Claude Bailblé
Bien qu’assez souvent cantonné dans l’utilitaire — l’intelligibilité des voix — le son d’un documentaire nous surprend parfois par une originalité esthétique et scénographique, originalité qui l’éloigne clairement du reportage en nous faisant partager les bonheurs d’une écriture ouverte et inventive.
En général, le spectateur est franchement comblé, auditivement et visuellement, car on voit mal comment une bande-son, artistiquement très travaillée, pourrait rejoindre et voisiner une bande-image quelconque, négligée dans sa réalisation. À l’inverse, on voit encore assez souvent de fort belles images –très élaborées– accompagnées d’un son manifestement minimaliste, sans conception particulière. Dans ce genre de films, on sent un déséquilibre : il y a beaucoup plus à voir qu’à écouter, même si le silence n’y est pas particulièrement honoré.
Pourquoi en effet composer chaque plan, sculpter chaque raccord, organiser ellipses et enchaînements, si dans le même temps on se contente d’enregistrer passivement et linéairement le son de la séquence, sans aucun travail de recomposition spatiale et temporelle, comme si l’on devait ignorer les possibilités de stratification, de mélange ou même d’extension off du sonore ?
A la recherche d’un traitement expressif des voix, des ambiances, des bruits et des musiques, certains cinéastes ont de fait osé, imaginé et mis en œuvre des formes sonores –locales ou globales– qui, se détournant du sacro saint son synchrone, ont tiré le film vers le poétique, vers de nouvelles rencontres entre sensations plurielles et signification accrue.
Membre de la rédaction de la revue depuis le début des années quatre vingt dix, j’ai maintes fois rêvé –et je n’étais pas le seul– d’un numéro entièrement dévolu au son, tout en redoutant les difficultés d’une telle entreprise. Des difficultés propres au domaine acoustique, qui, comme le domaine lumineux, ne se laisse pas si facilement théoriser, surtout quand on cherche à relire les pratiques de création, le cheminement de la décision artistique à travers les films.
Difficultés de rédaction, aussi, compte tenu de la dispersion des savoirs en la matière. Certains lecteurs, par ailleurs tout à fait capables de ressentir et savourer les sons d’un film, n’y connaissent rien en son, comme ils le disent eux-mêmes. Peut-être même en redoutent-ils l’approche… C’est tout simplement qu’il n’y a aucune pratique sociale courante concernant l’enregistrement et la diffusion du sonore. Qu’apprend-t-on sur le son en téléchargeant de la musique ou en recopiant un cédé ? Pas grand chose. C’est aussi que l’enseignement du son est quasi inexistant au lycée ou dans les universités : nos souvenirs d’élèves sont là pour en attester. Chacun entend, écoute, mais ne sait rien dire sur l’agencement des formes et des matériaux sonores : le lexique spontané reste très limité, sinon très affectif.
Certes, il y a l’enseignement de la musique et l’on ne peut que s’en réjouir. On y voit l’oreille se former et l’instrumentiste trouver les mots pour commenter son travail, plus en termes d’interprétation musicale, du reste, qu’en termes spécifiquement sonores. Mais cette pratique reste minoritaire, sans commune mesure avec la pratique de l’image, majoritaire : le dessin, la photo, la vidéo sont très répandus, entourés d’un vocabulaire parfois très technique, ce qui ne veut pas dire pour autant que la création y soit très avancée.
Sans doute nombreux sont les lecteurs de la revue, qui, bien que non praticiens, auront étudié la question auditive en multipliant l’écoute attentive au concert, au théâtre ou au cinéma, et en s’inspirant des rares ouvrages d’esthétique sonore. Mais comment intéresser les autres, ceux qui désirent réfléchir sur la création sonore dans le documentaire, ceux qui, documentaristes débutants ou en formation continue (tous les cinéastes, film après film, sont en formation continue !) désirent améliorer le son dans leurs films, sans passer par une réflexion qui viendrait surtout de la pratique ?
L’été dernier, l’opportunité s’est enfin présentée, quand Pascale Paulat et Christophe Postic ont invité Daniel Deshays à Lussas pour animer un séminaire sur Les territoires du sonore. Je connais Daniel depuis l’Université de Vincennes (en 1973) : il n’a cessé depuis cette époque, de pratiquer le son vivant –côté microphones, le son est toujours vivant !– soit au théâtre, soit en musique, soit au cinéma, cherchant à essayer, inventer, poétiser le son.
Devenu ingénieur du son, il a voulu assez vite s’affranchir de certaines conventions, d’une certaine doxa normative et paralysante, expérimenter à la marge, en se donnant en même temps l’exigence de comprendre le son –cette matière invisible et fugitive– de la théoriser même, à partir de ses diverses pratiques, ce qui est encore assez rare, dans le monde professionnel.
Et si l’on considérait le cinéma comme une gigantesque machine à faire entendre ? Une machine qui s’aiderait de l’image pour désigner et préciser l’écoute, une machine à dire le monde, conçue pour nous permettre de nous entendre ?
Le succès du séminaire d’août 2006 à Lussas a confirmé, s’il était nécessaire, le bien-fondé de la rencontre entre théorie et pratique. Dès lors, le numéro sur le son documentaire devenait possible grâce à cette importante contribution, que Daniel –je le remercie encore– a bien voulu retranscrire et mettre en forme pour la revue.
En parcourant près d’une quarantaine d’extraits, nous allons visiter la matière sonore des films pour y observer les modalités d’ancrage et de circulation des sons, du côté des voix, des sons, des ambiances et de la musique… Dans chacun de ces trois domaines, j’ai choisi de présenter des exemples qui permettent d’observer des états sonores simples, qui cependant présentent des qualités singulières. Nous allons considérer les raisons de telles singularités.
C’est donc à une exploration des possibles, tant au niveau de la conception, du tournage, du montage ou du mixage que Daniel Deshays nous convie, en s’appuyant sur les films particulièrement inventifs et réussis. Avec un invité : Nicolas Philibert.
Les autres contributeurs ne sont pas en reste. Certains, enseignants chercheurs, font dans la pédagogie, “Le chasseur de papillons et le calligraphe” (Christian Canonville), “Entendre, écouter, agir” (Claude Bailblé), ou dans l’analyse “A propos d’Humain, trop humain, de Louis Malle, entretien avec Jean Claude Laureux” (Nigwal, regroupement de chercheurs), en diversifiant les niveaux d’intervention. D’autres, praticiens, livrent leurs réflexions personnelles : “La chance de faire du son” (Pierre Oscar Lévy), “Le document sonore, du paysage au fait de société” (Francis Wargnier), “Ondes et non dits de bruits et de silence” (Thierry Nouel, sur Johan van der Keuken), “Le son, de l’écart à la trace” (Michel Fano), tandis que Marie José Mondzain, philosophe de l’image, nous propose sa réflexion sur l’image et le Verbe dans les films de Tarkovski, “Les sonorités du regard chez Tarkovski”.
Bien entendu, nombres de thèmes ne sont ici qu’à peine esquissés. Peut-être même sont-ils restés inaperçus. Sur la parole : qu’est-ce que parler veut dire, pour reprendre la formule de Pierre Bourdieu ? La voix : authenticité, inconscience, duplicité, etc. … Y a t-il une violence coercitive dans le positionnement des discours (l’interrogatoire, par exemple) ? Sur l’interview : comment préparer ou mener un entretien, d’un milieu social à un autre, comment arracher des mots au silence ou à la peur ?
L’imaginaire auditif se pose aussi comme gisement d’images mentales. Images surgies des dialogues, images issues de l’écran, images venues du off. L’audible, par ses figures énergétiques et temporelles, en sollicitant autrement la mémoire et la sensibilité, éveille des sensations connexes, des souvenirs et des projections que le visible sinon garderait en creux. Pour étendre ces interrogations, on se reportera volontiers au numéro tout récent –59/60– de la revue sœur Images documentaires, numéro également consacré au son.
Cette vingt et unième publication se veut aussi un hommage à la mémoire de ceux qui nous ont quitté ces mois derniers ou l’année passée, et qui ont tant œuvré pour l’existence intelligente et sensible du son dans le documentaire : Antoine Bonfanti, Serge Deraison, Jean Pierre Ruh.
Paris, juillet 2007
Publiée dans La Revue Documentaires n°21 – Le son documenté (page 5, 3e trimestre 2007)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.021.0005, accès libre)