Michelle Gales
La treizième édition du Cinéma du Réel s’est tenue du 8 au 18 mars au centre Georges Pompidou. En qualité de déléguée générale du festival, Suzette Glénadel a une vision de l’ensemble de la production du documentaire en France et à l’étranger, et un point de vue « documenté » sur la situation, l’évolution et l’avenir du genre. Elle a accepté de répondre à nos questions.
Pour mémoire, quel est le lien entre la BPI et le Cinéma du Réel ?
La BPI a été la première bibliothèque à constituer un fonds de films autour duquel elle a souhaité créer une animation. Le fonds sociologique, le plus important en nombre et en diversité, se prêtait le mieux à ce projet. La première manifestation, en 1978, s’est appelée « L’Homme regarde l’homme ».
Par quels moyens les films sont-ils reçus et comment la sélection s’effectue-t-elle ?
Aujourd’hui nous recevons environ 400 films, dont 150 français qui représentent la production nationale de films sociologiques de l’année. Puisque nous avons en charge les achats pour la bibliothèque, tous les films français arrivent ici. Cette situation permet d’opérer une première pré-sélection, revue ensuite par Monique Laroze et par moi-même pour la programmation du Réel.
En ce qui concerne les films étrangers, nous procédons autrement: les films sont repérés dans les festivals, d’autres nous sont signalés par des correspondants étrangers ou par des correspondants français qui voyagent et, maintenant que le festival est connu, il y a aussi des gens qui s’adressent à nous spontanément pour inscrire leurs films. Dans ce cas, avant d’accepter de visionner, nous demandons une documentation afin de pouvoir éliminer les films dont les critères ne correspondent pas à ceux du Réel: films d’une autre année, films hors sujet (comme la danse par exemple) et même des films de fiction.
Ces 400 films sont visionnés dans leur intégralité. J’emporte le soir mon sac de cassettes et chez moi. Je ne regarde rien sur la fiche d’inscription; j’éprouve un plaisir fou à m’installer devant mon écran sans savoir dans quel pays je vais me retrouver ni le sujet que je vais découvrir.
Comment arrive-t-on à la sélection finale ?
Pour la sélection finale il nous arrive parfois de tenir compte de la représentativité par pays même si ce n’est pas obligatoire. Nous savons que pour certains pays en voie de développement il est important, pour la production du documentaire dans le pays, d’être représentés au Réel. Nous portons alors une attention plus particulière à leurs réalisations. En revanche pour des pays comme l’Allemagne, les Pays-Bas et l’Angleterre, un trop grand nombre de films sont présentés et on ne peut pas tous les garder malgré leur intérêt. Il arrive qu’on retienne un film jusqu’au dernier moment et qu’il faille y renoncer. La décision finale est parfois douloureuse. Cette année je suis restée trois jours avec ma fiche à la main à me promener dans le service en me creusant la tête, en ayant mal à l’estomac pour avoir à trancher entre tel ou tel film.
Mais en général ces films pour lesquels on hésite se retrouvent de toute façon dans d’autres festivals. Celui de Mai Masri, par exemple, Children of Fire sur les enfants de Beirut, était sélectionné pour Toulouse et ne l’a pas été pour le Réel. Peut-être cela a-t-il pesé au moment du choix final.
Nous tenons compte également du sujet traité: entre un beau film sur la fabrication de fromage en Suisse et un sujet plus brûlant, on choisit le plus brûlant. Ceci dit, nous ne subissons aucune pression de qui que ce soit à propos des sujets.
Les critères de sélection ont-ils évolués au cours des années ?
Non, il suffit de regarder les précédentes sélections, mais autrefois il y avait deux sections: compétition et information. Les films en compétition étaient choisis en fonction de leur écriture cinématographique tandis que pour les films d’information, prévalait davantage le sujet sur la forme. Ces derniers s’apparentaient plus à des reportages et avaient plus de chance d’être diffusés par les chaînes de télévision. Mais ce n’est pas moi qui ai supprimé la sélection information et je l’ai même regretté la première année.
Nos critères restent évidemment subjectifs mais je pense que le plus important dans la réussite d’un documentaire c’est la relation entre le filmeur et la personne ou la chose filmée, le regard personnel du réalisateur par rapport à son sujet.
Il semble qu’il y ait aujourd’hui moins de films sur les sujets engagés…
Je dirais qu’une certaine forme de film militant a disparu. Autrefois le réalisateur usait de sa parole pour faire passer son idée. Aujourd’hui on s’attache davantage à donner la parole aux gens. Par exemple quelqu’un comme Jean Michel Carré dont les films restent engagés, a changé sa façon de présenter un sujet. Ceci dit, je crois que le documentaire reste toujours un cinéma engagé, en tout cas en ce qui concerne le cinéma du Réel.
Pourquoi fait-on des films sur la réalité si ce n’est pour montrer les choses qui ne vont pas, pour susciter la réflexion, pour nous faire évoluer et bouger ? C’est une nécessité.
Y a-t-il des thèmes dont nous voyons quelques exemples dans la sélection et qui représentent des tendances importantes dans l’ensemble de la production ?
Depuis trois ou quatre ans les réalisateurs enquêtent sur leur propre enfance ou leur famille, mais ceci est plus vrai pour les français que pour les étrangers. On a l’impression que les français sont plus timorés dans le choix de leurs sujets.
Il y a moins de films sur les institutions et plus sur les individus, une tendance à une écriture nouvelle pour raconter des histoires, des tranches de vie, des itinéraires. Il est étonnant également de voir comment des mêmes sujets sont traités au même moment dans des pays très divers. C’est le cas de la mort avec le film I Want To Die at Home en Nouvelle Zélande, La Mort une partie de la vie au Danemark, Near Death de Wiseman aux États-Unis et Sehnsucht nach Sodom en Allemagne.
Quant aux films concernant les pays du « Tiers Monde » où les ethnologues et les militants ont beaucoup tourné il s’en dégage une plus grande prise de conscience de leur identité.
En France, nous avons souvent déploré le fait que de nombreux sujets actuels n’aient pas encore été abordés: l’école, les infirmières, l’immigration, les banlieues. Quelques documents ont été faits mais pas de véritables œuvres documentaires.
Il y a eu le film Non Lieux sur la banlieue…
Non Lieux a été justement l’objet d’une grande discussion avec la SEPT parce qu’il n’a pas été sélectionné. C’est un film que je n’ai pas aimé parce que je trouve que le regard des réalisatrices reste très extérieur. C’est le contraire absolu du film australien, Sur les vagues de l’Adriatique qui a reçu le prix du festival. Dans ce film le rapport du réalisateur avec les gens est très chaleureux. Il a vécu trois ans avec eux, il est devenu leur ami et son film nous prend vraiment aux tripes. On n’est plus seulement spectateur, on vit l’histoire de ces gens.
À cet égard Good News, qui a eu le Prix des Bibliothèques, est aussi très intéressant. Apparemment il a été moins apprécié par le jury à cause de sa vision très dure de la société autrichienne. Cependant c’est une vraie œuvre.
Peut-on voir des influences des générations précédentes ou actuelles sur les documentaristes d’aujourd’hui ?
Je vois peu de signes d’influences entre les documentaristes. Ce n’est d’ailleurs pas mauvais que chacun cherche son propre style. Quelquefois je trouve dans les documentaires des influences des films de fiction.
Quand on me demande qui sont les grands documentaristes français d’aujourd’hui, j’ai bien du mal à en citer. Je pense à Depardon qui est un documentariste actuel. Mais il n’y a pas de nouveau Chris Marker.
En matière d’école, je trouve que la National Film et Television School est un exemple intéressant. Nous recevons beaucoup de films de la NFTS qui ne sont pas forcément sélectionnés parce que ça reste des œuvres de débutants, mais l’approche qui est donnée aux élèves est vraiment intéressante.
Par ailleurs, je vais revenir à ce que dit toujours Jean Rouch mais le fait que le réalisateur soit « film-maker » – c’est à dire qu’il tienne la caméra – c’est quelque chose qu’on ressent très vite. C’est déterminant. À moins qu’il y ait une osmose entre le réalisateur et son opérateur, ce qui arrive. J’en discutais récemment avec Joëlle van Effenterre qui en est à son deuxième documentaire; elle dit que maintenant elle ressent le besoin de tenir la caméra.
Parmi les très jeunes qui commencent à faire des films, ils ont une culture de télévision et non plus une culture de cinéma.
Et le fait que de plus en plus les documentaires soient tournés en vidéo…
Pour moi la vidéo est un grand problème. D’abord mon rêve serait que tout le monde continue à tourner en 16 mm. Il y a de bonnes choses en vidéo, mais je trouve que les gens ont beaucoup moins de rigueur quand ils tournent en vidéo qu’ils n’en ont avec le 16 mm.
Pour un festival la vidéo est difficile à programmer. Les uns préfèrent la vidéo-projection, tandis que les autres veulent les moniteurs. Mais c’est parfait pour une projection en petit comité.
Il n’empêche que l’édition en cassettes est quelque chose qu’il faut envisager de plus en plus. En France ça commence, ça se développe et c’est à développer. Même si je crois que rien ne vaut une projection en salle.
Que faut-il faire pour promouvoir la diffusion en salle ?
Je pense que la bibliothèque a été plus active qu’elle ne l’est aujourd’hui. Autrefois il y avait des réseaux parallèles qui tenaient grâce à des gens qui avaient encore la foi. Mais aujourd’hui il y a de nouveaux comportements, de nouvelles mentalités. Espérons que cela changera.
J’espère que les projections aux Ursulines se feront, mais je pense qu’il faudra faire de l’animation, en tout cas pour démarrer. Nous l’avons vu l’année dernière, lors d’une semaine de documentaires nordiques programmés à la salle Garance : il n’y avait presque personne.
Pendant le festival c’est différent; il se passe quelque chose, une espèce de dynamique qui se crée. Mais pour des projections régulières, il faut quelque chose de plus. Lorsque Caste Criminelle est passé à l’Utopia, Yolande Zauberman animait parfois les débats. Quant au film sur Le Canard Enchaîné de Bernard Baissat, il a tenu longtemps parce qu’il était là un soir sur deux, pour en discuter après la projection.
Il faudrait faire bouger les choses du côté de l’enseignement. On devrait avoir des lycéens au Cinéma du Réel. Peut-être devons-nous faire plus pour les attirer. Tout cela repose le problème de l’apathie des gens aujourd’hui et une autre façon d’organiser son temps.
À propos de la diffusion, est-ce que beaucoup de films sont achetés par les bibliothèques ?
Cette année la bibliothèque a acheté 31 des 91 films programmés au Réel. C’est à peu près le même chiffre chaque année : entre 30 et 40. Ne sont achetés que les films sous-titrés. Mais il y a un grand problème qui est le manque des films sous-titrés en français. Quand un film est sélectionné certains producteurs font un effort dans ce sens pour le festival. Mais en général ils n’ont plus besoin de le faire puisque la télévision s’en charge elle-même quand elle achète un film.
On trouve encore quelques copies sous-titrées en anglais car le marché est plus grand. Et alors que se développe la post-production en vidéo, même si le film est tourné en 16 mm, seule la version en cassette sera sous-titrée.
Tout film acheté par la BPI n’est pas forcement acheté par la Direction du Livre. Celle-ci tient compte des demandes des bibliothèques du réseau puisque La Direction du Livre paie les droits, mais chaque bibliothèque paie son propre transfert. Certaines ont peu de moyens et les intérêts sont différents selon les régions. Les droits sont de 100 francs la minute pour la BPI et entre 350 et 400 francs pour le réseau entier. Au départ le réseau était très petit, il compte aujourd’hui 120 bibliothèques équipées de vidéothèques. La Direction du Livre a aussi un projet d’édition de cassettes VHS qui permettra de créer de nouveaux relais et d’élargir son public.
En conclusion, comment stimuler la production ?
Je ne sais pas. Pour être documentariste aujourd’hui il faut avoir la foi. Soit tu fais un film pour la télévision et dans ce cas tu rentres dans le moule. Sinon, tu fais un film pour qui ? pourquoi ? Effectivement Depardon a pu faire des films parce qu’il a gagné de l’argent avec son autre métier et qu’il a pu s’offrir le « luxe » de faire du documentaire. Néanmoins il a toujours du mal à trouver des financements.
Je ne sais pas comment on peut être un vrai documentariste aujourd’hui compte tenu de la situation du documentaire. Tant que pour accéder au compte de soutien il sera nécessaire d’avoir un diffuseur, documentaire, c’est vrai, sera celui que veut la télévision. Même ici, à la bibliothèque, du temps où l’on s’occupait de production, on avait fini par répondre : « On vous aidera si vous trouvez un diffuseur », parce qu’on se disait que ce n’est pas la peine de faire les films pour qu’ils restent dans les tiroirs. En fait, nous étions aussi rentrés dans ce système. Tant qu’il n’y aura pas une véritable économie du documentaire la production ne peut que se restreindre.
L’horizon paraît-il sombre pour le documentaire, ou y a-t-il des raisons d’espérer ?
Je crois que le public se lasse de la télévision qui donne toujours du « prémâché ». Les gens ont envie de voir autre chose. Personnellement quand je vois un mauvais film de fiction je suis en colère; j’ai l’impression d’avoir été trompée. Mais chaque fois que je vois un documentaire, même si ce n’est pas un chef d’œuvre, j’en ressors toujours enrichie.
Propos recueillis par Michelle Gales
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Non-lieux
1991 | France | 1h10 | Vidéo
Réalisation : Mariana Otero, Alejandra Rojo
Production : Yumi Productions, La SEPT
Publiée dans Documentaires n°3 (page 12, Juin 1991)