La préférence irrespectueuse

Interview de André S. Labarthe

Christine Delorme

Une pointe de malice dans le regard d’André Labarthe. L’air de quelqu’un qui aurait joué un bon tour ou qui chercherait à faire un mauvais coup pour le plaisir. Pas étonnant qu’il pense qu’il faut avoir la même attitude quand on filme que dans la vie, une attitude de préférence irrespectueuse. Dans ses portraits de cinéastes — de Lang à Welles — il tend des pièges aux grands maîtres de la mise en scène pour les faire exister à l’écran et devenir à leur insu des personnages de fiction.

Aux derniers États Généraux du Documentaire à Lussas, était présenté le dernier documentaire qu’il a produit dans le cadre de « Cinéastes de notre temps », un portrait de Souleymane Cissé par Rithy Phan.

De l’expérience de verre

J’ai fait cette expérience de filmer un verre sur une table et je me suis fait projeter les rushes de ce verre. Effectivement, j’ai vu sur l’écran la représentation de ce verre. Mais ce verre n’existait pas au sens fort du mot.

Pour moi, c’était comme un chien qui regarde un poste de télévision, il ne voit pas les images. J’avais l’impression, comme la plupart du temps dans les films, que les choses ne sont pas là. Je me suis dit que c’était purement un problème d’esthétique, de mise en forme. J’ai donc mis en batterie tous les effets, l’éclairage, le son, enfin tout ce qui fait qu’une image est plus intéressante qu’une autre. On reprojette les rushes, et en effet, l’image est plus belle, mieux éclairée, mais ce verre n’existait toujours pas au sens fort du mot. Tout en essayant des choses, avec la caméra qui continue à tourner, je mets ce verre au bord de la table, le verre tombe et se casse. Et quand j’ai vu les rushes, j’ai compris que c’est là que le verre se met à exister, il existe au moment où il disparaît… Donc, pour que ce verre existe à l’écran, mais le verre, pas la représentation du verre, il faut qu’il lui arrive quelque chose et c’est ce quelque chose que j’appelle la fiction.

Tout ce que je viens de dire à propos du verre n’a de sens que si on pense que le cinéma, c’est un appareil à rendre les choses beaucoup plus réelles. Pour moi, le cinéma, ce n’est pas de raconter une histoire, ni même de faire un documentaire, c’est faire que l’univers dans lequel on vit soit beaucoup plus présent. Et si le réel se met à exister plus, moi je me mets à exister plus. Le travail sur la réalité, c’est un travail sur soi. Tout le travail sur ce qu’il y a autour, sur l’environnement, n’a de sens que si l’effet final est un effet que soi on reçoit. Si dans une vie, on mettait bout à bout les instants vécus, où l’existence avait suffisamment de densité pour qu’on soit présent aux choses et à soi, on a peut-être vécu deux heures ou deux jours ou deux ans dans sa vie, en tout cas, très peu de chose par rapport à la durée objective de 75 ans. Donc, l’art c’est une machine pour fabriquer ces moments de présence au monde et à soi. Faire exister le réel, c’est aussi manipuler.

Le Dinosaure et le Bébé est un exemple où la manipulation et la fiction se rejoignent. Il y a Lang en face de Godard et deux caméras qui tournent; donc, en soi, c’était tout un événement, en tout cas ça l’est devenu. En réalité, l’impact du film passe par un tout autre moyen. A la table de montage, il y avait les deux écrans avec, à gauche Fritz Lang, à droite Godard et une bande son. Godard parlait, Fritz Lang répondait et vice versa. J e pouvais, à ce moment-là, choisir les images, prendre celui qui écoutait ou celui qui parlait ou rester plus longtemps sur Godard ou sur Fritz Lang en fonction des réactions, donc le truc classique.Mais c’était trop systématique. J’ai donc fait repiquer toute la bande son une deuxième fois.

Entre la question de Godard et la réponse de Fritz Lang et vice versa, il y avait une demi-seconde de silence. Ce silence, je choisissais de le mettre, soit sur Fritz Lang, soit sur Godard. Avec la deuxième bande son, je pouvais doubler le silence. Fritz Lang disait quelque chose, il se taisait et on restait une demi-seconde sur lui et je repassais sur Godard, encore une demi-seconde de silence; autrement dit, je manipulais le temps et tout le film est construit sur la dilatation du temps. Tout tient dans le rythme des dialogues, avec ce silence qui approfondissait des propos qui ne l’étaient pas forcément.

Il y eut aussi les conditions de tournage. À un certain moment, Godard a dû partir, mais je n’ai pas voulu interrompre le tournage et donc j’ai pris sa place. Et au montage, j’ai introduit ces plans dans la continuité comme si Lang s’adressait à Godard et je me suis supprimé — il était inutile d’introduire un troisième personnage — il y a donc des propos que Godard n’a jamais entendu dire puisqu’il n’était pas là.

Le plus intéressant, c’est le travail sur le son et la dilatation, c’est ce que j’appelle rendre les choses plus présentes. Cette interview qu’on aurait pu monter en deux heures, elle fonctionne comme un tir à l’arc, avec un but à atteindre. Il fallait trouver à chaque instant la solution qui se rapprochait le plus de la cible.

« L’ourson de la nouvelle vague »

Ça faisait longtemps qu’on voulait faire un film avec Welles, on n’a jamais pu le faire parce qu’il ne voulait pas nous donner assez de temps. Il voulait bien nous consacrer une journée pour faire des interviews mais nous, on voulait passer huit jours avec lui. On voulait faire quelque chose de différent de la BBC.

Aujourd’hui, on travaille de la même façon. Quand on a demandé à Scorcese de passer deux semaines avec lui — ce n’est pas pour avoir dix fois plus de matériel qu’en un jour — ça signifie simplement que les rapports seront différents. Tout ce temps que l’on passe, c’est ce qui nourrit les films et c’est la seule façon de faire quelque chose de différent de ce qu’on a l’habitude de voir. Ce sont les moyens de production qui commandent le résultat.

Welles était mort quand on a fait le film. Et la seule façon de parler de la mort, c’est de passer sans doute par la fiction. Pour éviter le film de témoignage, ce qui m’aurait gêné, j’ai inventé un personnage de fiction joué par Laszlo Szabo. Je l’appelle Laszlo Kovacs, ce nom que Belmondo avait dans A Bout de souffle et que l’on retrouve dans À double tour de Chabrol. Ce personnage qui arrive donc du fond des temps de la Nouvelle Vague se trouve à Los Angeles pour travailler. Là, il rencontre une fille qui connaît quelqu’un qui a connu Welles ou qui a connu des gens qui ont connu Welles, d’où le titre : L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours. C’est sur le fait de « connaître », rien ne se fait directement, il faut toujours passer par des intermédiaires qui ne sont pas fiables. Il se met donc à rencontrer des gens et cela devient une enquête. La fille finit par le quitter, il se met à boire et il y a le point culminant de soûlographie. Toujours à Los Angeles, il rencontre Henry Jaglom qui avait essayé de piéger Welles de son vivant en enregistrant à son insu leurs conversations dans un restaurant.

On le retrouve à Paris, où il est sobre comme un chameau. Il rentre dans la salle de montage où on est en train de monter le film.

Et cette salle devient comme une fantasmagorie — elle est envahie par des ombres, un peu comme L’Enfer de Dante et il y est encore question de sa mort ; le dernier témoin de la vie de Welles — le Prince Tasca — est là, il y a Thibaudat qui est en train d’écrire un livre sur Welles,

« L’Ourson » qui apparaît. La façon qu’il a de parler de son film est telle que ça devient la métaphore du film qu’on vient de voir. Oja Kodar est présente tout au long du tournage. Je lui avait demandé de jouer, elle voulait d’abord voir les rushes, mais elle ne venait jamais. Mais qu’elle soit là ou pas là, ça n’avait pas d’importance, elle fonctionnait malgré elle, son refus était aussi éloquent qu’aurait pu être sa présence.

Des vérités et encore des mensonges

Je n’étais pas très Scorcesien quand j’ai commencé à faire le film. Et puis, je le suis devenu en le faisant et en le montant. Je me suis gardé de coller à Scorcese car je risquais de perdre ma distance. Il m’avait autorisé à le filmer avec son décorateur. Je ne voulais pas et lui ne comprenait pas pourquoi, on préférait rester dehors. Un peu plus tard, arrivent Brian de Palma avec le scénariste Cox. Je suis resté la plupart du temps à l’extérieur du bureau fermé. A un moment, la caméra avance vers la poignée fermée et on entend des voix. On les entend rire, et cette complicité, on la sent à ce moment-là beaucoup plus forte que toutes les images directes qu’on a filmées à l’intérieur. Dans le film, on a gardé les images de tous les moments où ils sont en train de se dire des choses qu’ils ne veulent pas qu’on entende, ils se parlent à l’oreille. On a filmé son scénariste Paul Schrader, mais on n’a pas gardé une image parce que rien ne se passait. Il faut qu’il se passe quelque chose — un élément de fiction — qui fait intervenir le spectateur qui se dit « Mais, c’est quoi, on n’entend pas ».

Je n’ai jamais écrit un film de fiction parce que je n’ai jamais voulu raconter une histoire. Maintenant, je commence à en avoir envie. Je voudrais faire un film de fiction qui ne se réduise pas à une histoire. Et je crois que les derniers films de Welles inachevés allaient dans ce sens-là. Pourquoi s’est-il mis à faire des films qu’il ne pouvait plus finir. Il a travaillé pendant vingt ans à The Other Side of the Wind. Il l’a tourné un peu partout, il le montait et le remontait. Il faisait avancer le film à un autre rythme que celui de raconter une histoire. Ça a commencé avec Vérités et Mensonges. J’aimerais pouvoir tourner, monter, mixer et recommencer; puis on s’aperçoit que le tournage effectué ne raconte pas l’histoire qu’on avait prévue et le résultat à la fin n’aura plus rien à voir non plus.

Ce qui arrive au film, c’est comme ce qui arrive aux gens dans la vie, personne ne sait la façon dont il va mourir, c’est exactement pareil.


  • L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours
    1990 | France, Royaume-Uni | 1h50
    Réalisation : André S. Labarthe
  • Le Dinosaure et le Bébé
    1967 | France | 1h01
    Réalisation : André S. Labarthe

Publiée dans Documentaires n°5 (page 15, Novembre 1991)