Histoires, histoire et DOCUMENTARY du programme MEDIA
Ebbe Preisler
Rencontré à Lussas cet été, Ebbe Preisler nous a envoyé cette aimable introduction aux programmes d’aide au développement et à la promotion du documentaire dont il a la responsabilité auprès du programme MEDIA de la Communauté Européenne.
Dans le courant des années soixante, Groucho Marx présentait une émission de plateau sur une des grandes chaines de télévisions américaines. Un jour son invitée était une fermière bien nourrie, florissante et rougissante sous les lumières de la ville.
Naturellement il lui demande si elle a des enfants. Oui, treize, répond-elle. Treize ! s’exclame-t-il. Mais pourquoi ?
Oh, c’est que mon mari et moi, nous nous aimons beaucoup, dit-elle avec une rougeur pudique encore plus évidente.
Et Groucho qui réplique : Et moi, j’aime bien mon cigare, mais je l’enlève de temps en temps.
Suite à cela, je crois qu’il a été renvoyé.
C’est une histoire extraordinaire, tout le monde en conviendrait. Raconter une histoire est merveilleux et écouter une histoire bien racontée c’est tout aussi merveilleux.
Une belle histoire peut rendre une journée belle, peut donner envie de vivre. Et c’est la matière première des grandes industries de la presse, et de l’audiovisuel.
Une histoire réussie peut s’échanger contre des diamants ou des avions.
Pourquoi commencer un article sur un nouveau programme de la Communauté Européenne pour promouvoir le documentaire par l’histoire d’une réplique d’un comique qui a provoqué son licenciement.
Justement parce que pour la majorité des gens, un documentaire (s’ils associent quoi que ce soit avec le mot) n’est pas associé avec l’art de raconter des histoires.
Raconter une histoire, faire un récit, est le « domaine » de la fiction et presque le contraire d’un documentaire.
Aussi, un documentaire n’est pas amusant. C’est plutôt un devoir quelque part pour nous informer vraiment et pas pour nous distraire. Ce n’est pas étonnant que les documentaires soient exclus des heures de « grande écoute ». Les programmateurs ont appris que les documentaires font fuir le public. À la place, de vraies « histoires » sont affichées à côté des actualités, du sport et de la musique.
Ainsi le drame émotif appartient à la fiction; le drame de la politique, du social, de la nature appartient aux actualités; le rite appartient au sport; enfin le chœur, la liturgie, la sexualité sont tous apportés par la musique aujourd’hui.
Mais l’histoire de Groucho et de la femme pudique n’est pas seulement un bon récit, elle est aussi vraie.
Le fait qu’elle soit réellement arrivée ajoute un élément important. Essayez de la raconter en imaginant qu’il s’agit d’une histoire fictive, une pure invention. C’est bien mais pas aussi bien.
De la même manière, la plus grande histoire jamais racontée depuis 2000 ans est le sujet d’une controverse : « est-ce réellement arrivé ? » et bien que l’histoire puisse toujours être admirée en tant que récit merveilleux, la possibilité qu’elle soit vraie crée un émoi permanent dans nos esprits et alimente une mécanique qui fonctionne depuis des siècles.
Jésus sortit-il vraiment de la tombe ?
Groucho a-t-il été vraiment renvoyé à cause d’une brève réplique ?
Dans le sud de l’Irlande, à côté du village de Blamey, il y a un petit manoir. Dans le jardin se trouve une pierre réputée posséder des pouvoirs magiques. Si vous l’embrassez, vous pouvez recevoir le don de conteur. Aussi depuis des temps lointains « raconter du Blamey » est considère comme un grand art, autant que jouer de la harpe.
Mais notez bien : l’art est dans le récit qui pourrait être vrai, et à faire croire à l’audience enchantée que ce qui a été dit s’est réellement passé. Il peut avoir été inventé.
Quelque part, la valeur même de la production vient de la question : « est-ce vrai ? ».
Tout ceci nous éloigne un peu du narratif dans le documentaire, j’en conviens.
Je le mentionne pour focaliser sur cet aspect fascinant de la réalité. C’est la vérité qui nous bouleverse réellement, même dans un roman ou dans un film de fiction, qui est souvent loué comme étant, « si réaliste ! », « si proche de la vérité ! ».
Filmer le réel peut avoir plusieurs fins, et il y a autant de manières de présenter le réel à un public, qu’il y a de façons d’accommoder un plat.
Comment laver un chien, les merveilles de Stockholm, la construction d’un violon, l’accouplement des truites et la qualité d’IBM peuvent tous être bien traités par de grands professionnels de l’image en cinéma ou en vidéo.
Mais quand il s’agit d’un sujet de conflit dans le monde ou d’un dilemme dans notre vie, la place est laissée, à juste titre, d’un côté au journaliste politique et social, et de l’autre côté à l’auteur de documentaire de création.
Le journaliste et le documentariste s’adressent à leurs publics en apparence pour des raisons différentes. Mais ce n’est qu’en apparence.
Dans ce qui suit, je ne souhaite pas faire cette distinction entre le journaliste et le documentariste pour juger l’un supérieur à l’autre. Je la fais pour clarifier l’image floue du documentariste, pour lui donner son lustre et lui permettre de prendre sa place comme figure de proue de la société et des métiers audiovisuels.
Tandis que le journaliste se dit : « je vais couvrir les actualités du monde pour vous informer », le documentariste se dit : « je vais vous découvrir un coin de la réalité pour vous faire réfléchir ».
Le journaliste d’actualité est obligé de traiter chaque événement en deux minutes et de donner un poids à chaque aspect de la façon la plus équitable et impersonnelle possible.
Par contre, les actualités d’hier sont une matière excellente pour le documentariste qui souhaite inviter son public à pénétrer dans « la jungle ».
Le documentariste ne choisira qu’un seul sujet et il, ou elle, mettra en relief certains aspects, au point qu’une partie de son public ne sera plus d’accord. Il sera émotif.
Il voudra toucher le public, le faire réagir, faire pleurer ou rire, le mettre en colère ou le faire compatir.
Il ne doit ni mentir ni fabriquer, mais il peut choisir le temps, le lieu et les moyens pour ce qui peut être défini comme la narration personnelle du documentaire. Ce type de cinéma, le documentaire de création, n’a pas la vie facile en ce moment.
Ceci parait étrange, dirait-on, puisque, quand un film est bien fait, il a énormément de potentiel. Il peut accrocher le téléspectateur, l’empêcher de zapper aux heures de grande écoute. Il peut rentrer dans le secteur de l’enseignement et y rester pendant des années avec une distribution bien suivie. Il pourra figurer dans des vidéothèques et médiathèques quand celles-ci seront plus développées. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il peut aussi être édité en cassette et vendu au grand public. Parfois, et ce n’est pas la moindre des choses, il peut même sortir sur les grands écrans.
La mauvaise conjoncture actuelle a beaucoup de causes, mais une est certainement la concurrence et la confusion qui règnent avec les reportages de télévision. Pour les programmateurs, il semble que le monde du réel soit déjà bien couvert, par les heures de programmes d’actualités, de débats sur plateau, et les reportages.
Il est difficile de rappeler le besoin de cette autre façon de raconter qu’est le genre documentaire (et qui coûte cher). Les mesures d’économie frappe plus facilement ce qui semble être un objet de luxe. Le coût de production est toujours calculé en termes de l’argent frais qu’il faut sortir. Aussi les budgets réels de documentaires indépendants semblent-ils terriblement coûteux.
Cependant les taux d’écoute prouvent que le public est reconnaissant à l’égard d’un documentaire fort, soufflant un vent nouveau dans l’atmosphère lourde des séries et des téléfilms.
Les seules exigences sont qu’il doit être franchement bon, originel dans son traitement, construit avec habilité et imagination. L’expérience des deux réseaux câblés aux États-Unis, Discovery Channel et National Geographic, le démontre clairement.
Afin de stimuler et de promouvoir ces récits précieux, un nouveau système de soutien a été établi par le Programme Média de la Communauté Européenne.
Ce nouveau projet s’appelle simplement « Documentary » puisqu’il fait partie d’une famille grandissante de projets destinés à stimuler chacun des secteurs de l’industrie audiovisuelle, BABEL pour les questions de langage, EFDO pour la distribution en salles, CARTOON pour l’animation, SCRIPT pour le développement de la fiction, et il y aura bientôt 18 projets différents, et d’autres sont attendus.
DOCUMENTARY est rentré dans sa première phase pilote le 1er septembre de cette année. Le siège est à Copenhague avec une filiale à Amsterdam.
Le projet prévoit au départ deux types de soutien :
- Développement des projets (Copenhague)
Des prêts allant jusqu’à 10 000 ECUs (jusqu’à 50% du budget) seront accordés aux producteurs indépendants de la CEE sous certaines conditions. Pour l’année 1991, 40 à 50 prêts pourront être accordés et le double en 1992. - Matériel de promotion (Amsterdam)
Des prêts allant jusqu’à 5 000 ECUs sont accordés aux producteurs indépendants sous certaines conditions. En 1991, 40 à 50 prêts pourront être accordés et également le double en 1992.
La prochaine date limite pour ces deux programmes est le 1er mars 1992.
Nous pensons que ce soutien est donc donné aux phases les plus critiques d’une bonne idée, ou d’un bon film fini.
Plus tard DOCUMENTARY espère développer un conseil en montage financier, et d’autres activités en marketing, en formation, en débats et en publications professionnelles. Cette dernière sera développée en coopération avec EDI en Allemagne.
« Je raconte des histoires », disait Karen Blixen. Cet auteur danois, est devenu mondialement célèbre, surtout grâce au film, Out of Africa. Pourtant ce récit émouvant n’est pas tiré de son œuvre de fiction, mais de l’histoire de sa propre vie.
Ebbe Preisler (traduit par la rédaction)
Publiée dans Documentaires n°5 (page 12, Novembre 1991)