Interview d’Hubert Sauper

Claude Bailblé

Claude Bailblé : Hubert, je sais – parce que tu me l’as dit – que tu filmes parfois seul, même si assez souvent les circonstances t’obligent à travailler à plusieurs. Depuis quand filmes-tu en solo ?

Hubert Sauper : La révolution s’est produite il y a plus de vingt ans quand les Danois (Dogma) ont commencé à faire des films avec des petites caméras utilisables aussi par les documentaristes. J’ai acheté avec mes derniers sous une caméra Hi-8 et suis parti au Congo faire mon premier film africain (Kisangani, loin du Rwanda). Ce n’est pas seulement l’œil du cinéaste qui prend la petite caméra pour représenter la réalité, mais c’est aussi la caméra – en me prolongeant – qui me permet d’être « ici et là », « absolument », et de me concentrer sur l’instant. Je la tiens à côté de mon œil et de mon oreille, et je sais que c’est là le moment important. À l’inverse des grosses caméras d’épaule, imposantes, qui déterminent la hauteur de vue, la petite caméra est si proche que l’on peut se toucher : cela m’est arrivé de filmer quelqu’un en lui tenant l’épaule… Jean Rouch, à la première de mon film (Kisangani, loin du Rwanda), appelait cela « le cinéma du lien ».

C.B. : C’est-à-dire…

H.S. : Pas seulement comment je vois le monde avec ma caméra, mais aussi comment le monde me regarde. Les enfants me regardent dans les yeux, et c’est là mon étonnement, ma passion pour la beauté de l’instant…

C.B. : Est ce que la personne filmée veut aussi te poser des questions ? Est ce qu’on te demande aussi la caméra ?

H.S. : Tout le monde ou presque sait ce qu’est une caméra, mais ça intrigue de découvrir son image. Ils prennent l’appareil et posent leurs questions, en disant : « moi aussi je pense te filmer ! ». C’est une situation idéale pour la création d’une relation…

C.B. : Qu’est-ce que tu leur dis sur toi, sur ce que tu viens faire ?

H.S. : Je leur réponds le plus sincèrement possible, le plus ouvertement possible, en montrant mes interrogations, ma fragilité, mes peurs et mes doutes… ce qui fait qu’au bout d’un moment je n’ai pas à demander « est-ce que tu peux me dire ton histoire ? »… C’est le type qui me dit « est-ce que je peux te raconter une histoire ! » « Oui, je filme, ça tourne, vas-y »…

C.B. : Pour atteindre une telle mise en confiance, et pour conduire cette démarche intuitive et adaptée – que l’on pourrait appeler le scénario de contact – ne faut-il pas un certain charisme, sinon une pratique relationnelle particulièrement aiguë ?

H.S. : En échange d’une cigarette, tu peux créer du lien avec un policier ! Si tu es en train de manger, tu peux donner un bout ou un verre d’eau, entrer dans une maison, c’est magnifique… Tu peux aussi venir en voyageur avec une photo du cockpit du petit avion, par exemple, et la relation ou l’échange démarrent. Pourtant toute rencontre est un moment de grand stress émotif face à l’inconnu qui peut arriver. On peut te renvoyer à quelque chose de toi que tu ne veux pas voir ; on peut te poser des questions embarrassantes ou agressives ; on peut être méfiant ou méprisant, ou au contraire amical : et là, c’est l’ouverture à un autre monde, à une vie entière. C’est dans les premières dix minutes que se profile le reste de la relation, sur la base d’un rapport de forces le plus souvent inconscient ; tu as raconté une blague, il n’a pas rigolé ou fait attention, du coup, ça ne marche pas, il n’y a pas de suite ; ou alors ça marche très fort.

C.B. : Dans chaque rencontre, il faut amorcer la relation spécifique qui rendra possible le tournage ?

H.S. : Oui, il y a comme une fatalité qui pèse tout du long. Cela se joue sur peu de choses : le regard, la séduction, l’empathie « est-ce que mon vis-à-vis s’intéresse à moi ? ». Si tu descends du ciel avec une espèce de vaisseau spatial (le « sputnik »), ça déclenche une curiosité « c’est quoi ce truc ? ». Et si tu as un large sourire, une petite blague, tu es de suite un ami, on peut entrer dans la maison, on t’ouvre son cœur et ses pensées. Le côté séducteur est important, du reste mes partenaires occasionnels, cinéastes et copilotes, travaillaient dans cette optique. Finalement tu fais trois mille rencontres dans un projet comme celui-là !

C.B. : Trois mille rencontres, cela veut dire que tu as un aperçu des singularités et des diversités, des différentes facettes qui facilitent la compréhension des forces en présence…

H.S. : Oui, car tu as une sorte de mission à remplir, une enquête à assumer, un projet à développer…

C.B. : N’empêche qu’en fin de journée, tu es seul devant tes rushes ; tu ne peux parler à quiconque du tournage ; et tu dois encore sécuriser les enregistrements, préparer le lendemain… ?

H.S. : Assez souvent, nous sommes deux, alors on discute chaque soir, et même déjà entre les prises. Si je suis seul, je vais jusqu’au bout de mes forces, sans arrêter pour regarder les rushes. En fait je ne suis pas si souvent seul : il y a quelqu’un comme « seconde vue » ou comme « miroir intellectuel » 1.

C.B. : Dans les trois films que j’ai vus, je remarque ce souci d’aller chercher une réalité mal connue, que tu nous fais découvrir par des situations pertinentes et parlantes, peu enquêtées par le journalisme. Comment parviens-tu à détecter les lieux, les moments et les personnes qui vont révéler ce qui n’est pas visible à première vue, comme si tu entrevoyais ce qui va se passer… S’agit-il seulement d’heureuses coïncidences ?

H.S. : Pour décrire un monde, je m’expose un peu plus que d’autres. Ce que je déteste : le fanatisme religieux, la bureaucratie idiote, l’ordre et ses frontières, les uniformes, tout cet héritage malade de la colonisation. Un antimonde, en quelque sorte, le contraire de ce que j’admire… Je m’y expose, à la fois pour en faire partie et en même temps pour y entretenir mon aversion…

C.B. : D’où les situations de danger que tu affrontes ?

H.S. : Il faut continuer de filmer et en même temps assurer sa sécurité avant, pendant, et après le tournage. Ces contraintes sont parfois terribles et épuisantes… Mais c’est aussi enthousiasmant, puisque l’on est récompensé de ses efforts… Tout le monde connaît par exemple la langue de bois, mais assez peu le parler officiel des ambassadeurs. Grâce à ce petit film, le spectateur la reconnaît concrètement : c’est une récompense après coup.

C.B. : Combien de temps pour réaliser ce film ?

H.S. : Deux ans pour construire le « sputnik » et simultanément, favoriser l’incubation, l’accouchement du projet. Dans un lieu de paix, de ressources et de rencontres où passent tous mes amis, j’ai construit lentement l’avion, tout en lisant aussi beaucoup de livres sur le sujet. C’était comme faire lentement ses valises pour un grand voyage et regarder sur la carte où l’on va aller. Cette lenteur était nécessaire pour être prêt à partir…

C.B. : Tu avais jalonné ton parcours jusqu’au Sud Soudan, avec les étapes pour le ravitaillement en essence, et aussi peut-être pour d’autres raisons ?

H.S. : L’idée de l’avion, c’était de gagner sur le temps et l’espace, d’abolir le temps perdu, précisément l’idée du colon : plus vite, plus de terres, plus de richesses ! Ça peut aussi larguer des bombes, un avion : ce fût même originellement la machine de l’homme blanc montrant sa supériorité… Pourtant, le « sputnik » c’est un peu l’opposé : lent et long, en plein ciel, merveilleux… On a vraiment voyagé dans le temps, car cette partie de l’Afrique a peu changé en un siècle et plus, depuis l’arrivée des blancs… Tout ce qui est représentatif de cette époque de conquête – contrats bidons, lumière et propreté, ordre et hygiène, habits et civilisation, mais quelle salade ! – est réchauffé comme une vieille soupe. Et de nouveau, ils dansent la dernière danse rituelle, avant que l’ambassadeur ne dise : « la lumière arrive ! ». C’est la fin de la culture, le début du folklore pour les touristes à venir, une sorte de citation de ce qui fut leur identité africaine… C’est sinistre, du moins pour certains, mais ce n’est guère visible par tout le monde…

C.B. : Je reviens aux différentes échelles de temps – le mois, la semaine, la journée, l’heure, l’instant – qui entrent en jeu et en tension dans la recherche de cette réalité particulière que les journalistes ne semblent pas explorer. On peut avoir des idées sur l’Afrique, encore faut-il trouver les lieux et personnes, les moments et endroits qui révéleront la réalité et ses “épicentres”…

H.S. : La grosse différence, c’est le temps de travail ! Deux ou trois semaines pour un journaliste, alors que l’on me donne six ans ! Liberté de manœuvre et travail prolongé… On me confie plusieurs centaines de milliers d’euros pour faire un film, sans m’imposer de conditions, si ce n’est de rester fidèle à ma mesure de cinéaste ! Aucune chaîne, aucune production ne me dit ce que je dois faire, sauf les amis qui me conseillent et me donnent des idées. Je suis par contre conscient de l’autocensure des journalistes : « si j’écris ça, cela ne va pas plaire » ou « ce n’est pas conforme à la ligne éditoriale ». Je me sens libre, tant au niveau de l’enquête que du tournage et du montage.

C’est grâce au système français de soutien au cinéma de création (comme forme d’art, tout simplement) que je fais les choses. Simplement parce que je pense que je dois les faire comme ça : cela vient de l’intérieur, peut-être de l’enfance… Aux USA, c’est aussi une forme d’art, mais c’est surtout une forme d’expression pour une cause : combattre le SIDA, promouvoir un groupe religieux, une ONG, soutenir un parti politique, un produit, un gouvernement. Pris en otage par la fondation Bill Gates qui revendique ou qui lutte contre le SIDA, tu dois faire ton film pour « l’impact » [impact driven film]. Augmenter l’audience ! Est-ce que ça change les opinions ? Combien de gens l’ont vu ? Est-ce que la vie change grâce à ça ?

Si comme cinéaste, je devais évaluer par avance l’impact du film… Quelle salade ! On dirait de la pub… Changer le monde pour le meilleur ou pour le mieux – qui est sûr du mieux ? – Cela veut dire que l’on se place à l’intérieur d’une idéologie fermée : cette démarche ne m’intéresse pas. J’aime les films un peu « extrêmes », si je peux dire, mais « ouverts ».

C.B. : C’est, dans la durée, un grand engagement physique et mental, une mobilisation d’énergie…

H.S. : Pour la première fois, je suis producteur du film. J’ai payé correctement toute l’équipe, mais, en ce qui me concerne, j’attends la diffusion pour le faire. J’ai mis mon salaire dans le financement du film, je me suis endetté simplement parce que j’ai tourné un an de plus, voulant aller plus loin. [C’est un délire !!! je paye des agios aux banques !]. Avec le succès espéré du film, j’aurai à nouveau accès à des fonds, je me débrouillerai…

C.B. : Si la situation est dangereuse ou instable, as-tu sur place un relais, une personne reconnue qui te permet de filmer ?

H.S. : Nous avons atterri une fois dans un « bled » où nous ne sommes pas du tout attendus… Les villageois se montrent hostiles au début (on nous prend pour des arabes venus en avion)… Nous expliquons : « on vient en amis »… « on ne largue pas de bombes, et en plus, on a rien à dîner »… « … et il faut qu’on dorme ici cette nuit ! »… Cette explication change totalement le rapport de forces ! « Venez, qu’est-ce que vous voulez ? » Après ça, tout est devenu simple, très ouvert. On a dormi dans une cour, à même le sol. Personne ne voulait nous inviter dans sa maison, de peur d’être pris pour un riche qui invite des blancs, ou par superstition, peut-être, redoutant ces êtres tombés du ciel, dotés d’esprits ou de forces invisibles. « Pourquoi avez-vous choisi notre village et pas un autre ? ». Cependant nous sommes devenus en peu de temps assez transparents dans le décor ambiant : tous savaient que nous étions là, mais on ne faisait plus attention à nous…

Au premier rayon de soleil, tout le village se met à crier en tous sens : imagine la frayeur au réveil… Waaa… waaa… des sons incroyables ! Nous pensions être attaqués… En fait, il s’agissait d’annoncer un enterrement : extrait du sommeil, je me lève direct et je vois les gens crier, les personnes âgées, notamment. Comme mu par un réflexe, je mets la caméra en marche pour le son : ça tourne. Et l’on voit une procession de gens qui se tiennent entre eux avec des cannes : dans ce village la moitié des habitants était aveugle !

C.B. : L’onchocercose peut-être ?

H.S. : Je ne sais pas… L’homme de tête voit et conduit la procession qui continue de crier. Nous la suivons parmi les cases et les huttes en paille. Elle entre dans la cour. Je tourne sans savoir ce qui se passe exactement. Un pur moment de « cinéma-vérité » : les villageois nous ignorent. L’enterrement est leur affaire et notre présence ne les gêne pas. On est un peu… fly on the wall. Pris par leur rite, ils ne nous voient plus.

C.B. : Oui mais quand la situation est tendue, voire dangereuse, on te tolère certes, mais peut-être pas très longtemps ?

H.S. : S’agit-il d’une menace venue des autorités ou surgie d’un personnage soudainement agressif ? D’habitude je pose la caméra à côté, sans couper le son, et j’essaye de désamorcer la tension. Car il ne faut pas montrer non plus une envie de filmer « à tout prix »… Je filme parce que je donne mon écoute et mon regard, via la caméra : j’écoute ce que l’on me raconte. L’extraction d’images à l’arrache (comme on dirait extraction forcée de minerai) est un acte colonialiste, ça existe. Mais qui nous empêche d’inverser ça, de procéder autrement ?

C.B. : Comment s’est passé le montage ?

H.S. : Le montage a prolongé le tournage. Nous sommes repartis en Europe deux étés, pour revenir à l’automne avec Air France, car nous avions laissé le « sputnik » sur place. Le montage a duré au total deux années. Impossible de financer une telle durée, inconcevable, même. On a essayé de faire sortir une impression, la plus fidèle au vécu, au ressenti du tournage, en suivant si possible l’ordre chronologique. Mais ça ne peut pas être fidèle dans toutes les proportions, dans toutes les directions. Trouver une forme qui redise la puissance de l’instant, c’est tout l’enjeu. L’idée de base était que le périple en avion soit le fil conducteur du film. Mais au montage, je me suis rendu compte que si le petit avion était essentiel pour qu’on comprenne la nature de cette aventure, il était totalement anecdotique et secondaire vis à vis de la réalité hallucinante de la guerre, du mensonge, ou de la présence de ces puissances néocoloniales. Ce n’est finalement qu’un fil narratif qui ressurgit de temps à autre.

J’ai donc pré-monté certaines scènes ; ensuite j’ai travaillé sur la structure, par mails ou sur papier, avec Denise [Vindevogel], la monteuse du Cauchemar de Darwin, très forte en récit et en politique du récit. Elle a une capacité à rendre les choses accessibles et compréhensibles, avec un vrai débat sur l’ordre et l’agencement des séquences. J’ai travaillé encore avec Kathy [Danbell], très bonne monteuse aussi : elle regarde, on discute, elle évalue intellectuellement. Et enfin avec mes partenaires de tournage : Xavier [Liébard] a fait des présélections. Barney, mon ami américain, est venu dans ma petite ferme de Bourgogne, a fait des propositions sur le passage des missionnaires. Nous étions en shorts autour du feu avec deux ordis tournant jour et nuit : chacun proposait.

Voilà une méthode qui n’en est pas une, mais plutôt une formule de vie pour la création… Avec Barney, on regarde les rushes de la femme qui chante « my land… » ; fascinés par son charisme, on lui téléphone aux États Unis, et là grand délire : on lui refait écouter sa chanson, et c’est alors comme une extase ! Un, parce qu’on a survécu au voyage, deux, parce qu’on célèbre l’aventure après coup… On se rappelle, grâce aux images de toutes les circonstances du tournage, tous ces moments vécus riches en rebonds : « tu te rappelles ! La panne du moteur… » Le montage comme long processus de travail enfermé dans une chambre noire, quelque part dans une capitale, où l’on vit comme un chien, je n’en veux plus…

C.B. : Inventer, essayer et rechercher ensemble, mais la décision finale t’appartient…

H.S. : Bien sûr ! Si certains cinéastes donnent leurs rushes à une monteuse ou un monteur, pour ma part je vais jusqu’au bout des choses, jusqu’au dernier petit bruit. Je sais que je ne peux aller plus loin, et à partir de là, je suis sûr de mon film ! Certes, j’y passe beaucoup de temps, il y a la fatigue, les années qui passent, l’argent qui part… Mon métier est de raconter une histoire compréhensible avec un enchaînement de pensées et d’images. J’invite à réfléchir, à s’indigner, à se passionner… et je donne, à travers mon film, des chemins possibles et des ouvertures pour la pensée. Regarder un film est aussi une forme de dialogue intérieur, un processus créatif en pleine inspiration. Nous nous regardons penser à l’écran.

C.B. : Décanter, modifier, reprendre, compléter, ce que la télé ne permet pas si souvent… C’est pourtant la démarche qui convient au documentaire de création ?

H.S. : Un petit article ou un roman, cela n’a pas grand-chose à voir ! Il faut surtout du temps… Enfant, on aime bien écouter les contes de fées, les revoir et les réécouter sans fin, c’est un peu comme faire et refaire un château de sable. C’est un univers réduit : rien n’existe autour, seul le monde que tu crées.

Au montage, tu vois mille fois la même scène et c’est ainsi que tu avances, dans ce petit univers qui tourne en boucle… mais en même temps tu étudies la vie d’une manière que personne ne pourra égaler. Tu étudies le regard du personnage, au moment où la pensée lui arrive dans les yeux. C’est un moment très précis ! Ah, il a une idée ! Ce moment est essentiel au montage, c’est peut-être là qu’il faut démarrer le plan… L’arrangement des images hors du strict factuel te donne comme ça une ouverture extrême pour les vrais lieux, les vraies personnes. Au-delà des apparences, de l’aspect momentané, tu recherches une réalité plus complète : seul un travail de recomposition, d’ellipses et d’enchaînements, peut t’approcher – pas complètement – de la réalité que tu as vraiment perçue et que tu cherches à restituer…

Pour parler de l’Afrique ou « du Sud », les gouvernements, l’ONU ou les humanitaires par exemple, déclarent grosso modo que la situation est terrible, que c’est le chaos et qu’il faut envoyer nos gendarmes, nos armées et nos bienfaiteurs pour arranger les affaires. Cela suggère, dans la plus pure tradition des siècles derniers, que les Africains sont inférieurs, qu’ils sont au fond des sauvages, et que nous les Blancs [et moins blancs] allons encore leur apporter l’ordre, la paix et la parole divine, la démocratie, etc.

Cette idée – trop dangereuse – marche en avant comme un somnambule vers l’abîme. Ce discours du développement, prônant la croissance et niant l’humanité, reste profondément naïf et sinistre, même si son auto-récit est fantastiquement rôdé et « intéressant ». Le fameux « cœur des ténèbres » n’est pas le fond obscur du Congo, mais c’est plutôt – à mon avis – le cœur du néolibéralisme globalisé.

C.B. : Un des meilleurs plans que tu as tournés en solo ?

H.S. : Un moment je me suis trouvé seul en plein Sahara dans mon « sputnik », au centre du Soudan, « perdu » dans un océan de sable. Tout à coup, apparait à l’horizon une ligne argentée, une ligne toute droite, le chemin de fer entre Wadi Halfa et Khartum.

Ce chemin, je le savais, a été construit dans les dernières années du XIXe siècle par l’armée Anglaise, pour la conquête du Soudan. C’est la ligne qui « perce » le continent. L’auto-récit des colons de l’époque était alors : « Nous venons en amis… nous apportons avec ce train le progrès, la civilisation, la lumière, les valeurs morales, notre dieu… » J’avais tout cela en tête en survolant ce ruban rectiligne, et puis voilà qu’arrive un train ! Je l’ai survolé puis « chassé » avec mon avionnette, et puis j’ai rapidement identifié un train plein de pétrole… chinois ! Alors voilà l’autre vérité : percer le continent n’était pas fait pour apporter des choses, mais précisément pour en extraire les ressources. C’est en y pensant et en le voyant que j’ai tourné ce plan avec une seule main, l’autre pilotant l’avion.

Pour conclure, je dirais que l’art du cinéma c’est tenter de transmettre l’indescriptible ou l’impalpable, ce qui peut nous aider finalement à voir ce que l’on refuse de regarder. Ou comprendre, parfois, ce que l’on sait depuis longtemps.

Paris, août 2015


  1. « J’ai tourné seul autrefois un film sur les femmes battues. Je ne suis évidemment ni battu, ni batteur, ni femme battue ! D’où mon étonnement et ma naïveté devant un monde que je ne connaissais absolument pas. Elles étaient très explicites et me confiaient des choses que je ne comprenais pas au départ… »

Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 105, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0105, accès libre)