Simone Vannier
Le plus souvent Avi Mograbi choisit d’exprimer le mal-être du peuple d’Israël dans des fictions où il exprime son surmoi dans une autodérision significative. Des films sans complaisance, utilisant l’outrance, le sur-jeu pour stigmatiser l’intolérable posture, l’infernale identification du citoyen israélien à la situation politique de son pays.
Dans Détail, petit film de sept minutes, il nous convainc une fois de plus de son talent et nous étonne par un parti pris de constat qui ne lui est pas familier. Il confie à la caméra le rôle de témoin qu’il assumait lui-même jusqu’alors, acteur grotesque d’un monde atteint de démence. Pas de transposition autobiographique mais la description minutieuse de ce qu’on pourrait appeler une scène typique de la vie ordinaire des Palestiniens en Israël.
Le cinéaste observe la navette d’une voiture militaire patrouillant dans la zone d’un check point où un tank en faction indique le passage contrôlé. Dans le vide du paysage le véhicule bardé de grillages, tourne sans cesse, tel un animal qui cherche sa proie, et s’avance, menaçant au plus près du cameraman indésirable.
Nous percevons des voix d’enfant au loin et soudain un petit groupe de Palestiniens apparaît : deux hommes, deux femmes dont l’une portant un enfant et une fillette donnant la main à un petit garçon. Ils se tiennent serrés l’un contre l’autre et regardent interrogativement dans la direction de la patrouille. Un ordre anonyme est lancé de la voiture forteresse : « go home ! go home ! »
Le mari, raide d’appréhension, s’avance et tente une explication : « Elle va accoucher, elle perd les eaux ! » La réponse fuse sans appel : « Stop ! Go away ! Stop, go away ! » Le Palestinien, un instant sidéré par la brutalité de la sentence, se ressaisit, esquisse un pas et fait gauchement des signes désespérés en direction de l’autorité aveugle. « Appelez une ambulance ! » dit la voix masquée. Un homme du groupe s’exécute. L’ambulance arrive — une autre ambulance, de manière incompréhensible, est refoulée.
Puis les militaires interdisent à la famille qui s’approche de la voiture d’accompagner le couple à l’hôpital. La fillette éclate en sanglots. Détresse de l’impuissance, douleur de l’humiliation. « Allah nous protège et les punira. » dit la femme.
Ils attendent encore espérant une impossible compassion. Les soldats interpellent le cinéaste et lui demandent sa carte de presse. Fin.
La force du film tient à son refus du pathos et à la juste place de la caméra qui donne alternativement égale importance aux civils et à la patrouille. Le paradigme de la distance est toujours au travail dans l’œuvre d’Avi Mograbi, à la recherche du meilleur sens.
Dans Détail, il renonce aux très gros plans qui soulignaient à travers son personnage l’absurdité des avatars subis par les Israéliens, pour adopter un positionnement de témoin dont la rigueur est le plus convaincant des plaidoyers.
Le festival Filmer à tout prix de Bruxelles nous a fait découvrir un autre film plus récent intitulé Check Point de Yoav Shamir. Un autre cinéaste israélien, s’attaque à ce sujet brûlant et cette fois de manière exhaustive puisque sont visités successivement « les passages obligés » de Ramallah, Hébron et Schlekhem ainsi que ceux de la bande de Gaza.
Avec un traitement différent. Ici les Palestiniens ne sont pas les seuls observés par le cinéaste, les soldats, à visage découvert, cette fois, le sont avec la même attention. Et nous découvrons combien la douleur règne en partage, du côté des humiliants comme du côté des humiliés. Ces jeunes gens précipités dans la guerre, soumis aux ordres et aux contrordres de chefs lointains sont pathétiques. Éperdus d’inconfort, voire de honte. L’obligation d’assumer sur le terrain un arbitraire continuel dont une peur diffuse est la seule justification, les dépasse, les ravage. Nous assistons à un théâtre de destruction de l’âme humaine insupportable. C’est à l’honneur du cinéma
Israélien que des réalisateurs talentueux puissent témoigner d’une réalité aussi peu honorable. Une fois de plus le documentaire joue son rôle d’éveilleur de conscience.
-
Détail
2003 | Israël | 8’ | Numérique
Réalisation : Avi Mograbi
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 57, Juin 2005)