L’« avant-garde » de 68 et l’héritage soviétique

François Albera

La période de 68 voit le retour sur la scène critique, théorique et militante du cinéma soviétique dont la référence s’était quelque peu estompée ou avait tout simplement disparu de la plupart des lieux consacrés au cinéma (revues, ciné-clubs). On a conservé en mémoire deux noms de groupes de cinéma militant lié à une telle référence : le groupe Dziga-Vertov et le groupe Medvedkine respectivement autour de Jean-Luc Godard (avec, notamment, Jean-Pierre Gorin) d’une part et Chris Marker (avec Pol Cèbe, Bruno Muel et quelques autres) d’autre part.

Ces deux références « pratiques » — et théoriques dans la mesure où ces cinéastes choisissent, en se plaçant sous ces deux noms, des directions affirmées — ont eu des échos et des effets assez différents et surtout ils s’inscrivent assez différemment dans le paysage du militantisme cinématographique, en particulier au plan des revues (Cinéthique, Cahiers du cinéma), des groupes d’animation culturelle, de la distribution militante via les ciné-clubs ou les organisations politiques.

Il n’est pas en notre pouvoir ici de dresser sérieusement le bilan et proposer une analyse approfondie de ces phénomènes : cela nécessiterait des recherches qui n’ont pas été entreprises faute de temps et une mise à distance d’un savoir « vécu » — et de surcroît « formateur » — qui donne une familiarité avec la situation comme, sans doute, un certain nombre d’idées fausses 1.

Il conviendrait en particulier d’étudier de plus près le lien (appartenance, allégeance, alliance, etc.) que les deux groupes purent ou voulurent nouer avec des organisations politiques ou syndicales. Proclamativement le groupe Dziga-Vertov est d’obédience maoïste (ou « marxiste-léniniste ») — encore faudrait-il examiner de quelle tendance — ; il souhaite s’inscrire dans la logique révolutionnaire préconisée par ce courant et y contribuer en proposant la formulation des questions politiques du moment en « images + sons » sur la base d’une approche de ce binôme se réclamant du matérialisme dialectique mais largement informé par les expériences et les idées de Godard sur le cinéma. Quant aux groupes Medvedkine, ils étaient reliés à des organisations syndicales, Marker n’y apparaissait pas détaché du collectif d’ouvriers, et ce groupe se plaçait donc dans une tout autre perspective.

Cependant les deux groupes se réclamaient de deux cinéastes et par conséquent la question se pose de savoir ce qu’ils représentaient pour eux, ce qu’ils en savaient et comment.

Dans Vent d’Est du groupe Dziga-Vertov, la monographie de Nikolaï Abramov publiée à Moscou en 1962 et partiellement traduite en français par les soins de Premier Plan en 1965, apparaît dans un plan rapproché, tenue à bout de bras par quelqu’un qui demeure hors-champ. Le photogramme fut reproduit fortement agrandi dans les Cahiers du cinéma. Outre ce petit livre 2, la connaissance de Vertov qu’on pouvait avoir en 1968-69 tenait à assez peu de chose : pour ne pas remonter à Léon Moussinac et aux années 20 et 30, il y avait essentiellement quelques-uns des manifestes et textes proclamatifs des Kinoks, leur traduction et leur présentation qu’en avaient faites Georges et Ruta Sadoul dans les Cahiers en 1963 (repris et augmentés d’autres textes chez Champ Libre en 1971, après la mort de Sadoul). Les écrits, journaux et scénarios édités à Moscou en 1966 — que publieront un collectif des Cahiers du cinéma chez 10/18 en 1972 — n’étaient pas accessibles (ni en anglais où Annette Michelson les édita plus tard 3). Sinon en italien. Néanmoins la référence à Vertov, non seulement ne disparut jamais des programmes de cinémathèques mais elle demeura dans les discussions sur le documentaire (« la vie à l’improviste ») relancées dans les années 60 par le mouvement du « cinéma-vérité » (Jean Rouch et Edgar Morin se réclament de Vertov) voire même au-delà : en 1946, on parle de « ciné-œil » à propos de la Dame du Lac de Robert Montgomery dans la Revue du cinéma.

Medvedkine, par contre, était oublié jusqu’à sa redécouverte dans une rétrospective du cinéma soviétique de la Cinémathèque de Belgique où une copie du Bonheur avait été transmise par le Gosfilmofond d’URSS. Oublié car dans le volume très officiel publié en URSS en trois langues (dont le français et l’anglais) en 1936 par la VOKS (office d’échanges culturels avec l’étranger), Le Cinéma en URSS (rédacteur : Aroseev, mise en page et iconographie : Rodtchenko et Stepanova), il est présent avec des photogrammes tirés du Bonheur et cité dans les textes. Mais sa maigre filmographie, l’époque où il apparaît et sa pratique quelque peu extra-institutionnelle, lui laissaient peu de chance d’être connu à l’extérieur après que Le Bonheur eut été écarté 4.

Il n’y a donc guère de parallélisme entre ces deux références. Dans des entretiens avec des membres des deux groupes parus en 1970 dans Cinéma, Pol Cèbe, pour le groupe « Medvedkine », ne fait aucune allusion au cinéaste dont le nom, dit-on dans le chapeau, a été adopté parce ce que réalisateur « dans les années 30 avait tenté de faire du cinéma un moyen de formation dans la lutte économique des populations campagnardes et animé un train de propagande 5 ». Rappelons que le groupe est né en décembre 1967 à Besançon, au sein d’un collectif d’ouvriers. Auparavant, Chris Marker et Mario Marret avaient réalisé un film sur la grève à l’usine Rhodiaceta de la ville, À bientôt j’espère, dont la présentation sur place avait donné lieu à des discussions aboutissant à la formation de ce groupe.

Les réponses que donne Godard « au nom de ses camarades du groupe Dziga-Vertov » (Jean-Pierre Gorin, Gérard Martin, Nathalie Billard, Armand Marco) comportent en revanche une claire référence à Vertov, encore que paradoxale :

Nous avons pris le nom de Dziga Vertov non pas pour appliquer son programme mais pour le prendre comme porte-drapeau par rapport à Eisenstein qui, à l’analyse, est déjà un cinéaste révisionniste, alors que Vertov, au début du cinéma bolchevique, avait de tout autres théories consistant simplement à ouvrir les yeux et à montrer le monde au nom de la dictature du prolétariat. À cette époque, le terme de Kino-Pravda, n’avait rien à voir avec le reportage ou la caméra “candide”, ce avec quoi Dziga Vertov est abusivement assimilé aujourd’hui sous le concept de “cinéma-vérité” : cela voulait dire cinéma politique 6.

Dans ce texte, la cible principale est Eisenstein qu’il s’agit d’atteindre en « jouant » contre lui Vertov dont le « programme » n’intéresse pas le groupe sinon peut-être cette foi dans le regard sur le monde (« ouvrir les yeux ») et la volonté de « montrer ».

Eisenstein « contradiction principale » ? On le dirait à lire Godard ou, on va le voir, Pleynet puis Cinéthique. Emblème jusque-là du cinéma politique (le Potemkine), c’est à lui que s’est référé Godard dans quelques films (dont Les Carabiniers) et il y reviendra en 1972 dans Tout va bien puis dans plusieurs de ses vidéos (6 x 2 Sur et sous la communication, France/Tour/Détour/ Deux Enfants) jusqu’aux Histoire(s) du cinéma, bien sûr, en passant par Passion. C’est donc à lui qu’il faut s’affronter. Dans la suite de l’entretien, il revient d’ailleurs à Eisenstein à partir d’une question sur la « diffusion parallèle » :

Je crois à la diffusion de masse lorsqu’il y a un parti de masse. […] Le cinéma est un instrument de parti et nous nous trouvons dans un pays où le parti révolutionnaire est loin d’exister […]. Donc la diffusion de milliers de copies d’un film militant ne fera pas avancer d’une seconde la révolution. Les seuls films que les prolétaires acceptent vraiment aujourd’hui, c’est toujours le Potemkine et Le Sel de la terre : ce sont les seuls qui les touchent profondément, le film d’un bourgeois emporté par la révolution et celui d’un libéral américain. Ces films étaient portés par un mouvement de masse et le prolétaire se reconnaît dedans. Mais en même temps c’est un vieux chassepot qu’on lui donne…

Quelques années avant « mai 68 », dans les fragments d’un « Journal » qu’il publie dans les Cahiers, Godard avait exprimé son intérêt pour les dizaines de volumes (sic) des écrits d’Eisenstein qu’il a vus chez Nella Bielsky, alors l’épouse de Michel Cournot : « Qu’attend-on pour les traduire ? », s’insurge-t-il 7.

C’est ce que feront effectivement les Cahiers à partir de 1969 qui entreprennent de faire traduire à Jean Schnitzer (qui travaille à Sovexport-film) et son épouse Luda, spécialiste de Vélimir Khlebnikov 8, une partie des Œuvres choisies en cinq volumes en cours de publication en URSS depuis 1964 — en quinze livraisons étalées sur trois ans (n° 209 à 225).

Mais pour Godard, il est alors trop tard… Son engagement maoïste l’a conduit, on vient de le voir, à récuser le « révisionniste » Eisenstein au profit du « révolutionnaire » Vertov lequel, en refusant le cinéma joué (facticité), la fiction (mensonge), en mettant en scène les appareils de prise de vue et la table de montage (exhibition des moyens de production) introduit une approche matérialiste qui coïncide avec la position à laquelle est venue Godard dans sa propre démarche (via Brecht et le « formalisme » littéraire). « L’image n’est pas le reflet de la réalité mais le réel de ce reflet » est-il dit dans La Chinoise et cette formule est reprise à l’occasion de British Sounds :

On reprend au début la phrase de Marx : “En un mot la bourgeoisie crée un monde à son image. Mais alors, camarades, détruisons cette image”. La bourgeoisie crée un monde à son image, mais elle crée aussi une image à son monde. Elle crée l’image de ce monde qu’elle appelle reflet du réel. La photographie n’est pas le reflet du réel, elle est le réel de cette réflexion9.

En intervenant avec vigueur dans les colonnes de Cinéthique, Marcelin Pleynet, avec son article « Le front “gauche” de l’art. Eisenstein et les vieux “jeunes-hégéliens” » (n° 5), pose frontalement le problème du « recours » « à des textes historiquement marqués par la grande révolution socialiste » dans le contexte de « confusion idéologique » : citations, fragments d’Eisenstein, V. Maïakovski, Iouri Tynianov, etc. Et il dénonce « le tour de passe-passe idéologique qui est tenté à partir de ces textes (aux Cahiers du cinéma comme à Change) » qui tient à « la volonté de passer sous silence l’histoire des textes qui n’auraient en somme qu’une vague origine “révolutionnaire” ».

Cette entrée en matière, parfaitement fondée, concernant une approche historique des théories, des textes et des films incitera les Cahiers du cinéma à consacrer deux numéros de la revue à une mise en contexte de la série des écrits d’Eisenstein : le n° 220-1, « Russie années 20 » (mai-juin 1970), et le n° 226-7, « Eisenstein » (décembre 1971). Dans le premier, un éditorial déclare vouloir procéder à cette contextualisation à partir de problématiques actuelles tout en affirmant que « Russie années 20 » ne veut que « juxtaposer » des séries indépendantes sans prétendre à la synthèse explicative. Dans le second, la revue confie cette tâche à Pleynet, son censeur en quelque sorte.

En effet celui-ci a relancé la contradiction entre Vertov et Eisenstein aux dépens du second, renforçant ce choix godardien et fondant celui que Cinéthique poursuivra jusqu’en 1976 10. Si Vertov vient « illustrer admirablement » la fonction sociale dévolue au cinéma par Lénine (information et propagande en direction des illettrés) à l’aide de titres brefs et de plans courts (« Usine », « Atelier » suivis de plans d’hommes au travail, de machines, gros plan d’un robinet qu’on tourne et dont l’eau ne s’écoule pas et le titre « L’eau manque »), Eisenstein, en revanche, penche du côté d’une conception théologique de l’art en raison des « sources » de sa pensée — en particulier du montage : Vsevolod Meyerhold, Lev Kouléchov, le formalisme de l’Opoïaz. Ce qui rend nécessaire une édition critique de ses écrits.

Curieusement l’article de Pleynet cite un extrait d’un texte d’Eisenstein écrit durant le tournage d’Octobre qui croise précisément le fer avec la conception vertovienne du « non-joué » et en propose le dépassement (« le fétichisme du matériau ce n’est pas encore le matérialisme »). Or ce texte ne reçoit aucun commentaire sinon « stylistique » laissant cette pièce au dossier sans effet… Mais cet engagement critique lui vaut d’être invité dans le n° 226-7 des Cahiers à définir les tâches à accomplir par ceux que sa virulence a contribué à détacher de Change, ennemi principal de Tel Quel auquel appartient Pleynet.

Eisenstein est par contre revendiqué, sur un autre plan que celui du cinéma révolutionnaire, comme théoricien d’un cinéma qui récuse l’impérialisme de l’intrigue et de la représentation. Dans une ample et détaillée analyse des propositions de Christian Metz, Michel Cegarra, « joue » ainsi Eisenstein contre Metz à plusieurs reprises, pointant l’appartenance de ce dernier à une série de valeurs implicites, indiscutées, venues de ou relayées par André Bazin, Edgard Morin et bien d’autres.

Dans le n° 7-8 (s.d.) de Cinéthique, Gérard Leblanc, directeur de la revue, s’interrogeant sur « l’avant-garde », entendue comme « cinéma militant » remet en un sens Vertov au centre de sa réflexion mais par le biais du groupe Dziga-Vertov : « Comment porte-t-il son nom, comment relit (et relie-t)-il le grand ensemble Vertov (textes et films) aux conditions d’ici et maintenant » ?

C’est en somme demander au groupe de cinéastes militants par rapport à Vertov ce que Pleynet demandait aux critiques des Cahiers par rapport à Eisenstein : que fait-on de la référence, comment l’appréhende-t-on, quelle interprétation historique en donne-t-on, etc. Mais au-delà de cette « inscription dans l’histoire du cinéma révolutionnaire » (p. 73), il s’agit de se demander, Vertov ou pas (« ce nom décidément encombrant », p. 91) ce qu’on sait alors du cinéma soviétique des années 20.

La réduction des débats d’alors aux deux seuls noms de Vertov et d’Eisenstein n’est évidemment pas entièrement fausse, mais elle n’en fausse pas moins la réalité de ces débats et des pratiques à l’œuvre dans l’URSS des années 20 et 30. Il est bien vrai qu’ils polarisèrent des positions différentes et on verra ci-dessous comment, au sein du LEF (le front gauche de l’art), en 1927, ces deux noms sont également allégués ou opposés : Sergueï Tretiakov dit avoir toujours trouvé juste que « les deux noms » figurent sur la couverture du Lef (organe du groupe). Mais le débat auquel il participe alors est précisément en train de déplacer une série de paramètres identifiés aux deux « noms » et, en tout cas, témoigne d’un foisonnement d’échanges et d’affrontements qui auraient pu avoir des résonances dans nombre de débats ultérieurs et peuvent encore en avoir aujourd’hui.

Les critiques de Pleynet à l’édition brouillonne de textes écrits dans la période qui suit la Révolution de 1917 sont donc justes, mais il est assez mal informé des tenants et aboutissants des controverses, des polémiques et des combats qui se sont menés dans cette « Russie années 20 » : les références qu’il fait au futurisme, à l’Opoïaz, Meyerhold ou Kouléchov restent vagues. La documentation des Cahiers — on s’en rendra compte plus tard — ne remédie qu’assez peu voire pas du tout à ces manques : les textes des Formalistes, partiellement traduits, ne sont pas utilisés et demeurent mal éclairés. Un entretien avec un Kouléchov vieilli laisse dans le flou ce qu’il a pu penser, dire et faire depuis 1917, quant à Meyerhold, la seule source disponible est alors une anthologie de ses textes qui n’est en rien représentative de son évolution et de son travail (comme on le verra par la suite avec l’édition de ses Écrits en 5 tomes par Béatrice Picon-Vallin [1972-1992]). Jusqu’en 1976, Cinéthique continuera d’appréhender l’histoire du cinéma soviétique des années 20 et 30 en posant une grille « marxiste-léniniste » sur les ouvrages à disposition, tous insuffisants 11.

Il ne s’agit évidemment pas d’incriminer quiconque sinon le fait que tous les protagonistes de cette « séquence » soviétique, après quelques années d’effervescence, se détournèrent du chantier ouvert. À l’exception de l’édition des écrits d’Eisenstein (interrompue tout de même en route et devenue introuvable) que Jacques Aumont conduisit pour 10/18 en donnant ainsi une suite à l’effort des Cahiers, tout se ramena en 1981 à la vaste rétrospective du Centre Pompidou qui mit un terme à la question pour ce qui est de la France, évitant, elle aussi, de donner à découvrir des matériaux nouveaux et se bornant à des notices lénifiantes sinon erronées et des articles trop généraux 12.

Cet élargissement des connaissances indispensables à l’analyse de la période et de ses enjeux viendra quelques années plus tard mais en Grande-Bretagne, en Italie, en Allemagne puis aux États-Unis où l’on entreprit de traduire et publier des documents, des textes, des manifestes 13. Ce travail d’exploration des sources fit surgir de nouveaux intervenants, des théoriciens comme Boris Arvatov, Alexeï Gan, Ossip Brik, Viktor Chklovski, Sergueï Tretiakov notamment, connus pour certains d’entre eux dans le domaine littéraire, théâtral ou artistique mais dont on ignorait la participation active aux discussions sur le cinéma 14. Puis la découverte de films oubliés ou jamais vus en Occident, reposèrent autrement les données du problème. Les rétrospectives de festivals devinrent le fer de lance de cette réévaluation de la période sans toutefois toujours s’accompagner de publications à la hauteur des découvertes et des remaniements.

Sur Vertov, le récent catalogue édité par le festival de Pordenone, coordonné par Youri Tsivian 15, la publication du Journal en Allemagne 16, d’un catalogue des ressources détenues par la cinémathèque de Vienne, etc. sont autant de sources nouvelles mises à jour et qui prennent le soin de placer le cinéaste et ses idées et réalisations dans le milieu foisonnant dont elles sont inséparables. Mais Medvedkine demeure peu étudié et la réalité de son expérience du « ciné-train » encore bien obscure. Quel rôle joua-t-il vraiment en montrant aux ouvriers de la ville suivante ce que ceux de la ville précédente avaient fait, comment était-il accueilli par ceux-là, on l’ignore, tout comme l’éventuelle fonction de « surveillance » qu’assumait cette entreprise. L’époque où il exerce ce « modèle » de cinéma militant — c’est-à-dire la période du Plan Quinquennal qui succède à la NEP, celle du productivisme industriel aux dépens du monde rural et bientôt des incitations à « dépasser » le plan, les objectifs — qui conduiront au « stakhanovisme » — laisse planer bien des doutes, d’autant plus que le cinéma, désormais rattaché au ministère de l’Industrie et non plus de l’Instruction publique, a été restructuré et « purgé » de ses éléments « de droite » comme « d’avant-garde » (formaliste) après la Conférence de 1928 qui engage un processus de « prolétarisation ».

Justement le texte ci-dessous, transcription sténographique d’un débat du LEF, visait à définir la position du groupe dans la perspective de cette Conférence de 1928 convoquée par le parti bolchévik.

Le débat du LEF

Quoi qu’il en soit des illusions que nourrissent ses participants pour faire valoir leurs idées sur le cinéma, il est particulièrement intéressant pour ceux qui s’intéressent au documentaire puisqu’il est tout entier voué à en exalter l’importance face au cinéma « artistique » ou de « mise en scène » (« joué »). Puisqu’il s’agit de définir une position par rapport à cette Conférence sur le cinéma, première du genre, on est d’emblée dans des problématiques assez différentes de celles qui traversent les textes de Vertov, fussent-ils censément collectifs et entés sur des exigences politiques. Ici les tâches qu’on se donne sont très concrètes et les exemples l’attestent : il s’agit du travail quotidien, dans les studios (ou fabriques) — ou plutôt hors des studios (ateliers) —, face au public, aux commanditaires, à la ligne politique. On est en même temps en dehors de ce qu’on entend généralement par propagande. Les léfistes ont alors infléchi leur engagement artistique — venu du futurisme, du cubo-futurisme — du côté du constructivisme puis du productivisme 17 : on sent que la récusation de la pose artiste au profit d’un fonctionnalisme va conduire vers une dilution de l’esthétique dans le social, une disparition dans « la vie » — qu’il s’agit par là de révolutionner ou de construire (les questions du « mode de vie », le byt, étant alors centrales pour ce courant : c’est-à-dire le changement des mentalités). À cette fin, prévaut un « factualisme », un art des faits. Comme il y a une littérature factuelle où les sous-genres du reportage, de la biographie, du compte-rendu sont valorisés aux dépens du roman, des récits à intrigue, le cinéma doit rechercher une littéralité, et respecter au maximum le matériau.

Ces débats en recoupent d’autres qui tournent tous autour d’une suspicion à l’endroit de la fiction ou des élaborations narratives, chez les Surréalistes 18 notamment ou, plus tard, aux États-Unis, chez les Objectivistes 19. Tous remettent en cause leur domaine artistique propre au nom de la littéralité de la photographie ou du cinéma.

À cet égard, on voit, dans ce débat, quelle place occupent les Formalistes, Brik et Chklovski en particulier, qui ont déplacé l’opposition fondatrice de leur doctrine, leur « poétique de la langue », entre la fable (déroulement linéaire, causal des événements du récit) et le sujet (mise en forme de la fable) vers une opposition dont les enjeux sont en dehors de la stylistique : celle du sujet et de la fable avec le matériau — soit le rapport à l’objet extérieur, en l’occurrence extra-filmique. Il ne conviendrait sans doute pas de parler ici du « profilmique » qu’Étienne Souriau légua à la filmologie et à la sémiologie et qui est devenu aujourd’hui d’usage courant. On se rappelle en effet que le « pro-filmique » désigne ce qui est disposé devant l’appareil de prise de vue aux fins d’être filmé, soit les décors, êtres et objets convoqués là dans le studio, apprêtés. Souriau avait avancé le terme d’« afilmique » pour bien distinguer cette destination d’un « être-là » nullement prédestiné au filmage, mais le terme n’a pas fait fortune. Or, le débat du LEF tourne assez largement autour de ces deux pôles en distinguant des degrés de l’un à l’autre. Chklovski écrivait dans sa Théorie de la prose —texte contemporain de ces débats sur le film et de toute évidence écrit sous l’influence de ces derniers— que la fable et le sujet oppriment le matériau 20 ; semblablement Kouléchov affirmait qu’au cinéma la fiction opprime les actualités. Que tout objet — ou matériau — filmé devienne un matériau filmique (bidimensionnel, etc. : les traits distinctifs de l’image de film par rapport à la réalité ont été tôt repérés et pris en compte 21) et, par là, que l’on n’ait jamais affaire à la « réalité » n’a pas échappé aux protagonistes de cette discussion. Mais l’intensité de leurs débats et la finesse de leurs « décorticages » de l’image filmique en « niveaux » ou « degrés » répond à une autre préoccupation que celle d’une définition « essentialiste » : elles visent à définir des positions, c’est, en somme, une politique de l’image. À cet égard la formule godardienne — non pas le reflet de la réalité mais le réel de cette réflexion — leur conviendrait tout à fait. Dès lors qu’on a dit que « toute image est fiction » — puisque construite, choisie, etc. — et que l’opposition vertovienne du « joué » et du « non-joué » est simpliste, que fait-on ? Comment définit-on une démarche, une politique au sein du cinéma ?

Depuis qu’il y a du cinéma, on peut observer que la question du statut de la réalité filmée (de l’enregistrement mécanique à la reconstruction) crée des clivages ou — pour employer une formule des années 68 — des « lignes de démarcation » : Chklovski a raison de relever que le « document » entre dans la littérature et déplace les règles, les canons qui régentent les genres, les styles, etc. : la lettre, le journal, le document administratif, etc. inséré, « collé » tel quel ou plus ou moins réélaboré, et qu’il devient de ce fait « de l’art », un matériau artistique. Mais tout est question de conjoncture, de situation, d’intervention. Au moment où l’on recourt à de tels matériaux bruts ou, à tout le moins, hétérogènes aux conventions en usage, l’effet produit est bien d’un surgissement d’une réalité. Au cinéma, le refus du décor crée un tel effet, comme le recours au son direct ou à des non-acteurs, etc. : c’est constitutivement au medium que se développe une tension entre ces pôles et c’est un geste démarcatif que d’en jouer, le critère n’étant pas intratextuel, ni même dans la relation du « signe » à son « référent » mais dans la réception qu’en a le spectateur. Dans une situation socio-politique donnée, le document, sinon le documentaire, construit un nouveau rapport à la vérité. Parlant du film de Choub, la Chute de la dynastie des Romanov, Kouléchov écrit que « Jusqu’à présent c’était le montage subjectif et artistique qui dominait », multipliant les « exclamations ronflantes », etc., alors que voici un montage qui est « au service du matériau », qui vise à « montrer fidèlement les événements » 22.

L’intérêt des discussions que mène le LEF tient à sa radicalité. On préconise de sortir du « joué », de l’artifice et la logique de cette démarche conduit à vouloir sortir du cinéma institutionnalisé du côté de l’information, de la diffusion des connaissances, de l’interactivité. Les projets de kiosques d’information (de Klutsis notamment) comportant journal, radio, cinéma, télégraphe, ceux de Lissitzky — notamment la Tribune Lénine où l’orateur juché sur un praticable est surmonté d’un écran géant où la foule peut se voir 23 ou peut visionner des nouvelles du monde — visent ainsi à déborder le cinéma en actualisant les utopies de la communication totale qu’on avait rêvées au XIXe siècle au moment de l’apparition de ces médias.

Intervenant dans un numéro suivant la publication du débat auquel il n’avait pu participer, Boris Arvatov pousse d’ailleurs fort loin la logique de cette réflexion en préconisant de sortir de la salle de projection : selon lui, peu importe que le film soit « de droite » ou « de gauche », qu’il s’agisse de la Onzième année de Vertov ou du Voleur de Bagdad de Raoul Walsh avec Douglas Fairbanks, la place assignée au spectateur prévaut sur le discours du film 24. Arvatov engage ainsi une théorie du « dispositif » avant la lettre et, en un sens, croise par avance une problématique que Cinéthique lancera avec l’article de Jean-Louis Baudry et qui connaîtra, au-delà de sa « suite » immédiate dans la seule psycho-physiologie du spectateur, de fructueux développements 25.


  1. Renvoyons de toute façon à l’imposant travail de Sébastien Layerle, Caméras en lutte en Mai 68. « Par ailleurs le cinéma est une arme… », Nouveau Monde, Paris, 2008, 634 p. et aux livrets exceptionnellement fournis du coffret consacré aux Groupes Medvedkine (Montparnasse éditions).
  2. Le livre est présenté comme constitué de « morceaux choisis » par Serguéi Youtkévitch au sein de la monographie d’Abramov, mais il est pourtant traduit de l’Italien par B. Amengual (or il était paru, en Italie, en 1962 in extenso ; avant la publication russe, ce recueil avait été partiellement édité en allemand, en RDA).
  3. The Writings of Dziga Vertov, University of Colombia Press, 1984. C’est la seule édition disponible avec la nouvelle édition allemande en cours, la française, épuisée, n’ayant pas été rééditée et tous les projets en ce sens ayant à ce jour échoué faute de maison d’édition intéressée.
  4. Mais, autre paradoxe, les Soviétiques diffusaient depuis 1958 en de nombreuses langues un recueil de textes d’Eisenstein, Réflexions d’un cinéaste (Moscou, Progrès) qui comporte un article sur Le Bonheur (« Les bolchéviks rient »).
  5. Cinéma 70, n° 151, décembre 1970, p. 93.
  6. Ibid, p. 82.
  7. « Dois-je voir dans la mauvaise volonté évidente montrée depuis cinq ou six mois par Comolli et Fieschi à publier quelques chapitres extraits des œuvres complètes d’Eisenstein (22 volumes) qui dorment chez Nella Cournot, dois-je déjà voir là un écho de la lutte sino-soviétique, et la prise du pouvoir par les gardes rouges dans le cœur de ceux-là qui étaient encore pour moi Camille Desmoulins et Saint-Just ? » (Jean-Luc Godard, « Trois mille heures de cinéma », Cahiers du Cinéma, n° 184, novembre 1966, p. 48).
  8. Auteurs d’un Vingt ans de cinéma soviétique (1944-1963), CIB, Paris, 1963, bien dans la ligne officielle soviétique.
  9. « Pour le groupe Dziga Vertov : Jean-Luc Godard, « Premiers “sons anglais” », Cinéthique, n° 5, septembre-octobre 1969. [Cette formule, qui circule de La Chinoise aux travaux du groupe Dziga-Vertov est tirée d’un texte d’Alain Badiou sur « L’autonomie du processus esthétique » paru dans les Cahiers marxistes-léninistes de l’UJCm-l, n°12-13, 1966. (NDLR)]
  10. Cinéthique, n° 15-16 [s.d.(1972)], « Ne copiez pas sur les yeux disait Vertov » et n° 21-22 [s.d. (1976)] : [anon.], « Un film dans la construction du socialisme (URSS. 1930 : sur « Enthousiasme » de Dziga Vertov) ».
  11. Il Cinema muto sovietico de Lebedev (Einaudi), le Cinéma soviétique par ceux qui l’ont fait (que Godard avait brocardé dans la Chinoise en corrigeant : « ceux qui l’ont défait ») de Marcel Martin et des Schnitzer (recueil d’entretiens tardifs avec les rescapés, truffés d’erreurs et de révision du passé à la lueur du présent) (Éditeurs Français Réunis), le Vertov d’Abramov, celui de Sadoul, les écrits du cinéaste depuis lors publiés chez 10/18 et, curieusement, pas le livre de Jay Leyda beaucoup plus complet que le Lebedev. Il en résulte une analyse historiographique critique (incomplète) et non la mise à jour de données nouvelles susceptibles de nourrir une nouvelle analyse.
  12. Jean-Loup Passek (dir.), le Cinéma russe et soviétique, Paris, L’Équerre/Centre Pompidou, 1981.
  13. À cette tâche se vouèrent en premier lieu la revue Screen entre 1971 et 1974 (sous la direction notamment de Ben Brewster), puis Richard Taylor, slaviste, et Ian Christie alors au BFI, réunissant une documentation remarquable dans The Film Factory. Russian and Soviet Cinema in Documents 1896-1939, London, Routledge et Kegan, 1988, après que Taylor seul eut étudié les textes officiels de l’État et du parti soviétiques sur le cinéma dans les années 20 (Politics of Soviet Cinema). Par la suite des chercheurs américains comme Denise Youngblood orientèrent les travaux du côté du cinéma qui n’appartenait pas aux courants d’avant-garde, largement ignorés jusque-là.
  14. Il faut signaler cependant l’effort solitaire de Gérard Conio avec les deux tomes publiés à L’Âge d’Homme sous le titre le Constructivisme russe, qui contient un grand nombre de textes concernant la littérature et les arts plastiques (mais non le cinéma).
  15. Tsivian (en collaboration avec Alexandre Deriabin) (dir.), Lines of Resistance. Dziga Vertov and the Twenties, Pordenone, Le Giornate del Cinema Muto, 2004.
  16. Vertov, Tagebücher/Arbteirshefte (édition établie par Thomas Tode et Alexandra Gramatke), Konstanz, UVK Medien, Haus des Dokumentardfilms, 2000. En allemand, on peut encore mentionner Klemens Gruber (dir.), Dziga Vertov zum 100.Geburtstag, Weimar, Böhlau, 1996 et plus récemment Thomas Tode et Barbara Wurm (dir.), Die Vertov-Sammlung im Österreichiscen Filmmuseum, Vienne, Synema, 2006.
  17. Le terme souffre d’une fâcheuse proximité avec le « productivisme » au sens de la priorité donnée à l’augmentation exponentielle de la production et des rendements dans l’économie capitaliste. Il vaudrait mieux parler « d’art de production », c’est-à-dire lié à la sphère de la production des biens utiles. Voir Maria Zalambani, L’Arte nella produzione. Avanguardia e rivoluzione nella Russia sovietica degli anni ’20, Ravenna, Longo Editore, 1998.
  18. Voir Jean-Pierre Morel, le Roman insupportable. L’Internationale littéraire et la France (1920-1932), Paris, Gallimard, 1985, auquel fait écho le livre de M. Zalambani La morte del romanzo. Dall’avanguardia al realismo socialista, Roma, Carocci, 2003.
  19. Voir la thèse de Benoît Turquety, maintenant publiée : Danielle Huillet et Jean-Marie Straub, « Objectivistes » en cinéma, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009.
  20. Chklovski, Sur la théorie de la prose, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973.
  21. Voir l’élaboration qu’en font les Formalistes de l’Opoïaz dans leurs écrits sur le cinéma (Poétika kino, 1927 – édition française augmentée d’autres textes sous le titre : Poétique du film. Les Formalistes russes et le cinéma, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009). Et par la suite Rudolph Arnheim par exemple (dans l’Art du film, Paris, l’Arche, 1976).
  22. Lev Kouléchov, « L’Écran aujourd’hui », Novy Lef n°4, 1927 (trad. franç. L’Art du cinéma et autres écrits, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1995, p. 138-143).
  23. Voir la fameuse formule benjaminienne sur le cinéma permettant aux masses de se voir.
  24. Boris Arvatov, Novy LEF, n° 3, 1928 (voir ci-après).
  25. Jonathan Crary, Techniques of the Observer on Vision and Modernity in the Nineteenth Century, The MIT Press, 1992 (trad. franç. Jacqueline Chambon, 1996) ; Hermès n° 25, 1999 : « Le dispositif entre usage et concept » (Paris, CNRS) ; Cinema & Cie n° 3, 2003 : « Les technologies de représentation et le discours sur le dispositif cinématographique des premiers temps » ; Cinémas vol. 14, n° 1, 2003, « Dispositif(s) du cinéma (des premiers temps) » ; André Gaudreault, Catherine Russel, Pierre Veronneau (dir.), le Cinématographe, nouvelle technologie du XXe siècle, Lausanne, Payot, 2004 ; Cahier Louis-Lumière, n° 4, 2007 : « Les dispositifs » ; Pierre Piret (dir.), la Littérature à l’ère de la reproductibilité technique. Réponses littéraires au nouveau dispositif représentatif créé par les médias modernes, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Philippe Ortel (dir.), Discours, image, dispositif, Paris, L’Harmattan, 2008. Ainsi que les réflexions menées à partir de la théorie des « Appareils » autour de Jean-Louis Déotte (voir notamment l’Époque des appareils, Paris, Lignes, 2004 et la revue en ligne Appareils).

Publiée dans La Revue Documentaires n°22-23 – Mai 68. Tactiques politiques et esthétiques du documentaire (page 29, 1er trimestre 2010)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.022.0029, accès libre)