Il s’est envolé comme une plume

Carnet de route autour d’un film

Mika Gianotti

1er octobre 2007

Message de Pierre à moi, sa sœur, conservé sur portable, la voix est joyeuse : « Dis à Maman que sa chambre est prête et que la maison est grande, la saison des pluies se termine, tu peux prendre les billets, j’ai deux infirmières, elle ne sera jamais seule, je vous attends, tout va très bien. »

Pierre nous joint plusieurs fois par semaine, téléphone, mail, Skype, photos de son périple et commentaires enthousiastes sur sa Casamance tant aimée…

Ce dimanche d’octobre 2007, quelques jours plus tard

Je suis à Marseille, chez ma mère, 90 ans. Elle réside à 200 mètres de là, dans la maison de retraite qu’elle piaffe de bientôt quitter, pour rejoindre la Casamance et y vivre la fin de ses jours, où l’attend Pierre, un fils adoré, mon frère. C’est le jeune Tidu qui m’appelle ce matin-là, dans un français maladroit « Commissariat, tu dois appeler, sans vie, j’étais en retard, ses affaires sur la plage, malaise… » et dans ses sanglots, je ne comprends plus rien.

Quatre mois après, notre mère, son rêve enfui avec son fils, quitte à son tour ce monde devenu absurde et sa maison de retraite. Pendant neuf mois nous allons correspondre, Tidu et moi, par échanges d’emails. Avant même de nous voir, nous sommes liés, comme en famille. Je le prépare à nous guider dans un film éclairé par lui, et qui partirait sur les traces de Pierre à travers la Casamance de l’élevage, qu’ils ont repéré ensemble.

Hiver, Paris. Journal avant de prendre la route

Appréhensions et imagination du lieu s’entremêlent. Espace lointain inconnu, glorifié par Pierre à travers ses messages euphoriques… Mais aujourd’hui transformé en opaque fumée.

Comment vais-je recevoir les lieux, la plage, lorsque j’écouterai les témoignages de ceux qui y étaient à ce moment précis, le jeune Tidu, arrivé trop tard à leur rendez-vous de baignade. Un lien virtuel fort s’est créé avec lui, il a dit qu’il m’attendait, il m’accompagnera dans mon voyage en Casamance sur les traces de mon frère Pierre. Il dit de lui « Je le prenais comme mon père, il me prenait comme son fils ». Tidu vient de Guinée Bissau, entre eux ils parlent un créole portugais, une des nombreuses langues que Pierre a apprises dans sa vie d’ingénieur agronome, radicalement tournée vers l’aide au développement et l’humanitaire, un peu partout dans le monde.

C’est ce même homme qui a décidé d’aller passer la dernière partie de sa vie active, puis de retraité, dans cet ailleurs du Sénégal. Un pays qui pour lui garde une richesse de relation humaine perdue chez nous, un savoir-faire pour prendre et parfois perdre son temps, un pays absent du peloton de tête de la mondialisation, qui ici nous écrase.

Pierre a des rêves fous, comme tout le monde, mais lui ose les réaliser… Monter une sorte d’Amap, (Association pour le Maintien de l’agriculture paysanne) en Casamance, s’y installer, y construire sa maison, et y faire venir notre mère pour y finir tranquillement ses jours. Lorsqu’il lui a fait la proposition elle a simplement hoché la tête et dit d’accord avec son beau sourire. Et tous les trois avons commencé à rêver, à nous préparer. Malgré l’entourage raisonnable qui nous disait « mais vous êtes fous, et s’il lui arrive quelque chose, les hôpitaux là-bas sont mal équipés etc … ».

Journal suite, Paris. La préparation du tournage

Nous nous informons sur notre destination, au Ministère des Affaires étrangères : Casamance.

Des affrontements se sont produits en 2006 à proximité de la frontière au sud de Ziguinchor, opposant l’armée bissao-guinéenne à une faction rebelle du Mfdc (Mouvement des forces démocratiques de Casamance), ainsi qu’au nord de la région de Ziguinchor (près de la frontière gambienne), entre deux factions rebelles du Mfdc. L’armée sénégalaise a procédé au mois d’août à un déploiement dans le département de Bignona, où elle a conduit des opérations militaires. De nombreuses agressions ont été commises ces derniers mois dans ce même département où un haut responsable politique a été assassiné. Par ailleurs, des opérations de déminage sont actuellement conduites par l’armée sénégalaise dans la région de Ziguinchor, la capitale.

En conséquence, les autorités ont fermé la circulation entre 19 h et 10 h du matin sur les routes nationales 4 et 5, qui relient la ville de Ziguinchor à la frontière gambienne.

Pour se rendre en Casamance depuis Dakar, il est fortement recommandé d’emprunter l’avion ou le bateau pour Ziguinchor et le Cap Skirring. Il est formellement déconseillé de rejoindre Ziguinchor en voiture depuis la Gambie. Depuis Ziguinchor, il est possible de circuler sur l’axe routier reliant Cap Skirring, ainsi que dans la zone délimitée par le littoral, la route Zinguinchor-Cap Skirring et le fleuve Casamance.

Cet avis ne vaut que pour les circuits, excursions et transferts proposés par les tours opérateurs, agences de voyages et hôtels de la place. Il est recommandé de circuler uniquement de jour. La zone hôtelière de Cap Skirring ne présente aucun danger particulier.

D’une manière générale, il est dangereux de rouler la nuit, de circuler à proximité des frontières avec la Gambie et la Guinée Bissao, et de s’écarter des axes bitumés, en raison du risque lié aux mines.

Bon, la petite équipe de tournage décide de « faire face et de s’adapter sur place », sans trop se poser de questions.

Préparation du film depuis Paris

J’imagine et j’écris : deux départs vers le Sénégal, deux voyages en Casamance, deux saisons des pluies.

Le premier a été photographié par Pierre lui-même. Il sera inséré dans le second, qui sera filmé en temps réel, l’équipe traversant la Casamance sur ses traces, guidée par Tidu, une saison des pluies – un an – plus tard.

Lorsque Pierre a pris le départ depuis Marseille, c’était une immense tortue transportant sa maison. La barque à moteur sur le toit de la voiture, la remorque énormément chargée, une page comme il aime les tourner vers un nouveau départ à zéro, 8 000 km de route vers le dernier des rêves, le sourire aux lèvres, traversant le Maroc, puis la Mauritanie, contournant la Gambie, pour arriver à Ziguinchor et enfin se poser, s’installer. Un périple de six ou sept jours et nuits, photographié par Anne la passagère, qui reviendra bientôt vers nous, avec les précieuses photos.

Lorsque je partirai accompagnée du matériel et de celui qui fera le cadre, ce sera en avion jusqu’à Dakar, nous traverserons la Gambie certainement boueuse, le bateau nous déposera à Zinguinchor, et puis je chercherai Tidu, à Skirring, sur la plage. Il n’a pas d’adresse fixe.

Juillet 2008. L’équipe est en Casamance

Dans un de ces petits cybercafés de Cap Skirring, je montre à Tidu et Denys Pierre photographié.

Jean-Pierre, je l’appelle Pierre, toujours en mouvement même sur les images fixes, sourire aux lèvres, la fin de cinquantaine. Il aime les autres, la convivialité, l’amour, les femmes, les vraies causes. C’est un grand gaillard à l’allure campagnarde et décidée. Avant de partir s’installer en Casamance, il a géré dans le Haut-Var une Amap animalière, entrecoupée de longues missions pour la Croix-Rouge internationale.

L’équipe à trois est soudée : Tidu, Denys, Mika

Mika, c’est moi et je suis son contraire, sa sœur. Il m’appelait Mic, urbaine parisienne, qui se déplace à vélo, aime la ville et les salles obscures de cinéma, connaît peu la campagne agricole, n’a jamais pu manger un poulet de son élevage après l’avoir croisé vivant le matin, un bon sujet de rigolade entre nous.

Arrivée sur les lieux, je m’aperçois vite que le film se centre sur moi, celle qui reste, qui fait face, qui cherche à comprendre, qui retient son souffle devant les visions trop dures, qui profite du film pour mener une « enquête policière » sur les événements et qui se protège de « la vérité », en se créant la sienne.

Tidu, est beau, 25-27 ans, des cheveux noirs et drus à la coupe hérisson, une peau marron glacé et un sourire rempli de dents d’une blancheur éclatante. Son français est hésitant et plein de fautes, et c’est déjà bien puisqu’il est de langue portugaise. Il revend au bord de l’eau des bricoles aux touristes, abrité dans sa mini-boutique de tôle ondulée installée à demeure sur la plage, lui-même vit au village dans une bicoque. Tout ce qu’il nous montre, là où il nous conduit, il l’a déjà vécu avec Pierre, et sur place on le reconnaît, parfois il nous faut annoncer « Est-ce que vous savez qu’il est mort ».

Denys Piningre, l’ami de toujours, filme et enregistre le son, parfois aidé de Tidu à la perche.

L’enquête progresse au fur et à mesure des éléments que je découvre le jour même, autour de là où Tidu nous emmène, sur les premiers lieux de l’installation de Pierre.

Jour après jour j’avance dans ma quête, c’est mon caractère, et ma manière de faire face.

L’enquête policière

1. Jean-Claude et sa femme, les patrons français de l’hôtel à paillotes, le Paradise, où Pierre a dormi, le bonheur absolu de sa dernière nuit, chambre 21. Nous avons pris celles d’en face. Blancs, sympathiques, plutôt franchouillards, encore sous le choc, lorsque la police est venue les interroger ce dimanche matin-là.

Connaissaient-ils ce Français ? Oui, arrivé de peu mais déjà un ami. Ils ne lui avaient même pas encore fait signer le registre, ils se faisaient confiance, ils venaient de le voir passer avec sa serviette. Pierre s’était levé très tôt pour profiter de l’eau fraîche et attendre Tidu.

2. Sur la plage, le récit de Tidu.

La scène est à la fois brutale et douce, imprévisible. Tidu a ses mots à lui, ses gestes pour me montrer et raconter. « J’étais en train de peindre ma boutique, et des copains m’ont dit “…Il y a ton ami sur la plage…” Je descends vite. Je ne l’ai pas vu tout de suite mais seulement sa serviette. Je l’ai attendu longtemps et puis j’ai vu des gens courir vers Les Alizés, l’hôtel un peu plus bas, j’ai vu un blanc couché la face sur la plage, entouré par des touristes et des Sénégalais. Puis, de près je vois que c’est mon Jean-Pierre. Je suis devenu fou dans l’instant, j’ai couru au village pour vous téléphoner en France. La première fois que je l’ai connu, c’était à la plage, et la dernière fois c’est aussi à la plage, oh mon Dieu… »

3. Tidu et le voisin pêcheur, qui a découvert le corps.

Cent mètres plus loin, la hutte ombragée où le jeune Malik fait cuire ses poissons. On peut manger chez lui pour pas cher. Tidu : « C’est la sœur de Pierre ». Malik reste figé de longues secondes, et puis, dans un français à peine compréhensible « C’est moi qui ai remarqué juste au bord de la plage en face de chez moi, un corps qui flottait vers la gauche, avec le courant. C’était forcément un homme mort, puisqu’il flottait lentement. Je l’ai suivi et il s’est arrêté cent mètres plus bas, carrément sur le sable. J’ai crié, des gens passaient mais personne ne s’arrêtait. Des touristes ont dit qu’ils prenaient l’avion. Des gens d’ici non plus ne s’arrêtaient pas. Est ce qu’ils avaient peur d’être accusés ? J’ai hurlé et le gérant de l’hôtel est descendu. Il a appelé la police, qui m’a interrogé… »

Il nous a conduit à l’endroit précis. Un arbre magnifique nous accueille à dix mètres du bord, Tidu et moi nous appuyons sur lui, sans un mot, collés l’un à l’autre. Je nous découvre ainsi plus tard dans les images tournées par Denys. Malik fait de grands gestes d’explication les pieds dans l’eau, que nous n’entendons pas. Le vent est doux et le courant aussi.

Je ne comprends pas bien cet inexplicable récit. Je décide de me rendre au commissariat.

4. Le commissariat de Cap Skirring.

Un gendarme nous reçoit, un peu intrigué par le grand sac de Denys, qui filme naturellement. Je n’ai pas fait de demande d’autorisation préalable depuis la France, sachant par expérience qu’il m’aurait fallu attendre des mois pour avoir une réponse …négative. « Oui, je suis au courant de l’histoire de ce Français, il a eu un malaise, c’est ça ? Mais c’est un collègue qui est allé sur place ». « Je suis sa sœur, je viens spécialement de France, auriez-vous un compte-rendu ou des photos de ce jour-là ? ». Il a de la compassion et le montre ; « Oui », il va chercher. Nous attendons dans le silence. Une bonne demi-heure après, il sort une sorte de compte-rendu de gendarme, froid et décrivant les horaires et les faits connus, presque rien, sauf que le corps a été transporté à la morgue de l’hôpital de Oussouye. Je lis le document assise face à lui. « Est ce que je peux en avoir une photocopie ? » « Non, je n’ai pas le droit de vous en donner. Seul le Procureur de la République de Zinguinchor peut en décider ».

Nous ressortons la tête basse. Des gens nous parlent dans la rue, sur ce que nous faisons là, en pleine saison des pluies. Lorsque je dis la raison, que je suis sur les traces de mon frère Pierre, qui s’installait dans la région, et qui a disparu, une immense sympathie nous est renvoyée, l’importance de la famille, de la mort sont forts au Sénégal.. On me parle de mon courage…

Alors que nous traînons dans la grand-rue de la ville, un car de police nous rattrape, et le gendarme de tout à l’heure : « On vous ramène au commissariat, j’ai retrouvé des photos prises sur la plage ». Debout face à son ordinateur, je vois Pierre, étendu sur la plage déserte et la face sur le sable, dans son short jaune. Tidu est à côté de moi. On tremble, l’un et l’autre. L’agent nous regarde avec un air protecteur. Il dit « C’est dur, hein ». Je crois qu’il demande à Denys de ne pas filmer, et je sais que Denys filme puisque j’ai revu les images, après.

Cette nuit-là nous avons fait un grand feu sur la plage à côté des vaches, dans le silence, presque toute la nuit.

5. L’hôpital de Oussouye.

Nous y sommes dès le lendemain. Là aussi il faut retrouver le médecin légiste ou son collègue. Ce Français disparu de façon inhabituelle a marqué les esprits, on retrouve les bonnes personnes même si on attend beaucoup.

Dans la première salle, il y a la table spéciale pour les musulmans, où l’on fait couler de l’eau sur le corps. Puis les casiers de la morgue à la française, en plus pauvres et détériorés. Du casier ouvert pour nous par le médecin, de l’eau coule, et il ne peut s’empêcher de dire « Bien sûr lorsqu’il y a un corps, l’eau ne coule pas ». Il nous fait un tableau des règles sanitaires et juridiques en vigueur. Mais non, il n’a pas fait d’autopsie, il n’y avait pas de doute qu’il s’agisse d’une mort naturelle, inexpliquée certes, mais douce, « Suite à un malaise ordinaire, même très près du bord, de l’eau est certainement entrée dans ses poumons ».

Il est évident pour moi que nous irons jusqu’au procureur de Zinguinchor.

6. Au Palais de Justice de Zinguinchor rencontre avec le procureur.

Tous les trois, nous attendons longtemps dans l’entrée. On nous dit qu’il est là. Puis, on nous fait entrer dans le bureau imposant de cet homme imposant. Je raconte mon histoire. Pendant qu’il fait chercher le procès verbal, on nous remet en salle d’attente, très longue attente. Au retour, je dis « Le gendarme de Cap Skirring m’a dit que vous pourriez peut-être me remettre en photocopie les documents de police, pour que je les ramène à notre famille en France ». Il dit que non, cela aurait été possible à travers un avocat, si un doute existait sur l’aspect naturel du décès. « Mais il n’y en a pas n’est-ce-pas ? ». Il remarque le gros sac de Denys. « Il ne faut pas filmer, n’est-ce-pas ». Comme prévu entre nous, Denys garde actif l’enregistrement du son, et nous avons déjà quelques images. Le procureur parle longuement, lentement, il tient à expliquer la règle… adaptée de la nôtre, en plus tatillonne encore. Je repartirai sans rien de plus, des hypothèses, des impressions, de la compassion. Et le cœur vidé, Tidu et moi.

La ville-capitale paraît dévastée, délabrée à l’extrême, comme déconnectée du pays. Les hôtels touristiques où nous dormons sont insalubres, souvent tenus par des français peu regardant. Je demande à Denys de filmer les jolies sénégalaises avec les yeux de mon frère !

7. Djillacun

Tidu me dit « Je lui ai fait visiter un village qui s’appelle Djillacun, parce qu’il me disait qu’il voulait un endroit tranquille pour vivre et là, c’est tranquille. Oui, il voulait travailler avec moi. Il avait vraiment confiance en moi, et m’apprenait les choses de l’élevage ».

Djillacun ressemble au jardin d’Eden. Au delà du village il n’y a plus rien, que la mangrove et ses richesses naturelles. Et de nuit, au loin, quelques lumières de la capitale, à une quinzaine de kilomètres à vol d’oiseau. Des arbres fruitiers tendant vers nous leurs branches remplies. Il avait pris option pour un terrain à acquérir, auprès du chef du village, qui nous accueille en nous parlant de lui comme d’un « frère de sang ». J’imagine, je vois ! Notre mère installée là, comme si le bonheur total pouvait exister.

Le deuil est un leurre.
Le temps qui passe ne crée pas l’oubli, mais le manque.
Je puise sans vergogne dans son courage pour m’en imprégner.
Et alors, qu’est ce qu’on met à la place de l’au-delà quand il n’existe pas, ni pour lui, ni pour moi ?
A Djillacun. Voilà, tu as trouvé ce que tu cherchais. Je suis sur ton terrain, chez toi. Je ne veux plus aller plus loin. D’abord, il n’y a plus de route, la mangrove commence. Je me fiche de la vérité. Je m’accroche à la mienne. Pour Tidu, c’est pareil, c’est la nôtre, elle nous va.

Un film documentaire qui approche le deuil pour le contrer, le refuser. Un voyage sur les traces pour faire voir leur beauté, et en même temps leur cruauté. Une histoire qui nous souffle d’aller vers l’avant, profiter de l’instant, faire avancer nos rêves. La rencontre avec un pays où les vieux sont importants. Un portait de l’absent à travers ceux qui restent, qui admirent son courage, et voudraient en faire autant.

Sous le poids d’une telle nouvelle, soudaine, lointaine, surréaliste, il me fallait agir, ce fut une évidence. Ne pas rester avec des questions, des hypothèses, les interprétations des uns et des autres. Me rapprocher du réel avec le crayon de ma caméra, ma façon de voir les choses. Mais aussi parce que le scénario de cette disparition, si proche et si profonde m’apparaissait comme un film, irréel et pourtant si vrai. Parti en plein rêve, un rêve à trois qui a prit fin avec lui dans cette Casamance fantasmée, traversée par des animaux de ferme si semblables aux nôtres. Tout cela m’est apparu digne de cinéma.

La perspective de ce voyage, de ce filmage à organiser m’a habité pendant les longs mois d’hiver à Paris. A-t-il soulagé l’inconsolable douleur, le refus du deuil, l’espoir insensé de le faire revivre ? Se mentir à soi-même est souvent là pour se protéger, comme le dit Tidu en début de film, me suis-je menti en pensant que ce film avait une valeur universelle et que j’avais un devoir de le réaliser ? Je me rappelle m’être dit à ce moment-là, j’ai de la chance de réaliser des films documentaires, d’avoir en moi cette manière de m’exprimer, qui m’est venue si naturellement lorsque Pierre est parti. Qu’aurais je fait sans cela pour le rejoindre, pour partager ce moment merveilleux de sa vie ? Avec lui, et avec d’autres, puisque c’est le pari du cinéma documentaire, ce moyen de prolonger l’illusion du réel même quand il n’est plus ?


  • Casamance mon frère
    2010 | 1h19
    Réalisation : Mika Gianotti
    Production : Les Productions de la Lanterne, Act Media Diffusion
    Diffusion : Les Productions de la Lanterne, Act Media Diffusion. Disponible en DVD Edition l’Harmattan, Adav.
    Image : Denys Piningre

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 129, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0129, accès libre)