Sylvie Thouard
Comme on se prend à regretter, après une conversation, de n’avoir pas dit ceci ou cela, après Lussas j’ai envie de parler de la structure narrative en documentaire et des femmes. A priori, c’est hors sujet puisque les thèmes du festival étaient la prison, le social, la télé et les indépendants. Pourtant, c’est après avoir assisté à quelques projections et débats dans les diverses catégories que j’y ai pensé.
Après Diamond Market, propos d’Iqbal Hussain, d’Arlette Girardot, une voix masculine questionna le choix de la réalisatrice de présenter des prostituées pakistanaises à travers le regard d’un homme (un peintre né et vivant toujours dans leur quartier). Un sobre « pourquoi pas, c’est mal ? » ne prévint pas une deuxième voix masculine de s’inquiéter de « l’autocensure » d’un montage au cours duquel la jeune femme avait coupé des informations excitantes sur des clients émirs arabes, le milieu, etc. S’élevèrent ensuite des voix féminines pour affirmer que ces choix ne les gênaient pas. Par contre, bon nombre de femmes regrettèrent de ne pas avoir vu l’œuvre du peintre. Ainsi donc, les spectatrices voulaient en savoir plus sur le regard respectable et respecté de l’artiste qui valorise ces femmes au banc de la société, tandis que les spectateurs étaient frustrés de les découvrir avec leur fils et voisin et d’en apprendre peu sur les détails du métier. Au-delà de ce clivage amusant des sexes, je crois qu’il y avait une frustration commune. Le film n’exploitait pas deux sujets qui ont fait leurs preuves: l’artiste et son œuvre, et la prostitution. Et l’audience, surtout professionnelle, de suggérer de reprendre et de développer ce film léger tourné en deux après-midi. Pourtant, ce qui faisait en partie la force de ce documentaire, c’était de se situer avec désinvolture entre deux sujets « en or », et de valoriser du coup la parole rarement entendue du fils, du frère, du voisin.
En bonne festivalière, je me suis d’abord délectée d’un de ces moments où la dynamique de groupe fait ressortir de la discussion une tendance, l’air du temps. Et puis, la question est revenue dans d’autres débats. Par exemple, on admirait ou critiquait Non lieux de Marianne Otero et Alexandra Rojo, qui parle de la prison, non pas à travers ses barreaux, ses portes verrouillées à grand fracas, mais dans des scènes de HLM et de baraquements de Saint-Ouen, qui valorisent du coup la parole quotidienne et rarement entendue de ses habitants. Cette approche en gêna plus d’un(e)s qui y virent du voyeurisme et une ligne politique peu « correcte ». On peut se demander pourtant si cette gêne ne vient pas d’une représentation inhabituelle sans apitoiement et plutôt réjouissante, où le pauvre n’est pas complètement enfermé — c’est le cas de le dire — dans le pathétique obligatoire de la victime sociale.
Les Vaches bleues de Catherine Pozzo Di Borgo présente un cercle vicieux décidément frustrant de maladies professionnelles sournoises, qu’une machine bureaucratique acéphale de connivence avec le patronat, s’efforce d’occulter et que les ouvriers prisonniers de l’emploi osent à peine dénoncer. Un manque de sensationnel délibéré, et surtout une absence de conflit déclaré.
Nous sommes habitués à des structures narratives basées sur un conflit qu’on espère voir résoudre à l’écran. Et il est certain que le documentaire se construit et se voit plus facilement s’il repose sur ce principe. Par exemple, une grève suivie du début à la fin, c’est une histoire (même si elle n’a pas de « happy end » et s’attarde à démêler l’écheveau d’intérêts syndicaux complexes comme dans American Dream). Ou bien, on peut articuler un sujet sur un problème de société (la prostitution, la prison) pris à son paroxysme. Je n’ai rien contre, mais je suis très intéressée par les cinéastes qui se lancent hors de tout ça car ils sont forcés de penser à d’autres structures narratives. Il se trouve qu’à Lussas ces cinéastes étaient tous des femmes. C’est une généralisation sans doute hâtive, mais qui mérite d’être explorée.
(D’ailleurs, il paraît que vous y pensez déjà — d’où cette lettre. Salut.)
New York, le 5 septembre
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Diamond Market – Propos d’Iqbal Hussain
1991 | France | 26’ | Vidéo
Réalisation : Arlette Girardot, Michel Kania
Production : La Cathode Vidéo -
Les Vaches bleues
1991 | France | 52’ | 16 mm
Réalisation : Catherine Pozzo di Borgo -
Non lieux
1991 | France | 1h10
Réalisation : Mariana Otero, Alejandra Rojo
Production : Yumi Productions
Publiée dans Documentaires n°5 (page 17, Novembre 1991)