se mettaient à jouer le rôle de ceux qui exercent l’autorité, avec le langage qu’ils leur attribuent. Celui des hôteliers désespérés du non-respect du règlement : « Tu vas voir celle de la chambre 22, même si on lui dit que la cuisine ferme à 19 heures, elle va quand même passer par la fenêtre ! » Ou qui banalisent une situation récurrente ; « La chaudière est encore cassée, tant pis ils attendront ». La femme de ménage qui joue l’épuisée ; « De toute façon, j’ai beau nettoyer c’est sale au bout de 2 minutes, les gens sont dégueulasses ici qu’est que tu veux que je te dise ! ». En répétant d’une certaine façon le geste des adultes dans ses stéréotypies, les enfants se mettaient à se jouer de leur enfermement. Car si l’idée du cinéma est justement de sortir de la reproduction pour déplacer le regard, l’espace même de ce décor fabriqué leur permettait de jouer ces discours à distance. Une distance créée spontanément par le jeu de la caricature ou de la parodie. Une cliente appelle pour se loger avec ses 30 enfants ;
« Non mais tu peux me dire comment on va faire pour mettre 30 lits dans une chambre de 9 m2.
– Mais si c’est facile, on prend deux chambres l’une en face de l’autre et on met 15 lits superposés.
– Et la sécurité pour les enfants tu y penses à la sécurité ? S’ils doivent traverser le couloir toutes les 2 minutes ? Moi je ne veux pas finir en prison ! »
Ils avaient plaisir à créer des situations burlesques mais révélatrices de leur relation à l’hôtel et de ce qui fait sens ou non pour eux. Tout en s’appropriant un discours, ils le transformaient pour le mettre en tension. C’est dans cet écart-là, de fabulation, d’expression ranimée que se jouaient leur indépendance et leur non-résignation. Au sein d’un cadre imposé, ils exploraient les contraintes vécues pour le transformer en espace de liberté. Il était là question de création, ils ne se vivaient plus tout à fait en tant qu’enfants de l’hôtel mais en tant qu’auteurs d’un film.
Si la fiction et la parole improvisée ont été motrices sur ce premier film, c’est le geste du documentaire qui a ouvert un espace de projection dans le second hôtel et qui a permis aux enfants de prendre librement en charge le lieu. C’est à partir de ces portraits individuels que s’est tissée avec eux une écriture collective qui a pu ensuite se projeter sur l’espace de l’hôtel ;
« En bas il y a la chambre 2, c’est celle de Fabio, Massimo, Petri, Kristie, eux ils sont nés en Italie mais leurs parents sont roumains. En face de chez eux, c’est la famille de Hanas qui vit avec son père, sa mère et sa sœur. Eux, ils viennent de Tchétchénie comme Amina qui vit dans la chambre 12. Chez moi on est 5, plus ma mère, elle est née en Tunisie. Ma mère elle dit qu’elle aime bien Mitterrand parce qu’il lui a donné les papiers, moi j’espère que le nouveau il va nous donner l’appartement. »
C’est à travers la topographie du lieu que leur parole s’est mise à circuler et que le trajet du film s’est trouvé. En poussant la porte de l’hôtel depuis l’extérieur jusqu’à l’intérieur de leur chambre, chacun s’inventait dans son propre mouvement par l’image. À partir de ces textes sonores, les enfants définissaient leur propre désir de mettre en scène des situations quotidiennes ou imaginées. Le film s’est ainsi ouvert sur une déambulation poétique, qui loin d’être un geste de plus, devient une manière de s’engager dans le monde, de créer des chemins, d’y dessiner des paysages ;
« Mon hôtel il a 4 étoiles. Les étoiles c’est comme ce qu’il y a dans le ciel mais sur terre pour les hôtels. Les hôtels c’est les endroits où il y a des gens qui sont de passage, y’a des gens y vont peut être rester un an, deux ans ou un jour on sait jamais… Moi si j’avais un hôtel, il aurait 3 bâtiments et 32 étages. Avant j’étais à l’hôtel Ibis c’était trop bien. »
Si au sein de ces deux films les enfants ont pu d’une certaine façon réactualiser leur rapport au lieu et prendre la parole dans l’empreinte de ce qu’ils vivent, ils ont pu aussi aller au bout d’un processus de création. De cet art presque buissonnier qui s’invente à l’hôtel, autant dans leur pratique quotidienne que dans leur façon de faire un film, sont nés deux films d’une vingtaine de minutes qui ont été projetés à différents endroits. Les salles de cinéma de leur ville d’une part et à Paris dans le cadre d’une soirée initiée par le Samu social. Ils ont ainsi pu présenter leur travail devant un public. Un public composé de personnes de l’institution, de parents, de camarades d’école et d’anonymes. Pour la plupart des personnes présentes à ces projections, cet étonnement naissait de la capacité des enfants à questionner leur lieu de vie et donc en creux, à faire valoir un droit de cité dans ces structures hôtelières. Les acteurs, quant à eux, au sein de cet espace inaccoutumé de liberté construit par les films, reformulaient simplement leurs désirs et leurs besoins d’enfants aux yeux des adultes.
Si le cinéma permet des rencontres initiées par et autour des images, il permet aussi d’inventer des espaces de réparation ou de réappropriation de la parole là où elle est inaudible ou rarement donnée. Une prise de parole qui a la possibilité de s’exprimer au-delà d’une place assignée à un lieu, à un cadre ou à un statut et donc de recouvrer une place à part entière. Qu’il s’agisse de ma première collaboration avec le Samu social de Paris avec « Ceci n’est pas un film » réalisé par des personnes sans abri dans un centre d’hébergement (film dans lequel la transmission d’objets permet le relais de pensées), ou de films que j’ai pu accompagner en tant que monteuse, notamment ma collaboration avec Clémence Ancelin autour de son film Le cri est toujours le début d’un chant, réalisé avec des mineurs délinquants en centre éducatif fermé (où ces jeunes garçons, dont l’anonymat doit être conservé, ont la possibilité de s’exprimer à travers la fabrication de masques), il est toujours question de chercher à fabriquer collectivement un espace singulier, qui soit à côté, un espace de cinéma au sein duquel on a la possibilité de réaffirmer sa capacité à se mouvoir, à prendre la parole et à renforcer sa présence au monde. L’expérience de ce « faire avec » nous amène à penser les images à plusieurs, à mettre en commun les mots, les gestes et la poésie de chacun. Cette expérience réactualise un « nous » qui peut parfois au sein du film bousculer un tant soit peu ces lieux de vie ou de survie. Souvent, comme pour les enfants vivant à l’hôtel, ce sont ces pratiques d’occupation de l’espace qui permettent la réappropriation de leur récit, et qui par extension n’ont de cesse d’élaborer des manières de faire du cinéma.
Ces films d’atelier, réalisés dans le cadre de la mission « Mieux vivre à l’hôtel », du Samu social de Paris, ont été écrits et tournés par l’ensemble des enfants participants et résidents en hôtel, accompagnés par Laureline Delom et Edwy Bouchez.
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Hôtel Royal
2016 | 25’ -
La Cour aux oliviers
2017 | 20’
Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 135, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0135, accès libre)