Les Œufs à la coque de Richard Leacock

Pierre Baudry

Nous reproduisons un article paru dans la dernière « Lettre de Varan » avec l’aimable autorisation des Ateliers Varan et de Pierre Baudry, à qui nous souhaitons un très prompt rétablissement.

Au début du stage de printemps à Paris, Richard Leacock, un des documentaristes que nous admirons, nous a fait la gentillesse de venir présenter le film qu’il venait de terminer avec Valérie Lalonde, Les Œufs à la coque. Depuis le film a été diffusé sur la SEPT ; il le sera par FR3 d’ici la fin de l’année.

Tous les Varans ne « délirent » pas sur ce film de la même manière, mais nous sommes d’accord pour dire qu’il s’agit d’une œuvre qui fait date, dans la mesure où elle fonde un nouvel usage de la vidéo légère, à la façon d’un manifeste (un peu comme Intolérance de Griffith avait cherché à être en son temps une encyclopédie du cinéma, ou l’Homme à la caméra de Vertov, une théorie matérialisée du montage). Pendant environ deux ans, Leacock, avec la handycam V8 qu’il avait constamment avec lui, a filmé jour après jour, sans idée préconçue ni plan préétabli, tout ce qui, de la vie quotidienne, pouvait retenir son attention. Résultat: environ cent heures de rushes (sur leur durée exacte, Leacock est évasif, dans la mesure où s’y sont mêlées les rushes d’un autre projet en cours) dont il a tiré un film d’1 h 25 mn. L’hétérogénéité du matériel est ressaisie au montage par un rythme rigoureux, scandé par un « refrain » : différentes personnes mangent des œufs à la coque, ou expriment leur plaisir d’en manger… Ce qui finit par devenir une sorte de symbole du plaisir de vivre.

Embarras des pédagogues Varan devant les stagiaires : le jour même, n’avait-on pas répété un des credos varanesques : « ne commencez pas à tourner avant d’avoir une idée, même intuitive, du sujet de votre film ». Or, on leur montrait un film qui consistait en une collection de choses vues, un film sans sujet !

Du moins apparemment; au bout du compte, il y a bien un sujet au film de R. Leacock et V. Lalonde: tout simplement, la joie de capter, dans l’immédiateté, cet « entre-deux » qu’on n’avait jamais vu dans un film: des moments de la vie quotidienne, pas assez événementiels pour justifier un reportage, pas assez conceptualisés pour devenir un « sujet de documentaire ». Quelque chose qu’à défaut de meilleurs mots on peut appeler le « parfum de la vie », événements ténus, atmosphères, rencontres.

Nous sommes plusieurs à penser qu’avec ce film le cinéma direct trouve une nouvelle voie. Celle offerte par la vidéo 8, qui permet désormais au cinéaste de filmer absolument quand il veut, sans se soucier des questions de coût ni avoir à se coltiner un matériel encombrant (à cet égard Leacock va au bout des options qui ont été celles du cinéma direct dès les années 60).

Cent heures de rushes, c’est beaucoup, tout de même, dirent les stagiaires, à qui l’on n’autorise que trois heures…Certes.

Précisons donc :

  • la durée d’un stage (dix semaines) est telle qu’une grosse quantité de rushes rendrait interminable la phase de montage ;
  • Cent heures de rushes vidéo par un cinéaste qui a des dizaines d’années de pratique du 16 mm sont forcément d’une autre qualité que ceux de quelqu’un en situation d’apprentissage, et qui n’aura que trop tendance à tourner sans retenue, en espérant que le montage « sortira quelque chose » d’un amas de matériel mou. L’expérience des stages nous a montré que filmer, c’est toujours sélectionner, et que ne pas faire de choix nets au tournage, c’est courir à la médiocrité. La contrainte artificielle à l’économie est encore la meilleure école de la rigueur.

Il n’empêche qu’il faut prendre acte de ce que démontrent Les Œufs à la coque.

Richard Leacock : la vanité de concevoir le V8 simplement comme substitut bon marché du 16 mm. À nouveaux supports, nouvelles possibilités. Bref, un film dérangeant et passionnant, que nous vous encourageons à voir si vous en avez l’opportunité.


  • Les Œufs à la coque
    1991 | France | 1h24
    Réalisation : Valérie Lalonde, Richard Leacock

Publiée dans Documentaires n°5 (page 14, Novembre 1991)