Kennewick Man 1, 2, 3…

Michael Hoare

Trois films récents (1998-2000) puisent leur source dans la découverte accidentelle d’un squelette vieux de neuf mille ans dans la boue du fleuve Columbia dans l’état de Washington au nord-ouest des États-Unis. La datation exceptionnellement ancienne de ce squelette a provoqué tout de suite une controverse (actuellement devant les tribunaux) entre les tribus amérindiennes et les scientifiques. En effet, suite aux exactions commises contre les cimetières indigènes par les conquérants blancs pendant de nombreuses années, une loi fédérale dit que tout squelette trouvé sur ou près des terres d’une tribu doit lui être rendu pour une cérémonie d’enterrement. Or ce squelette en particulier (et quelques autres trouvés ailleurs) sembleraient indiquer que des peuplades eurasiennes ou originaires des îles japonaises aient précédé de plusieurs milliers d’années le peuplement du continent par les peuples indigènes trouvés par les européens au XVIe siècle, d’où tout l’intérêt scientifique de son examen approfondi.

Le premier film en date, Homicide in Kennewick produit par Channel Four et Discovery en 1998 et réalisé par Mark Haliley, adopte le parti pris d’une dramatisation prononcée, avec un style fortement marqué par la télé-fiction de qualité très moyenne. La musique, ici très importante, crée une ambiance d’inquiétude rappelant la bande son des X Files. Le commentaire ne cesse de poser des questions auxquelles il faut attendre la fin de la pause pub pour avoir les réponses. Des reconstructions non affichées abondent coupées d’interviews et d’entretiens qui nous font passer sans cesse d’un registre proche de l’enquête policière, parfois produisant jusqu’à un effet de pastiche, au reportage d’investigation. Cette charge fictionnelle, résultat de tous les ateliers de scénarisation qui se spécialisent dans la transmission de ficelles éprouvées de père en fils, permet au réalisateur de placer efficacement les « bons » et, sinon les « méchants » du moins les obscurantistes de son scénario. Il existe quelques séquences fortes qui permettent aux Amérindiens de donner voix à leur conception des choses, mais la mise en scène leur ôte toute crédibilité et nous place d’office dans un conflit inégal entre rationnel et irrationnel, lumière et obscurantisme.

The First Americans, écrit, réalisé et produit par Mark J. Davis pour la série « Nova » par WGBH (Boston) pour la PBS est d’un ton plus calme, plus posé comme il se doit pour un film qui ambitionne de présenter l’état des recherches et des hypothèses sur un sujet où les idées se sont considérablement déplacées ces dernières années. La volonté est ici pédagogique et conciliatrice. Si le conflit entre Amérindiens et chercheurs est mentionné et, en partie, expliqué, il n’est pas au centre du film. La mise en scène ici (musique plus discrète, commentaire lénifiant, interviews savamment dosées parmi les BD qui illustrent les explications des hypothèses) soutient l’idée que quelles que soient les péripéties de l’actualité et des conflits politiques, le progrès du savoir est la seule histoire qui compte.

Nous pouvons énumérer quelques-uns des partis-pris que partagent ces deux films et qui caractérisent un genre de réalisation (appelons le « encyclopédie illustrée ») qui domine la production de films à caractère scientifique :

  • usage de la reconstitution non annoncée,
  • commentaire non spécifique à un sujet parlant,
  • musique d’ambiance quasi-continue derrière le commentaire renforçant son statut de « voix porteuse du vrai »,
  • multiplication des interviews où les interviewés sont légitimés par un carton identifiant leur statut plus que par une densification scénaristique de leur individualité,
  • éclectisme non justifié dans le choix des types et des sources d’images,
  • rythme de montage destiné à maintenir l’intérêt d’un téléspectateur moyennement distrait et non pas adapté à une démarche cinématographique qui engage et interpelle le spectateur.


Ce qui distingue Homicide à Kennewick de First Americans, nous l’avons déjà dit, est une plus grande densité de ficelles scénaristiques dramatisantes dans le premier, justifiée peut-être par sa diffusion sur des chaînes plus commerciales que le très « Public Service » PBS. Par contre, rien ne les distingue quant à leur attitude vis-à-vis de l’image et de la mise en scène. Dans les deux cas, les metteurs en scène instrumentent les images sans aucun cas de conscience, l’efficacité narrative seule compte, afin de produire un film porteur d’informations et d’interrogations « à communiquer » à un public. Le cinéma comme problème, ou comme enjeu éthique, n’existe pas dans ces films. C’est ce qui les différencie fondamentalement de la démarche d’Emmanuel Laurent et de L’Homme de Kennewick.

Face à ces deux films, le film d’Emmanuel Laurent L’Homme de Kennewick (Films à trois, La Cinquième) aussi produit en 2000 adopte un parti pris radicalement différent. Il suit les pérégrinations du cinéaste dans sa volonté de se confronter avec les acteurs de l’histoire soulevée par la découverte du squelette, et avec la société qui a produit tant de tensions bizarres autour de son examen. C’est en conséquence un film d’auteur dans la tradition européenne de l’essai cinématographique, aux antipodes des « programmes de télévision » que sont les deux autres films. Sa longueur (89 minutes), son rythme détendu, la liberté et la nature saugrenue de quelques séquences (les scientifiques regroupés autour d’une bière dans un bar pour dévoiler leur dernière reconstitution faciale) sont des marques d’une approche plus libre, plus désinvolte et moins soumise à l’idéologie de la respectabilité scientifique que les deux autres programmes.

La confrontation de ces trois films pose de manière nette le problème : comment filmer la science, et comment approcher l’interface entre la science et la politique ?

Comment présenter un enjeu scientifique qui pose aussi un enjeu historique et identitaire à un public de téléspectateurs ? Pour éclairer ce débat, nous publions ci-après le débat à Lussas qui met en relief les trois approches et plaide pour un plus grand espace laissé à l’auteur et à la recherche de l’auteur dans la réalisation de films à caractère scientifique.


  • Homicide in Kennewick
    1998
    Réalisation : Mark Haliley
    Production : Channel Four, Discovery
  • L’Homme de Kennewick
    2000 | France | 1h07 | 16 mm
    Réalisation : Emmanuel Laurent
    Production : Films à Trois
  • Le Mystère de l’homme de Kennewick
    2000 | États-Unis | 52’
    Réalisation : Mark Davis

Publiée dans La Revue Documentaires n°17 – Images des sciences (page 97, Mars 2002)