La cinéphilie à l’épreuve de l’imprimerie

Entretien avec Gaëlle Joly et Olivier Dutel

Julia Gouin

Situé à Saint-Étienne dans une ancienne brasserie, le Gran Lux se présente comme une salle de visionnage souterraine et comme une fabrique de films. Lorsqu’on découvre le lieu pour la première fois, l’imbrication des espaces est enthousiasmante : il faut passer derrière l’écran pour accéder à la salle ; on peut attendre le début de la séance dans l’espace attenant, où se trouve une reconstitution d’un petit temple de Taipei – un décor de tournage ; on entend durant le film le bruit du projecteur depuis la cabine de projection volontairement non isolée, le lieu abrite une collection de copies de films, etc. Toutes les activités sont orchestrées par un imbroglio d’organismes aux noms aussi cryptiques que changeants : il y a Film Base, les films d’ameublement, le fonds d’archives Podolski, le Chalet Suisse.

Une large pièce, à l’arrière de la cabine de projection, sert d’imprimerie et permet d’éditer les programmes des sessions de visionnage, mais aussi des ovnis éditoriaux tels que les revues Swissair et Four Stars dont le premier numéro est paru à l’été 2007. Au dos de la couverture, le projet de Four Stars est présenté ainsi : « *** et demi est une revue de cinéma guidée par le sens pratique : réunir au même endroit des documents, des informations, des images… Un collage intuitif, des frottements, des pistes à suivre, des détails épars, des ponts temporels… et surtout, ici et là, des idées de films à faire. De numéro en numéro : pas de règle. Aucune forme prédéfinie. Juste, aspirer à une plus grande souplesse dans la manière de penser au/par/avec le cinématographe. Aucun repli… hypothétique grotte sacrée à l’abri du monde…mais désirer une meilleure compréhension des formes qui nous submergent. »

La revue combine différentes bribes de textes avec des photogrammes, des photographies de salles de cinéma déchues et des dessins retravaillés par les possibilités chromatiques propres à la risographie. Une expérience de divagation graphique et textuelle qui fait l’objet de cet entretien avec Olivier Dutel et Gaëlle Joly.

Julia Gouin : Pourriez-vous décrire le format de Four Stars et votre mode de production ?

Gaëlle Joly : Tout est autoproduit. Le nombre d’exemplaires est variable selon les numéros. Il y a quatre numéros en tout pour l’instant. Jusqu’à présent, le format était différent à chaque fois. Le premier a été édité à 200 exemplaires. Il est parti tellement vite. J’interviens lors de la matérialisation de la revue, de la préparation à l’impression et au façonnage. Olivier s’occupe de tout ce qui est en amont.

Olivier Dutel : On plie et agrafe des centaines de pages. On les envoie par la poste, etc.

Gaëlle Joly : On a un rapport très physique aux choses.

Est-ce par analogie avec le cinéma argentique que vous avez fait le choix d’imprimer la revue en risographie ?

O. D. : En anglais, on parle d’« optical printer » et de « contact printer » pour désigner les tireuses qui servent à tirer des copies de films. On parle donc de presse, d’impression.

Y avait-il aussi une imprimerie dans les lieux que vous occupiez avant ?

G. J. : Non, mais on a toujours eu une pratique de l’édition. On a fait des fanzines dès le début de l’association, à la fin des années 1990. C’était l’ère de la photocopieuse. Le développement de l’imprimerie est venu grâce à la risographie 1. On a découvert la riso, un jour, parce qu’un commercial a sonné à notre porte ! Ça a été un vrai changement, parce qu’on sortait de plusieurs années de photocopies en noir et blanc. Tout d’un coup, on avait accès à la couleur. On a toujours aimé fabriquer nous-mêmes tant les programmes que les tracts et expérimenter avec le travail d’impression. Avant, le lieu où l’on se trouve en ce moment, l’imprimerie, c’était la deuxième cabine de projection. Notre toute première cabine de projection était une caisse mobile sur roulettes géantes. On a libéré cet espace, installé les machines, rentré du papier. Ensuite, on a acheté le massicot. Ça s’est fait comme ça.

O. D. : L’idée, c’était de tout réunir au même endroit : là où sont fabriqués les films, le studio, l’endroit où sont accueillis les gens, la cinémathèque, le petit labo, le studio son, la cabine de projection, l’édition, etc. La salle de cinéma est au centre. 

G. J. : C’est comme un paquebot.

Comment travaillez-vous les images imprimées dans la revue ? 

O. D. : Quel que soit le sujet abordé, j’ai une obsession : l’intemporalité, c’est-à-dire ne pas faire uniquement pour le moment présent. Si quelqu’un tombe sur un numéro dans trente ans, est-ce qu’il pourra le rouvrir sans avoir une idée précise de son origine ? C’est une chose à quoi je fais attention. Si j’utilise une image d’Internet, j’essaye de ne pas la traiter comme une image d’aujourd’hui mais de l’amener ailleurs, et inversement, pour encore embrouiller tout ça. Qu’il n’y ait pas de chronologie. Qu’on puisse s’amuser un peu avec ces transpositions.

G. J. : Pour le programme de la session de visionnage n°42, j’avais du mal à trouver la couverture. Olivier a fini par me donner cette image de l’homme allongé au bord de la piscine en me disant être content qu’elle trouve enfin sa place. Il l’avait en réserve dans sa tête depuis un moment. Il n’y a pas que l’écrit, mais aussi un immense fonds d’images physiques et mentales qui attendent de trouver leur place.

O. D. : C’est comme une gare d’aiguillage.

Pourriez-vous parler du rapport entre ce travail de montage éditorial et le montage cinématographique ?

O. D. : C’est pareil. C’est ce que j’appelle l’intemporalité : il ne faut pas que ça s’use. C’est pourquoi il nous faut du temps. Qu’est-ce qui résistera de ces trois ou quatre ans passés à faire chaque numéro ? Que faut-il enlever pour que le sens puisse durer et continuer à s’ouvrir ? Gaëlle intervient avec un œil acéré pour enlever le gras, ce qui va freiner, ce qui va empêcher de décoller. Sans elle, les numéros ne sortiraient pas. Il y a un rythme de lecture à avoir. Une attention. Ce n’est pas une revue pour dire « voilà, je pense ça ». Les films que j’aime sont ceux où le cinéaste pose son collage, ses blocs, et après lui, il y a un truc qui se passe mais chacun va le voir différemment. Il y a un plan secret.

Les numéros sont cousus de citations. Pourquoi cette polyphonie ?

O. D. : C’est l’idée de faire un collage. Pourquoi récrire ce qui a déjà été merveilleusement écrit ? Alors, si Kafka a dit cela, et que c’est pile-poil dans le truc, je ne vois pas pourquoi on ne le citerait pas. Si c’est Mme Michu, parfait. Comme le fait Jacques Thorens dans son livre 2 : il cite un homme qui fait le ménage dans un cinéma UGC. Sa parole vaut la peine d’être imprimée en gros plutôt que d’écrire un long paragraphe pour expliquer le capitalisme patati, patata. Si tout y est déjà synthétisé, c’est parfait.

Les Four Stars seraient-ils vos « passages du cinéma », pour faire écho au livre d’Annick Bouleau ? 3

O. D. : J’ai beaucoup aimé son livre. Évidemment, elle a ses héros, comme moi avec Philip K. Dick. Le passage de chacun est différent. J’aimerais un jour faire le montage de mon passage. En produire de plus petits donnerait peut-être envie aux gens de s’y plonger. Et puis, elle réunit les avis de plein de gens différents, des caissiers de cinéma ou des producteurs par exemple, auxquels on donne rarement la parole bien qu’ils aient un point de vue sur le cinéma. C’est ça aussi qui rend un peu libre et ne nous enferme pas trop dans nos petits bouts de terrain respectifs.

Vous avez pour parti pris de présenter côte à côte des films de registres très différents. Comment le travail d’édition s’articule-t-il à la programmation du Gran Lux ?

O. D. : La plupart des gens qui vont lire la revue n’ont pas vu les films. Donc il faut leur donner une sensation de ce qu’ils peuvent être ou de ce qu’ils peuvent faire sur ceux qui les voient.

G. J. : Ça me fait penser à ce que m’a dit une adhérente, pendant la dernière session de visionnage, à propos de la façon dont Olivier présente les films : il ne les présente pas en disant que tel réalisateur est né à Vilnius en 1922, sauf si c’est pertinent. Il présente les films avec l’idée d’amorcer une petite pompe pour le spectateur. Peut-être que cela le guidera dans une voie. Ce n’est jamais analytique. À chaque fois, il s’agit de dire quelque chose, d’écrire quelque chose, qui va peut-être attraper quelqu’un et l’amener dans le film…

O. D. : Pour qu’il n’ait pas peur de s’amuser, qu’il n’ait pas peur de prendre le grand-huit.

Est-ce que la revue est une façon de tracer une extension à la programmation et d’ausculter des films qui ne trouvent pas leur place dans les sessions de visionnage ?

O. D. : Certains films dont il est question dans le dernier Four Stars n’ont aucune chance d’être programmés ici. Mais des milliards de personnes les voient, ces films. Il faut bien les voir… Enfin, ce n’est pas non plus une torture, étant donné que c’est une enquête. Tout est enquête… Le Grand Sommeil de Howard Hawks, d’après Raymond Chandler, le premier film que j’ai acheté en VHS, c’est une enquête. C’est un peu opaque mais ça reste une enquête. À un moment donné, on se demande sur quoi on enquête. Ce sont les péripéties qui sont intéressantes. On ne sait pas trop où elles nous amènent. Une programmation, c’est une enquête. Une revue, c’est une enquête. Un film, c’est mener une enquête parce que tu es intrigué par quelque chose sur quoi tu veux faire la lumière. Que tu y arrives ou pas.

Je suis fasciné par les films inachevés, les films qui n’ont jamais pu se finir, ou les films que les metteurs en scène voulaient faire et qu’ils n’ont jamais réussi à faire ; les films perdus et les films invisibles. Peut-être que la revue permet d’éclairer ces tentatives avortées, ce qu’on ne peut pas mettre dans la programmation. Par exemple, le dernier film d’Orson Welles : ça fait trente ans que je fantasme dessus. J’ai vu des petits bouts sur Internet, des documentaires. C’est bien, tous ces films sur lesquels on peut rêver, qui n’existent pas ou qui ont peut-être existé.

Est-ce que vous diriez que la revue Four Stars documente ce qui continue à opérer, ou à émettre, une fois la projection terminée ?

O. D. : Dans le numéro 2, je cite Orson Welles ; pour lui, la poésie des films commence à opérer juste après la projection.

G. J. : C’est le début de l’infusion.

O. D. : On a peut-être été trop attaché à décortiquer l’objet film, souvent de manière plus littéraire que cinématographique. On en perd le trip. Et c’est le buvard qui te permet après de partir dans ton trip. Parfois, je sais qu’une fois sorti de la salle, je n’aurai pas de soucis psychologiques pendant au moins un an. Certains films, vus il y a longtemps, ont encore un effet sur moi des années après. Je vis avec ce qu’ils m’ont fait entrevoir. La revue me permet parfois de clore, de déposer quelque chose de ça. L’idée des revues, c’est aussi de s’amuser avec cet art. Il y a l’idée d’un voyage qui continue, qu’il faut entretenir.

Est-ce que vous approchez la fabrication de la revue comme vous le feriez pour la réalisation d’un projet de film ?

O. D. : Je m’adresse aux gens qui ont envie de faire des films. Je cherche à donner envie d’en faire. C’est vrai qu’une revue peut être un film, une méthodologie à la rigueur. Finalement, je ne suis que le reflet de toute la méthodologie que les artistes que j’ai lus m’ont transmise. C’est une école, en fait. Je n’ai pas fait d’école de cinéma, auxquelles je crois moyennement. J’ai puisé dans tous ces maîtres, petits, grands, moyens, riches, pauvres, taïwanais, américains, suisses ou je ne sais pas quoi. Ils m’ont appris quelque chose, et moi, j’essaye de transmettre ça.

Je faisais déjà une revue au lycée. Je suis fou de revues. Il y en a des centaines au sous-sol. J’adore surtout les revues dans lesquelles il y a des interviews d’artistes. L’art de bien poser les questions. L’art de bien y répondre, aussi. Et puis, c’est un moyen de savoir comment les gens fabriquent leurs trucs. Ce n’est pas tant de savoir ce qu’ils veulent dire dans leurs œuvres ; souvent les artistes n’en parlent jamais. Heureusement. Ils ne le savent pas forcément, et puis ce n’est pas leur boulot de dire ce qu’ils ont voulu faire. Lire les interviews, cela m’a vraiment formé. Une grande partie du public a une idée trop éloignée de ce que c’est, fabriquer un film : dans quelle matière il faut puiser, où il faut aller chercher des choses, comment les réunir, etc. Les interviews nous font entrer dans la fabrication des films. C’est une manière d’entrer dans la tête d’un cinéaste comme Stanley Kubrick par exemple, de se demander quel est son état d’esprit. Le film qui m’a amené au cinéma, c’est Huit et demi de Federico Fellini. Quand je l’ai vu, je me suis dit que, par le cinéma, on pouvait donner une idée de la façon dont fonctionne le cerveau humain. Il mélange le passé, le présent, le futur, les références, le vrai, le fantasme, la réalité, les souvenirs, etc. La revue donne un contour à ce « cerveau cinéma » – même si les chemins sont différents à chaque fois.

La revue fonctionnerait comme un carnet de notes, une partition ?

O. D. : J’essaye de trouver une nouvelle façon de tenir des carnets. Tu ne peux pas tout mettre dans un film. Donc ce travail en parallèle permet de délester le film, de le rendre plus libre, plus léger, de le libérer des citations, des maîtres, de tout ce bagage, etc. Je suis très lent. J’ai eu beaucoup de mal à me dégager de ces sables mouvants. Produire une revue peut aider. On accumule, on accumule. À un moment, il faut donner un sens à toutes ces notes pour ne pas devenir fou.

G. J. : C’est aussi un miroir de ton esprit, de ton cheminement.

O. D. : C’est vrai ! Ça correspond à des périodes et à des états d’esprit, à des manières de s’en libérer aussi.

Tous ceux qui font des films ont leur façon de tenir des carnets. Les cinéastes ont leurs petits fils conducteurs, mais ils ont tellement travaillé leur sujet qu’ils n’en ont finalement plus besoin. Quand ils arrivent sur le tournage, ils sont tout légers et peuvent alors construire le film.

G. J. : Ce ne sont pas forcément des carnets de notes avec un déroulement. Ça peut être une somme d’images.

O. D. : Il y a aussi les carnets techniques qui sont importants. Tous nos tests… Si tu fais ça, ça réagit comme ça. Alors, des fois, les carnets se mélangent les uns aux autres.

Qu’est-ce que vous manigancez pour votre prochain numéro ?

O. D. : Je pense qu’on va laisser la revue Four Stars de côté. J’aimerais faire une nouvelle revue, plus légère, dont le titre provisoire est Lupe. Un « fanzine cinématographique », c’est une bonne définition de ce que nous aimerions faire à l’avenir… Il y aurait une section « critique de film », un entretien aussi. Ce serait une revue avec des rubriques définies. Un fanzine, qui serait moins un objet. Il y a deux choses que j’aimerais faire. Le fait d’avoir projeté les films de Paul Sharits ici, de les vivre en collectif, avec beaucoup de monde, m’a fait penser qu’il faut absolument graver cette expérience quelque part. J’ai pris en photo tous les photogrammes pour savoir comment ses films sont vraiment fabriqués. Je ne sais pas quelle forme je vais donner à ça, mais j’ai envie de les partager. Et puis, il y a Eyes Wide Shut, un film qui a vraiment marqué la fin d’une cinéphilie. C’est la dernière fois que la communauté cinéphile de tous bords s’est animée. Le film était très attendu. Stanley Kubrick est mort juste avant sa sortie. C’est la fin d’une époque aussi. 1999 est une année importante pour moi. Ce film est l’incarnation d’une des plus belles énigmes qui ait jamais été composée. J’ai accumulé un nombre considérable d’informations sur ce film, que j’ai étrangement égarées. C’est fou d’avoir conçu un tel objet. D’y avoir pensé, pendant trente ans, jusqu’à épuisement. C’est l’un de ces gros « films baleine » qui contiennent toute une œuvre. Il y a un plan dans ce film… Un de ces plans qui peuvent te faire exploser la tête. Le film en fourmille. C’est une mosaïque fabuleuse. J’en suis encore nourri. Si des fois je suis cafardeux, il y a d’autres films auxquels je reviens, mais celui-ci… Ce plan-là…

Les numéros de la revue Four Stars ainsi que d’autres publications sont accessibles via le site www.chalet-suisse.net.


  1. La risographie est une technique d’impression mécanique par pochoir créée au Japon. Comme en sérigraphie, il est possible d’imprimer en monochrome ou de superposer les couleurs.
  2. Thorens Jacques, Le Brady, cinéma des damnés, Gallimard, collection Verticales, 2015.
  3. Bouleau Annick, Passage du cinéma, 4992, Ansedonia, 2013.

Publiée dans La Revue Documentaires n°31 – Films, textes, textures (page 105, Juillet 2021)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.031.0105, accès libre)