Débat avec Eyal Sivan
Introduction de Michel Euvrard : C’est un film d’une force extraordinaire, d’une grande puissance. C’est un film insoutenable totalement. Ce que je retiens, c’est que Yeshayahu Leibowitz a été probablement la plus grande voix de prophète qu’on ait vu dans le peuple juif depuis l’ancien testament. Et si on ne l’écoute pas, tout ce qu’il prédit va arriver.
Intervention du Public : Le film a été fait en 1990, il y a plus de dix ans maintenant. Est-ce que, pour contredire la personne qui vient de parler, vous avez vu des jeunes réagir dans l’autre sens, c’est-à-dire, pour construire l’avenir avec la mémoire, aller vers l’autre, vers les jeunes arabes, pour justement se démarquer de cette espèce d’esclavage.
Eyal Sivan: Je dois dire d’abord que je réfute l’idée qu’il s’agit de mémoire sauf si on s’attache à l’idée exprimée par Goethe qui disait que là où on entend le mot « mémoire », il faut se demander ce qui a été oublié. En Israël, il ne s’agit peut-être pas de mémoire mais d’une construction qui se veut une mémoire et surtout d’une instrumentalisation de la mémoire. Alors à partir de là, est-ce qu’il y a des jeunes ou pas — pourquoi toujours les jeunes ? — est-ce qu’il y a aussi des moins jeunes qui font autre chose avec la mémoire. Forcément.
Je pense que Janine qui a organisé la programmation ici nous a dit : « C’est ma mémoire individuelle, ma mémoire personnelle, c’est l’histoire de ma propre famille, étant moi-même enfant de parents qui ont été déportés, qui m’a projetée vers l’autre et vers la volonté de militer et d’agir. » Si maintenant vous posez la question en termes de la société israélienne, je pense qu’on a beaucoup de mal à se défaire d’une instrumentalisation de la mémoire qui nous serait favorable. C’est vrai qu’il y a un réel travail d’histoire à faire. Et c’est difficile de ne pas utiliser la mémoire comme mobile parce que l’utilisation de la mémoire par les Israéliens justifie une autre utilisation de la mémoire par les Palestiniens. Il n’y a pas une mémoire qui est bonne et une autre qui serait mauvaise.
IP2 : Est-ce qu’on voit des mouvements qui se mettent face à cette mémoire officielle ?
ES : Oui, on a vu à la fin des années 80, au début des années go, le mouvement de ce qu’on a appelé les « nouveaux historiens » , dont certains disaient : « Nous ne sommes pas les nouveaux historiens, nous sommes les premiers historiens parce qu’avant, il n’y avait que de la propagande. » Donc c’est vrai, un travail sur l’histoire existe.
Il y a par ailleurs le sentiment qu’il faut se débarrasser d’une forme d’instruction de la mémoire qui est une mémoire purement occidentale, la mémoire des juifs d’occident, les ashkénazes, et reprendre la mémoire des arabes juifs, des juifs issus des pays arabes. Israël se trouve dans le monde arabo-musulman, et à l’intérieur de ce monde, le judaïsme peut raconter une autre histoire que celle du monde chrétien. Donc, il y a parmi les intellectuels, les jeunes, les cinéastes et les artistes, il y a un travail de révision face à cette négation.
On peut considérer qu’on est installés sur un trépied de négation. Le « on » en question est la constitution de l’État d’Israël, et ce mouvement idéologique qu’est le sionisme. Ils sont posés sur la négation de la diaspora juive, ils considèrent la diaspora comme un état non naturel, la négation de l’arabité d’une grande partie du judaïsme, et la négation de l’indigène, de la géographie. Il y en a certains qui font un travail de révision à différents niveaux face à ces négations.
IP3 : J’ai beaucoup aimé le film. Je suis égyptien, et j’ai apprécié dans le film qu’on voit comment à partir de jeunes enfants on peut construire des monstres. C’est un film pas seulement sur l’État d’Israël, mais aussi sur l’éducation. Le prof le dit bien dans le film: la fonction de la mémoire est de nous faire penser à nous-mêmes, ça nous pousse à poser les vraies questions : qu’est-ce qu’Israël, qu’est-ce que c’est qu’être un juif. C’est une leçon pour tout le monde.
ES : Je vous remercie pour votre réaction mais si vous me permettez de simplement revenir sur un mot que vous avez utilisé, j’aimerais comprendre le sens que vous avez voulu lui donner. Je vais expliquer pourquoi je le réfute. Je pense qu’il faut trouver d’autres mots. Vous dites : « Le film fait comprendre comment on fait pour élever des monstres ». Non, si vous voulez dire qu’on peut comprendre comment on élève des gens qui commettent des actes monstrueux, là je vous suis. Mais si on considère que, y compris les soldats israéliens, sont des monstres, qui cassent des maisons, qui torturent etc., on empêche, on s’empêche nous-mêmes de pouvoir les juger dans un jugement humain. Parce que ni les monstres ni les animaux ne sont soumis aux jugements des humains. Il vaut mieux garder l’idée que c’est un humain qui commet des actes monstrueux, ce qui nous permet de les ramener à l’intérieur du jugement des hommes et de ne pas les envoyer dans un monde qui nous échappe.
IP4 : Quand vous montrez cette jeune fille marocaine qui a oublié sa propre histoire et qui a intégré l’histoire de l’holocauste, alors même que ses ancêtres ont vécu une autre histoire, comment appréhendez-vous ce phénomène-là ?
Et est-ce que vous pensez que la mémoire telle qu’elle est cultivée en Israël peut s’apparenter à un phénomène religieux ?
ES : Mettre ensemble ces deux questions m’aiderait à répondre car je ne crois pas qu’il s’agit de deux éléments distincts. Le mouvement national juif, ce qu’on appelle le sionisme, s’inscrit dans une vision de la création d’un homme nouveau. C’est pour ça qu’on retrouve souvent l’idée du désert. Les territoires étaient des déserts, et il fallait désertifier les hommes pour pouvoir faire renaître quelque chose de nouveau. Désertifier, cela veut dire rendre les territoires vierges, les territoires mentaux, spirituels. On a occulté sciemment la mémoire des juifs d’Orient, la mémoire des arabes juifs car ils posaient un réel problème pour l’idée de la persécution permanente, la nécessité d’un État national juif, etc.
Comme par ce processus d’effacement-là, on a effacé autre chose qui est le judaïsme rabbinique. Il y a un judaïsme qui traverse l’histoire des juifs, le seul qui est constant qui est le judaïsme rabbinique, la religion juive dans ses aspects primaires. Là aussi, la laïcisation du judaïsme a été faite par le sionisme, par sa nature de mouvement national du XIXe siècle, issu des courants nationalistes, laïcisants de l’époque. Mais à partir de là, en effet a été construit quelque chose qui est nouveau et qui est une religion d’État. Cette religion d’État, on le voit et on en voit les relents, on en voit les cultes, le culte des martyres, le culte des lieux, la transformation des choses en objets et lieux physiques qui sont de l’antijudaïsme, d’un côté, et l’anti-orient de l’autre.
Donc cette religion laïque pourrait s’appeler, sans vouloir provoquer, le « shoahisme ».
C’est cette réduction de l’identité de soi non à ses actions, mais à ce que les autres en ont fait, dont parle Leibowitz. C’est au centre de la vision Leibowitzienne. La construction de cette religion « laïque » , entre guillemets évidemment, car le sionisme n’était pas non plus un mouvement laïc. Il est rare qu’un mouvement laïc prétende avoir un droit de propriété signé par Dieu, la Bible. Le problème c’est que la construction identitaire israélienne est fondée entièrement sur une négation du passé, sur la construction de cette religion nouvelle. C’est ce qui explique à mes yeux la difficulté des Israéliens de se décoloniser de cette religion car s’il n’y a plus ce tissu identitaire-là, qu’est-ce qu’il y a ?
Et à partir de là, on se retrouve devant le problème de fond que l’ennemi réel à l’idéologie sioniste, c’est le judaïsme lui-même.
IP5 : Je voulais savoir si, dans le contexte actuel, vous étiez pessimiste. Est-ce qu’il est permis d’espérer du côté de la société israélienne, parce que je suis très méfiant vis-à-vis du soutien des régimes arabes à la cause palestinienne, il y a beaucoup d’instrumentalisation. Les opinions publiques sont plus sincères. Quand j’entends les gens comme Leibowitz, quand je regarde votre travail ou les écrits de gens comme Tanya Reinhart ou le militantisme de Michel Warchawski, j’ai des sursauts d’espoir. Compte tenu de l’embrigadement des esprits, est-ce qu’il y a suffisamment de justes qui peuvent, avec les Palestiniens, mettre en échec cette menace de transfert et de déportation des Palestiniens ?
ES : L’optimisme n’est pas une notion politique. Le réalisme l’est. Alors évidemment on peut distinguer entre Réelpolitik et réalisme politique.
J’essaie de m’attacher à une certaine forme de réalisme politique. Il y a un processus qui a commencé au début du XXe siècle et qui est le processus de colonisation de la Palestine, puis les mouvements colonisateurs dont le dernier dans cette époque de la décolonisation était le sionisme. Et on ne peut pas faire l’impasse sur ce cadeau empoisonné que les nations occidentales culpabilisées ont donné aux juifs — une structure nationale. Cette structure nationale est née. Son premier acte est les crimes terribles que sont les expulsions, le transfert de populations — au début des années 90 on disait « nettoyage ethnique » — de la Palestine. Si ce n’est pas au cœur de l’idéologie sioniste, c’est au cœur de l’action sioniste depuis le départ. Évidemment, quand il y a au pouvoir depuis un certain nombre d’années un homme qui dit ce qu’il fait et qui fait ce qu’il dit, et qui dit les premiers jours de son arrivée au pouvoir : « Nous sommes encore dans la guerre de 48 ; la guerre de 48 n’est pas finie. » On peut en avoir peur, avoir peur de l’idée d’un transfert de population.
Qu’est-ce qu’un transfert de population ? Les transferts de populations se font toujours dans des conditions de guerre. Il n’y a pas de transfert de population qui ne soit dans le cadre de grands échanges bilatéraux: Pakistan, Inde, Turquie, Grèce sont des exemples, et au Moyen Orient les conditions ne sont pas requises. Le transfert de population massive en ce qui concerne Israël n’est pas une hypothèse d’avenir. Je pense que tant qu’on continue de l’envisager comme une hypothèse d’avenir, on risque de passer à côté de l’essentiel qui est que les transferts de population se font en permanence. Un million et demi de juifs russes arrivant en Israël est un transfert de population.
Poser une frontière ou un mur d’un côté ou de l’autre en changeant le statut des gens est un transfert de population. Encercler, empêcher de partir, déclarer certaines zones militaires en disant à la population de déplacer leurs villages, c’est un transfert de population. Je pense qu’il ne faut pas s’attendre à des grands mouvements d’expulsion, je les crois hypothétiques. La société palestinienne n’est pas la société de 1948. Justement cette méfiance permanente à l’égard des grands transferts de population permet ces petits transferts de population quotidiens que nous voyons. Quand on démolit 13 maisons par jour dans un seul village, ça finit par déplacer tout le village. Voilà les transferts de population qui ont d’autres formes, et non pas la forme catastrophique qui était spécifique à 48.
Mais prenons l’exemple de 48 et posons la question : transfert de population vers où ? Vers la Jordanie. Il y a un ami jordanien dans la salle qui dit : mais qu’ils transfèrent vers la Jordanie, il y aura un Nord Vietnam. Alors vers où ?
Les Palestiniens restant sur leur territoire enfermés, encerclés, c’est un avantage parce qu’ils n’ont pas de profondeur stratégique.
Le mouvement qui est au pouvoir en Israël aujourd’hui est exactement le même que celui du début de la création de l’État d’Israël parce qu’Ariel Sharon, et j’insiste là-dessus, je me ré pète de manière monotone, n’est pas un homme de droite. Il ne vient pas du mouvement de droite du sionisme. Il vient de l’Union du Travail du Cœur, le socialisme national juif, qui était les constructeurs des premières colonies juives des années 20 en Palestine.
C’est son grand problème avec l’extrême droite. La colonisation des territoires, il la voit comme une continuité de la colonisation de la Galilée au début du siècle. Ce qu’il est en train de faire aujourd’hui, grâce à des gens dans l’Union du Travail, à la suite de gens comme Ammon Barak, Shimon Perez et de Benyamin Netanyahou, il est en train de donner à la Palestine une identité unique et indivisible dans laquelle la question qui va se poser dans les prochaines années n’est pas: comment diviser la Palestine. Car à mes yeux maintenant c’est une question qui devient de plus en plus obsolète. Mais la question est: quelle est la forme étatique dans laquelle vivront Palestiniens et Israéliens, juifs, musulmans et chrétiens dans ce territoire qui s’appellera la Palestine ou eretz Israël, comme vous voulez. Cette question-là est la question d’avenir. Et aujourd’hui la réponse donnée par les différents gouvernements successifs est une forme d’apartheid. Ça promet des années terribles. Mais l’apartheid, lui aussi, est tombé.
Et quand vous parlez de « justes », il s’agit de ces gens qui disent que, quelle que soit la solution d’avenir — vivre ensemble ou vivre dans une séparation — l’impératif absolu et incontournable est la fin de l’occupation militaire. La fin de l’occupation militaire est la seule exigence. C’est aussi le moyen d’ôter aux autorités israéliennes le moyen de faire ses transferts successifs qu’elles continuent chaque jour de toute façon. On le fait régulièrement à Jérusalem.
Aujourd’hui à Jérusalem on ne peut pas naître palestinien. Parce que dans les territoires de la grande Jérusalem, on ne peut pas être déclaré palestinien.
Ceci est un transfert administratif. Mais l’occupation et la présence militaires permettent un transfert par la force. C’est une des idées clefs de la lutte contre l’occupation militaire, laissant de côté la question de ce que sera le statut de ces territoires. Mais il faut sortir la masse militaire forte des territoires dont la présence ne peut engendrer que la violence. Et les justes parmi les justes restent ceux qui pensent que le premier acte contre l’occupation, c’est de ne pas participer à l’occupation. Parce qu’il n’y a pas occupation sans occupants.
Et donc par exemple le refus des jeunes de servir dans les territoires occupés.
Michel Euvrard : Petite phrase de simple bon sens ; quand vous érigez un mur, vous posez-vous toujours la question : de quel côté est la prison ?
ES: En même temps, vous savez, en parlant du mur, que même si les geôliers et les prisonniers partagent ensemble la prison, ils n’ont pas le même statut.
Souleyman Abou Saïd : Et celui qui a le pouvoir d’ériger le mur, ce n’est pas comme celui qui le subit.
ME : Je voulais dire par là que je ne crois pas qu’actuellement le peuple israélien vit en liberté, qu’il soit un peuple libre. Je ne veux pas mettre sur le même plan le manque de liberté des Israéliens et la servitude des Palestiniens, mais le peuple israélien n’est pas non plus un peuple libre. Il y a trop de contraintes. Il est aussi enfermé. La dernière fois que j’étais là-bas je trouvais cela frappant. Sur la petite bande côtière, j’y étais avec mes enfants, à droite on ne peut pas aller, c’est déjà les territoires, à gauche on ne peut pas aller, c’est déjà la mer. C’est une prison aussi.
ES : Je crois qu’il faut en permanence se méfier de cette idée qu’en affinant les définitions, les analogies, les illustrations, on fait avancer la réflexion. Je pense qu’il faut s’attacher à l’analyse et donner une place à la pensée plutôt qu’à sa forme lyrique qu’est la belle définition. J’ai appris après tant d’années en France à me méfier des beaux parleurs. Ce n’est pas forcément la finesse de la vision qui nous fait avancer. Je pense que l’Israélien, d’une certaine manière, a justement le sentiment d’une liberté absolue. Et il faut se poser la question: comment quelqu’un d’aussi enfermé peut se sentir dans une telle liberté.
C’est ça qui est terrible. Dans un débat qui s’est déroulé il y a quelques minutes à l’extérieur, on m’a encore expliqué: « Mais vous voyez, on a besoin d’Israël parce que ce n’est qu’en Israël qu’on peut se sentir en sécurité. » C’est comme certains de ces juifs laïcs en désarroi qui trouvent dans les tanks avec un drapeau israélien l’accomplissement messianique d’une forme de judaïsme. Ils disent : « Je me sens bien parce qu’il y a un état pour les juifs et enfin les juifs peuvent être défendus. » C’est une conception qui se brise sur le constat simple, banal, que s’il y a un endroit aujourd’hui au monde où les juifs sont en danger, c’est dans l’état juif. Donc l’idée même de ce lien se pulvérise face au réel besoin de trouver de magnifiques définitions. Et je pense qu’il faut revenir à une forme de pensée active, analytique, militante, et qui ne se contente pas de l’idée qu’on peut retourner toute la situation en trouvant une image magnifiquement formulée. La réalité est très complexe. Ça ne veut pas dire que la complexité est un écran de fumée, qu’on ne peut pas l’analyser.
Mais c’est toujours beaucoup plus complexe que ce qui peut se résumer dans une jolie formulation.
IP6 : Vous dîtes que l’arrêt de l’occupation militaire est une première condition. Est-ce que c’est séparable du droit au retour des réfugiés ?
ES : La fin de l’occupation militaire est un impératif. C’est le seul élément qui est un élément préalable à toute discussion. Nous avons vu ce qu’est la catastrophe de négocier tant qu’il y a occupation. De négocier de certains éléments: du retrait, du retrait partiel, du retrait à double détente, la sécurité est à moi mais le ramassage des poubelles est à toi, etc. On a vu jusqu’à quel point c’est bidon. Le résultat de l’occupation militaire est la violence et la mort. Les attentats suicides comme tout ce qui se passe: démolition de maisons, arrachage des arbres, emprisonnement massif, déportation administrative, tueries, tout ça est le résultat de l’occupation militaire. Et l’occupation militaire n’a pas commencé il y a deux ans avec l’intifada; elle dure depuis 35 ans. La fin de l’occupation militaire ne veut pas dire la fin de l’annexion ou de l’occupation. La fin de l’occupation militaire cela veut dire le retrait de l’armée israélienne sur la ligne de cessez-le-feu de la veille du 5 juin
1967. Après, on peut commencer à négocier.
Alors vous me demandez ce qui se passerait dans ces négociations ? On pourrait envoyer Bernard Kouchner comme administrateur provisoire. En tout cas, on peut prendre un mandat international provisoire. On peut mettre ça aux mains du droit international. Et comme le disent parfois les Palestiniens : que les Américains viennent prendre les territoires s’ils les veulent, en attendant. Le retrait de l’armée israélienne serait le premier signe de la volonté d’arrêter l’occupation et l’annexion. Puisque le leurre terrible et criminel est que la notion de territoire occupé est une notion du provisoire, et on est entrés dans le provisoire permanent. Cela fait 36 ans qu’on dit que ceci n’est que provisoire. On bafoue toutes les conventions de Genève sur la protection des populations civiles sur des territoires occupés. On ne respecte pas ce que doit être l’action de l’occupant d’après le droit international. On a annexé 46% des terres de la Cisjordanie, d’après les chiffres des organisations des droits de l’homme israéliens. Il faut un premier signal de la fin de l’occupation. Après, tout est négociable.
Mais la question du droit au retour des réfugiés n’a rien à voir avec la fin de l’occupation militaire. Elle a à voir avec autre chose qui est la fin du conflit israélo-palestinien. Mais la fin de l’occupation militaire n’est pas la fin du conflit israélo-palestinien. Elle est la condition pour pouvoir négocier la fin du conflit israélo-palestinien. Et le droit au retour des réfugiés palestiniens, que cela plaise ou non, est un droit qui n’ est pas négociable. La seule chose qui est négociable ce sont les modalités du retour. Mais le droit au retour n’est pas négociable. Cela veut dire que les Israéliens, et là j’en parle en tant que société et non en tant qu’autorités politiques, doivent reconnaître à travers un travail de mémoire, que « sous Israël la Palestine ». C’est-à-dire que nous existons puisque nous avons détruit l’autre. Là je cite un ami. Les traumatismes de la catastrophe palestinienne de 1948 et aussi le traumatisme des Israéliens en tant qu’expulseurs et destructeurs des structures palestiniennes, ces deux traumatismes doivent vivre ensemble. Donc il y a un travail d’histoire et un travail de mémoire à faire. C’est une nécessité pour la société israélienne de répondre à la question de 1948. Les réfugiés palestiniens existent non pas à cause de la politique des États arabes, ou parce qu’ils ont fui. Et s’ils ont fui, les réfugiés existent comme résultat de l’action que nous avons menée même avant la guerre d’indépendance, dans certaines opérations qui marquaient la volonté de créer un territoire juif homogène et « nettoyé » des arabes. Mais il se trouve que nos indiens sont vivants. C’est notre problème. Et la mémoire palestinienne sur 48 est intacte. Et elle s’est tracée et aujourd’hui peut-être, elle aussi, est instrumentalisée. Mais la mémoire israélienne de 48 reste une mémoire héroïque et on ne construit pas une société saine et véridique sur la base de héros qui sont en réalité des criminels.
IP7 : Je voulais parler de la liberté des Israéliens vis-à-vis de la liberté des Palestiniens, moi je pense que comme israélienne, je suis libre de bouger, je n’ai pas de problème, mais je sens que je ne suis pas libre du point de vue des valeurs morales. Tant qu’on a une partie de ce pays qui est basée, comme on l’a très bien vu dans le film, sur les valeurs qui ne sont pas morales, on n’a pas de liberté réelle.
AL : Moi, cette histoire de prison israélienne, prison palestinienne me gêne énormément. Je ne sais pas ce que vous en pensez.
ES : Je pense qu’on ne s’aide pas en essayant de trouver des équivalents. La prison physique dans laquelle vivent aujourd’hui les Palestiniens est une prison physique qui se referme de plus en plus, où les gens qui habitent à la Place de la République ne peuvent pas aller jusqu’à la Bastille, pour utiliser une image parisienne. C’est la réalité. Mais les Palestiniens en même temps sont libres. Et c’est ça qui fait énormément peur aux Israéliens. Si le Palestinien est soumis à l’occupation, il ne peut pas se déplacer, il ne peut pas travailler, il ne peut pas construire, en même temps il a une forme de liberté parce qu’il possède en fin de compte un référent dans le passé qui est une situation de paix vers laquelle il veut revenir. Et il a une vision de l’avenir. Ça c’est la liberté des Palestiniens, une certaine liberté de l’esprit des Palestiniens. Je généralise évidemment, face à une réalité qui est la prison physique.
Par contre, l’Israélien qui est dans la liberté relative de mouvement etc. manque de tout référent à un passé de paix. L’Unesco a sorti un document il y a quelques années dans lequel ils appelaient à « une culture de paix » . Pour que
deux peuples puissent vivre en paix, il faut une certaine référence. Les anglais et les allemands avaient une période à laquelle ils pouvaient se référer qui étaient une période de l’avant conflit.
Or on a ôté complètement à l’Israélien l’idée d’une paix puisque dans la mémoire officielle de l’État d’Israël, il n’a jamais été qu’un persécuté, tous les jours, dans toutes les conditions. Et la volonté des Palestiniens dans cette lire narrative, n’a été que de le renvoyer à la mer. Donc il n’a pas un passé de paix auquel il peut se référer, et quoi qu’il arrive à l’avenir, il n’a qu’une vision où il faudra se battre, ou devenir majoritaire. Sauf qu’ils ne vent jamais devenir une majorité. Ça c’est l’enfermement. C’est ce qui explique d’une certaine manière la peur de l’Israélien.
Il y a quelqu’un qui a dit une chose magnifique sur la peur, c’est justement le poète palestinien Mahmoud Darwish qui dit : « Nous savons que vous avez. peur, nous reconnaissons et nous comprenons votre peur. C’est justement votre peur qui nous fait peur. »
IP8 : L’État d’Israël n’est pas l’État juif, c’est l’État des Israéliens. En tant que juif en France, je ne me sens pas Israélien. Il y a une autre confusion. Ceux qui soutiennent les Palestiniens, souvent adoptent une position fondamentalement d’antisioniste, contre l’existence même de l’État d’Israël.
J’aimerais qu’on sorte de ces positions-là par le fait qu’on est en France, pas en Israël. Si on veut faire avancer les choses c’est là-bas; on peut penser ici mais agir là-bas.
ES: J’ai l’impression d’avoir dit qu’à mes yeux aujourd’hui, s’il y a un ennemi réel, à la judéité et aux juifs, c’est le sionisme. Justement à cause des choses que vous venez de soulever. L’idée de l’État juif ce ne sont ni les antisémites ni les antisionistes qui l’ont inventée. C’est le mouvement national juif qui a fait un putsch sur le judaïsme. Il a fait un putsch, et dans ce putsch-là, qui étaient ses complices ? Justement l’occident chrétien et criminel. C’est ça le départ. À partir de là, c’est aux juifs de se poser la question : c’est au nom de quoi que vous réclamez un État juif. Cela veut dire quoi, impulser un État juif, un État des juifs ?
Leibowitz a posé cette question à quelqu’un, et on lui a dit : « Un État juif c’est un État dans lequel les bus ne voyagent pas le sabbat. Puisque c’est interdit de voyager le sabbat. » Lui, il a répondu : « Écoutez, je sais que les juifs n’ont pas le droit de voyager le sabbat. Mais il est écrit nulle part que les bus ne doivent pas voyager le sabbat. » Ça veut dire quoi, un État juif ? Un État juif c’est comme les rêves de ce poète nationaliste sioniste Bialik, poète national israélien, qui a dit : on aura des putes juives, des voleurs juifs, des assassins juifs. C’est ça un État juif ? Qu’est-ce que ça veut dire quand vous dites : « Je veux absolument un État juif. » Soit. Mais pour quoi faire ? Pour que moi je puisse ouvrir le journal le matin et me dire : « Mais tous les violeurs sont des juifs. C’est génial ! » Et les criminels, et les moches, et les beaux, ils sont tous juifs. Pourquoi faire un État juif ? Pourquoi ? Moi je n’ai pas de réponse. Et c’est à partir de ça que je me dis antisioniste, parce que je n’arrive pas à faire cohabiter mon humanité républicaine, multiculturelle, laïque avec une vision rétrograde, communautaire, ethniciste et exclusionniste. J’ai un problème.
Mais eux peut-être, n’en ont pas. Moi, j’en ai. Et à partir de là, j’en tire certaines conclusions puisque j’ai appris qu’en politique on ne juge pas à partir des intentions. On me dit souvent : « Mais le rêve sioniste était magnifique. » D’accord. Mais en politique on ne juge pas sur les intentions, on juge sur les actes. Et l’accouchement a été terrible. À partir de là, l’antisionisme est une forme politique de débat aussi légitime que n’importe quelle opposition idéologique, surtout lorsqu’il s’agit de s’opposer à une idéologie du XIXe siècle. Et on a vu ce que ces idéologies-là ont donné. Sans oublier une chose. Le débat entre antisionistes et sionistes est un débat qui existe depuis l’émergence du mouvement sioniste. C’est un élément important. C’est un débat légitime. Et aujourd’hui ceux qui refusent les débats sur le sionisme, c’est-à-dire sur le pourquoi d’un État juif, nient la légitimité d’un débat qui a occupé le judaïsme depuis au moins cent ans. Vous voulez un État juif, soit. C’est un choix de valeurs. Ce n’est pas le mien.
IP9 : Mais on a avancé depuis 60 ans quand même. Au début on voulait un État juif, maintenant on a l’État d’Israël.
ES : Maintenant on a l’État d’Israël. Sur l’État d’Israël il y a une réalité. La réalité est que l’État d’Israël est, de fait, un état binational. L’État d’Israël a une loi fondamentale qui est contraire à toute vision de progrès antinationaliste qui oppose la citoyenneté basée sur le droit du sang. C’est-à-dire, quelqu’un qui est né à Bourg-la-Reine et qui a enseigné à Polytechnique, c’est exprès que j’utilise cet exemple, a le droit demain d’aller s’installer à Haifa comme il veut parce qu’il est juif, mais quelqu’un qui est né à Haifa et qui n’est pas juif n’a pas le droit de s’installer à Haifa. C’est en cela qu’Israël est un État uniquement pour des juifs parce que sa définition de sa judéité est « pas arabe ». Qu’est-ce qu’un État juif, c’est un État « pas-arabe ». Ce qui donne les terribles constats, et c’est pour ça que je veux bien débattre de ce qu’est l’État d’Israël, ça donne le terrible constat qu’aujourd’hui la seule ville occidentale d’apparence au monde où il n’y a pas d’arabes, c’est Tel Aviv. Donc la réalité de l’État d’Israël est un État pour les juifs et contre les autres, un État d’exclusion, un État national et nationaliste issu du XIXe siècle. C’est pour ça que je ne peux pas être sioniste.
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Izkor, les esclaves de la mémoire
1991 | France | 1h37
Réalisation : Eyal Sivan
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 77, Juin 2005)