Serge Hajlblum
C’est vers le Berlin qui surgit à Jérusalem 1, durant l’hiver 1934-1935 2, que je vais tout d’abord me tourner. Je marche dans la vieille ville au milieu des passants, des commerçants, de femmes porteuses d’eau, d’enfants : puis, de l’intérieur de l’écran, de ces images, j’entends une mélodie. Porté par cet air, mon regard se tourne vers un enfant qui court, souriant et moqueur à la fois, et qui à un moment, rencontre un violon, fixe son regard sur l’instrument de musique, le prend dans ses bras, et après, ailleurs, en ouvre la boîte, en pince les cordes, fait signe et demande au jeune homme, là, de jouer. Je me déprends du nouage de mon regard avec le regard de l’enfant ravi par le jeu, et laisse l’écoute guider l’œil sur le violon, sur les doigts, sur les mains et le visage de l’interprète : et me voilà porté par la musique de Joseph Achron, jouée par Andreas Weiâgerber. La musique parcourt et anime les entours de Jérusalem, ses ruelles commerçantes, ses places, ses murailles, les multiples manières de marcher, de se parler, de rire et de regarder. Ces quelques minutes de film, ces quelques minutes de musique sont un temps où la ville, l’histoire, les pierres et la vie sont définies par le chemin d’une mélodie.
Enquête sur Abraham est un film sonore fait de paroles échangées à haute voix, de dialogues, de questions auxquelles les uns et les autres apportent leurs réponses : il n’est que difficilement un film où la chaîne des images formerait un texte obligeant le spectateur à lire et à produire qui son imagerie, qui sa lecture. Une amie m’a dit : ton magnétoscope te permet d’arrêter le film à tout moment, alors tu notes scrupuleusement tous les dialogues. J’ai compris ceci : j’étais appelé au plus près d’un simple enregistrement sonore, l’image était sacrifiée aux diverses thèses énoncées et ne jouait que comme fond d’où les divers monologues se dégageaient. Le film parlant oublie parfois qu’il est, dans son principe, un jeu d’images, de sons, et de montage qui le rend à sa sonorité, voix pour une parole sienne alors.
Par ailleurs le réalisateur, Abraham Ségal, propose beaucoup d’images : de civils et de soldats, de barrages et de profonds paysages, d’un campement bédouin, d’un camp de palestiniens, des divers lieux pour le mont Moryah, des diverses pierres du sacrifice, des villes d’Hébron et de Jérusalem, de psautiers et de livres d’heures, de toiles du Caravage et de Rembrandt, des imposantes murailles du tombeau du patriarche et de la septième marche, des images de tous ceux qui disent leurs épreuves, leurs espérances, leurs croyances et qui exposent qui leurs fois, qui leurs compréhensions, qui leurs croyances, qui leurs thèses… C’est le chemin d’autant d’entretiens visant à présenter qui ou quoi, un moment actuel ou inactuel de l’actualité, une thèse de la religion, un acte de foi, une théorie politique, un système philosophique ou autre création d’artiste. Tout cela érige Abraham tant comme l’énigmatique monument de l’Un que comme une place de l’étoile carrefour à la fois des convergences et des divergences.
Cet émiettement fait de pelures d’images, de bruits de parlers, a pour effet que le spectateur que je suis n’est que difficilement appelé à voir un film, mais plutôt convoqué à cette place tout à fait centrale d’adresse et de destinataire de cette enquête, et en même temps à cette autre place, différente, absolument excentrée et imaginaire qui est celle du point de vue de tous les points de vue possibles quant à Abraham ou Ibrahim, quant au sacrifice ou au non-sacrifice soit d’Isaac, soit d’Ismaël, c’est selon, quant à la pierre du sacrifice qui serait cette même pierre ou non d’où Mohammed serait monté au ciel, quant à l’Hébron d’aujourd’hui, d’hier et des temps passés, quant à La Mekke telle que toujours, quant au tombeau du patriarche depuis son achat mais à jamais désespérément vide de tout cadavre etc. Aucun ossuaire : et ce trou prend la forme d’un monument au Dieu non nommable.
Rien ne manque, et tout ce qui est dit et présenté prend, de par le déroulement du film, une même valeur étale.
Les psychanalystes connaissent bien cette apostrophe de Jacques Lacan en conclusion d’un congrès tenu à Strasbourg en mars 1976 3 : « Le comble du comble, c’est que je suis comblé ; je veux dire qu’à entendre les divers orateurs, j’ai eu ce sentiment d’être comblé. […] C’est certain que cette question, ce n’est pas la première fois que je me la formule. Le manque me manque. Quand le manque manque à quelqu’un, il ne se sent pas bien. »
Alors, pour retrouver de la valeur, pour que quelque chose vaille, il m’est nécessaire de me déprendre de ce jeu de la convocation, de trouver un point d’où je puisse rebondir et qui signifierait que la chaîne signifiante ne se referme pas sur une bouture du tout et de son contraire, et qu’il n’y a pas ce qu’on appelle la forclusion qui génère tout à la fois la folie et l’entretien social des certitudes quant aux textes quand elles sont développées en mots d’ordre et propagande. C’est probablement pour cette raison qu’ayant regardé une première fois ce film en compagnie de mon ami Pierre Baudry, je lui ai fait remarquer comme dans un cri du cœur : c’est étrange, jamais il n’est fait même seulement allusion à ce qui préside à la venue d’Isaac, au changement des noms d’Abram en Abraham et de Saraï en Sara. La circulation du he, de la lettre hébraïque xxxx venue à ces deux noms d’Abram et de Saraï, est court-circuitée, la venue de la lettre elle-même est omise, son moment et son inscription témoignant de la décision de Dieu sont effacés, si ce n’est forclos en ce lieu de l’Autre : alors même qu’elle vient écrire le premier temps de l’alliance entre Dieu et l’homme. Le nom n’est pas lu à sa lettre, et ce que j’appelle maintenant les prédicateurs emplis des parlers de croyances et de fois, font jouer le nom Abraham, tant au nom de ce qui est affirmé comme le Nom de l’Un, qu’en tant que nom possible pour l’Un, dicible de Dieu. Le nom Abraham joue alors dans ce film, de par la forclusion de ce que sa lettre oblige à lire, comme le nom monumental de Dieu 4. L’Un est produit dans l’avant-coup de cette fonction complexe du nom Abraham, nom élu pour et pour une multitude : le nom Abraham non barré et tout Un 5 comme le nom de Dieu. 6
Un tel changement me dit ceci : l’enfant d’Abram et d’Agar, Ismaël, l’enfant des corps de chair pouvant enfanter, représente la jouissance des corps procréant. Il s’agit, dans l’après-coup de la conception d’Isaac, de se déprendre de ce corps à corps. Ismaël et Agar jouent la scène d’une jouissance du corps qui ne peut qu’être exilée de la chaîne symbolique où pourtant elle est en même temps appelée : ne serait-ce que dans l’acte de la circoncision qu’Ismaël partage avec Abraham 7. Cette jouissance est celle même dont, par et dans la stérilité de son corps, Sarai ne cesse de représenter le dérobement, ne cesse de rester étrangère aussi longtemps que l’humain reste soumis à la jouissance des corps. Sarai reste l’insoumise à l’impudeur du corps, elle devient Sara, le corps en tant que défini, parcouru, lu par la chaîne symbolique initiée par Dieu et dont la voix s’impose à l’égal de celle de Dieu même. 8 C’est là la raison pour laquelle elle aura enfant bien que stérile, n’ayant plus la voie des femmes pour enfanter, et fanée, n’étant plus dans cet ordre de la volupté. 9 À cette jouissance du corps à corps avec son époux elle se refuse par deux fois. 10 Ce n’est donc pas cette jouissance-là, cette volupté-là, qui sont à l’œuvre. Aussi bien, d’Ismaël à Isaac, cette proposition, qu’il y a du corps qui engendrera une multitude, n’est pas du même ordre, le corps n’est pas le même 11 et la multitude n’y sera pas pareille : c’est à Agar que le messager de Dieu porte cette parole « Je multiplierai, je multiplierai ta semence : elle ne sera pas comptée, tellement multiple ! », et c’est à Abraham que Dieu dit: « Ton nom ne sera plus crié Abram : ton nom est Abraham — père d’une multitude — oui je t’ai donné en père d’une foule de peuples. » 12 Mais je vais laisser ce chemin complexe, qui bat entre semence et nom, à ceux des lecteurs qui voudront bien s’y engager.
Ce changement dans la nomination n’est pas indifférent, et vaut non seulement pour le destin du corps, mais aussi comme le changement de la référence et de la fonction du père, le saut d’un père de chair, sexué, au père selon l’Un dans lequel ce sexuel est déplacé. La circoncision est alliance en ce que coupant dans la chair, elle tranche de la chair, et sépare de l’humain toute une part du sexuel, l’exile dans l’alliance à Dieu. En faisant alliance avec l’Un, l’humain s’agrée comme corps autre, comme corps de l’Autre. En cela, tant Abraham que Sara peuvent avoir enfant, quand Abram et Saraï ne le peuvent plus, ne l’ont jamais pu, n’ont même jamais su sa possibilité. Alors il y a ce dire : que le corps gros et l’enfantement n’auront jamais obéi aux lois de l’âge et de la voie naturelle, aux lois de la fraîcheur et de la volupté. La circoncision incomplète 13 d’Ismaël maintient cette part de la chair en même temps qu’elle réfère l’humain à l’Un. Cette nouvelle nomination interroge tant les manières de la fonction paternelle que la génération d’une fraternité idéale toujours déjà perdue, ou comme n’ayant jamais été qu’à ne cesser de produire son impossibilité.
Mais voilà : déjà je suis au-delà de cet en-deçà que je n’arrive pas à filer. Je me trouve dans la discussion, à tel ou tel moment des divers dialogues — peu importe — glissé dans une réponse à une question, dans le développement d’une interrogation, dans un étonnement au regard de telle ou telle formulation, dans un jeu d’incompréhensions, dans une image, dans une allusion, dans une référence ou autre précipité où il serait question, envisagé, susurré et que sais-je encore, l’idée d’une fraternité…
Ce film présente une thèse qui a nom Abraham, en le montrant au travers de scenarii représentant diverses thèses, des affirmations voisines ou opposées quant à une actualité actuelle aussi bien qu’insistantes dans leur inactualité, des textes divers, des conflits existants, des revendications proclamée, enfin, comme principes. Cette thèse vise à soutenir une origine une et comme une, Abraham dans son nom d’Abraham, l’Un y trouvant son compte d’Un dans l’identité du nom propre et du nom devenu commun parce que valant également pour Ismaël et pour Isaac. Le film, Enquête sur Abraham, oublie les avatars du nom propre qu’il a rendu commun 14 en le présentant sous la forme d’un personnage objet d’enquête. Cette recherche, en aspirant à répondre du nom d’Abraham, ne fait que répondre à des questions qui en même temps étoilent Abraham en en faisant l’objet propre aux divers éclats que sont les diverses scènes du film. Il fait du nom un monument pris dans la pierre figée de tous les tombeaux, lancée et jetée dans toutes les intifadas, pris dans les terres assolées pour toutes les pensées, pris dans un verbe brandi comme banderole vindicative, pris dans une œuvre littéraire, sculpturale, picturale, théorique, théologique. C’est là la manière par laquelle A. Ségal met en scène l’oubli et le rejet dans la prise dans la masse, celle présentée du nom valant seul comme l’Un, et qui devient l’ode de pierres, la statuaire dédiée à l’unique et premier soldat inconnu des multitudes signifiées comme autant d’éclats de l’Un.
Mais déjà je suis hors des dialogues particuliers pour entrer dans le moment du principe de tout dialogue : il s’agit d’une enquête sur Abraham, le titre en fait foi, pas d’une enquête sur Abram, ni d’une enquête sur le devenir Abraham d’Abram dans ce même mouvement où Saraï devient Sara et la circoncision devient l’acte d’alliance en tant que pacte dans la chair, ni d’une enquête sur la circoncision, ni d’une enquête sur Ismaël et/ou Isaac, ni d’une enquête sur le sacrifice ou le non-sacrifice d’Isaac — et quelle intense émotion m’a pris en entendant R. Steiner commenter les toiles du Caravage et de Rembrandt ! — ni d’une enquête sur la postérité : et en même temps le film ne cesse d’être tout cela à la fois. Pourtant, dans ce film, Abram est comme avalé par Abraham en tant que père Un et source Une : et cette capture, dite dans le titre même, rejette Abram et sa postérité dans ce désert de l’oubli, du non nommé, ou du mal nommé.
C’est là l’acte politique fondamental du film : de ne pas recevoir Ismaël dans sa particularité, dans sa lignée, et en ne le rendant pas au nom de son père, de ne pas l’inscrire dans la fonction du père dont pourtant il témoigne, et de ne lui donner d’existence que dans un battement entre confusion et séparation à Isaac sous l’enseigne d’un père pris dans la gangue et la masse de la mêmeté insécable d’Abraham ayant banni Abram. Ainsi, en en faisant un fils hors père, Abraham Ségal relègue encore et encore Ismaël dans un désert où il ne peut se ressourcer, tel Agar jetant son enfant dans un buisson 15, que dans une vision de père dont il fait l’espace d’exil et de prosélytisme de sa destinée.
- Après, je me suis souvenu du Livre de Patrick Modiano et de l’histoire juive qui donne son titre à ce roman. « Au mois de juin 1942, un officier allemand s’avance vers un jeune homme et lui dit: “Pardon, monsieur, où est la place de l’Étoile?” Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine. » Je garde et le souvenir et le titre.
- DVD Andreas Weiâgerber plays Schir luri, ed Bear Family Records, Vorbei… Beyond Recall.
- Jacques Lacan. Clôture du Congrès de Strasbourg des 21-24 mars 1976, Inhibition et acting out in Lettres de l’École Freudienne, n° 19, p 555.
- Il serait possible d’aller jusqu’à soutenir qu’il est présenté dans ce film, plus avant qu’un nom idolâtré, comme l’idole même dans sa statuaire monumentale.
- Qu’Abraham soit l’ombre de Dieu « en devenant parfait il est devenu l’ombre de D. » (Rabbi David Pinto, La Genèse, Béréshit 1 ed. Biblophane, Paris 2004, p 310) est d’une autre nature.
- C’est ce qu’indique une note inspirée du Zohar, et due à Rabbi David Pinto. Op.cit.
- « Abraham a quatre-vingt-dix-neuf ans quand il circoncit la chair de son prépuce, Ishma el son fis a treize ans quand il circoncit la chair de son prépuce. » Entête (Genèse), 17, 24-25. Traduction André Chouraki. Ed. Desclée de Brouwer, 1989
- « Tout ce que te dira Sara, entends sa voix. » dit Elohim à Abraham (Entête, op.cit. 21-12)
- « Abraham et Sara, vieux, déclinent dans les jours. Elle a cessé d’être pour Sara, la voie des femmes ! Sara rit en son sein pour dire : “Après m’être fanée, aurais-je la volupté ? Et mon adon est si vieux !” » (Entête, op.cit. 18 11-12).. La tora du Rabinat emploie le terme de fraicheur, dont il est dit dans le commentaire du Rachi: « Fraicheur signifie l’éclat de la chair. Ce terme est employé dans la Michna : enlever le poil et rendre la chair lisse. » Ed. Samuel et Odette Levy, Paris 2002, La Genèse, p 145. Elie Munk, in La Voix de la Thora (La genèse, ed Samuel et Odette Levy Paris 1998, pp 177-187) n’en parle pas.
- Trois si l’on pense à ce moment de la rencontre avec Abimèlèkh. « Elle est ma sœur. Abimelekh, roi de Guerar, envoie prendre Sarah. » et ce que Dieu dit à Abraham : « Aussi t’ai-je moi-même épargné de fauter contre moi, ainsi ne ‘ai-je pas donné de la toucher. » (Genèse (Entête), 20-2. et 20-6). Trad Chouraki Op.cit. Quatre si l’on pense à ce moment où Abram et Saraï vont en Égypte (Entête, 12-11,14).
- Ce que dit bien, par exemple, la différence dans la circoncision, donc dans la marque de l’alliance.
- Entête, trad. A. Chouraki, op.cit. 16-10, et 17-5.
- « Puis il (Ismaël ) grandit, il fut circoncis et entra dans l’alliance sacrée avant la naissance d’Isaac. Pendant quatre cents ans, le patron des fils d’Ismaël intervint auprès du Seigneur pour réclamer leur part à l’héritage divin en raison de la circoncision, au même titre que les fis d’Isaac. Mais il lui fut répondu: La circoncision de ceux-ci est effectuée correctement, la vôtre non. (Ismaël, circoncis à 13 ans, subit l’ablation du prépuce, mais ne voulut plus supporter le rabattement de la peau; ses descendants conservèrent la même forme incomplète. » La voix de la Thora. Elie Munk, op. cit. p 173.
- Il est peut-être possible de rattacher le jeu de l’ombre à cette dialectique: « Au lieu que ce soit le mouvement de l’objet qui cause un déplacement de l’ombre, c’est l’ombre (analogie à Abraham) qui ici incite l’objet (analogie à D.) à la suivre, ce qui contredit l’ordre naturel des choses. ». Rabbi David Pinto. Op.cit. p 310.
- « Elle jette l’enfant sous l’une des armoises. Elle va puis s’assoit là contre, à distance d’un tir d’arc. » Entête, 21-15, trad. Chouraki, op.cit. Elie Munk propose : « elle jeta l’enfant sous l’un des arbrisseaux: Elle alla s’asseoir en face, à la distance d’une portée d’arc. » 21-15,16. op/ cit.
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Enquête sur Abraham
1996 | Israël, France | 52’ | 16 mm
Réalisation : Abraham Ségal
Publiée dans La Revue Documentaires n°19 – Palestine/Israël. Territoires cinématographiques (page 71, Juin 2005)