Le Bien commun et d’autres films

Entretien avec Carole Poliquin

Comment en tant que cinéaste t’es-tu intéressée aux enjeux de la mondialisation ?

Il faut remonter loin. Je viens d’un milieu ouvrier, mon père était plombier dans une entreprise. On n’a pas vécu richement. Je pense que j’ai toujours été sensible à l’injustice sociale. Mes parents n’étaient pas militants du tout. Mon père était le genre d’ouvrier plutôt résigné à son sort. Je pensais : ce ne peut pas être comme ça, travailler toute sa vie pour ne rien avoir à la fin. Même s’il a réussi à acheter une maison, à devenir propriétaire.

Au cours de mes voyages, cet intérêt s’est affiné. J’ai vécu plusieurs années en Turquie, à Istanbul, où les inégalités sociales sont flagrantes. Il y a des inégalités sociales ici aussi mais je viens d’une petite ville où elles sont beaucoup moins criantes.

En Turquie, ce qui m’interpellait c’étaient ces adolescents de 15 ans avec un discours politique très construit. Avant, en 1974, j’avais traversé Europe et constaté la différence entre le discours politique du Québec et celui de la France. En Turquie j’ai rencontré à la fois une Française très politisée qui avait fait mai 68 et qui m’a aidé à construire une pensée, et celui qui allait devenir mon conjoint, un Turc très militant à l’époque.

On était marxistes-léninistes et on voulait changer le monde sur ces bases-là. Mais même dans les années quatre-vingt, après la débandade des groupuscules marxistes-léninistes, tout cet effondrement organisationnel n’a pas ébranlé ma conviction personnelle qu’il y avait un monde meilleur, un monde plus juste possible.

C’est aussi comme citoyenne face aux médias que je m’interrogeais. Quand je lis les journaux, j’ai l’impression qu’on ne comprend pas tout ce qui se passe autour de nous. Quand on écoute les infos à la télévision, on a des bribes d’information, des anecdotes, des événements isolés sans jamais remonter aux causes. Quel est cet engrenage qui fait qu’on arrive dans un monde avec plus de richesses et plus de pauvreté, tellement de choses à faire et tant de chômage ? J’avais un fort besoin de comprendre ce système, une curiosité générale, presque naïve, pour essayer de décrypter le monde, ce qui m’a amené à faire des films.

En Turquie, on filmait les grèves de la faim, les grèves ouvrières, les enterrements des victimes de l’extrême-droite. On témoignait de la violence, et non de la dictature parce que c’était entre deux coups d’état. Mais on ne creusait jamais, on n’allait pas voir derrière. On faisait des tracts militants filmés mais on ne comprenait que les mots d’ordre.

Le besoin de comprendre les informations qui annoncent l’inflation et l’augmentation des taux d’intérêt pour combattre cette inflation, le désir de savoir à qui cela profitait, m’ont conduite à lire des éditoriaux et des chroniques économiques. De même, pour faire Turbulences, je n’avais pas les bases universitaires pour comprendre les complexités économiques de la mondialisation, et donc j’ai suivi un cours d’économie accéléré.

Mais Turbulences, n’était pas le premier. Tu avais déjà fait un film sur la productivité.

J’ai fait un film sur la dénatalité en 1989. Pourquoi on ne fait plus d’enfants ? Les conclusions de ce film étaient que le travail prend de plus en plus d’espace parce qu’on y accorde plus d’importance mais surtout parce qu’on n’a plus le choix si on veut survivre. On travaille soit beaucoup, soit pas du tout. L’organisation du travail n’est pas faite en fonction des besoins des familles. Et puis, le besoin de s’affirmer, de se faire valoir par le travail et auprès de ses pairs était aussi un des éléments de réponse. La sphère familiale est moins valorisée socialement que la sphère professionnelle.

A partir de là, j’ai décidé de faire un film sur cette idée d’être le meilleur, le vainqueur, le premier, le plus rapide, etc. L’âge de la performance n’est pas un film sur la mondialisation mais un film qui réfléchit à un de ses aspects. Je faisais référence dans Le dernier enfant à ce concept de valorisation personnelle sur lequel s’appuie l’entreprise pour obtenir plus de productivité de ses employés. L’entreprise n’est plus cette entité qui disait : « vous êtes des bras, obéissez ! » Maintenant on fait appel à votre intelligence, à votre imagination, à votre créativité, et on vous presse d’être un entrepreneur à l’intérieur même de votre entreprise, une « intrapreneur ». On vous amène faire du rafting, du team building. L’entreprise s’intéresse à votre santé et instrumentalise ce besoin de dépassement, identifié comme un besoin psychologique fondamental. C’est le détournement de cette idée d’excellence et d’épanouissement que j’ai eu envie de mettre à l’écran et ses conséquences. On met les enfants au même régime avec des horaires extrêmement chargés, on les envoie dans des écoles spéciales pour qu’ils aient une « longueur d’avance ». On retrouve partout cette idée « d’avoir une longueur d’avance » sur les autres parce qu’ils vont être plus performants, et parce que ça va devenir de plus en plus difficile de tirer son épingle du jeu dans la société. Mais jamais on ne remet en question cet idéal de société. Les psychologues ont beaucoup utilisé ce film parce qu’il questionne le rôle du psychologue : est-ce qu’il est là pour réparer les pots cassés et renvoyer le cadre épuisé au front ? ou doit-il sonner l’alarme ? dire que ce qu’on est en train de faire faire aux sportifs, aux enfants, aux cadres, aux travailleurs, ce n’est pas humain ! Albert Jacquard demande dans le film : pourquoi, plutôt que de modifier génétiquement les humains pour qu’ils soient plus grands pour jouer au basket, on ne baisserait pas le panier ? Ce n’est pas directement la mondialisation, mais c’était une étape de ma recherche sur ce problème. Après je suis entrée dans un cycle sur l’économie mondiale avec Turbulences.

Ensuite vient L’emploi du temps, film sur le travail. J’ai choisi le point de vue d’un observateur du futur qui s’étonne de nous voir travailler quarante heures et vendre notre temps en échange d’un salaire. Le film remet en cause le temps passé au travail à des activités souvent non choisies et en désaccord avec nos principes. Il fait aussi le point sur certaines recherches d’alternatives. Au Danemark, les éboueurs ont décidé d’utiliser tous les programmes gouvernementaux, sans dépenser un sous de plus, pour réduire leur temps de travail à trois semaines sur quatre. Le système qu’ils avaient trouvé ne coûtait rien à personne, mais le patronat et le gouvernement ont trouvé que c’était trop dangereux et ils y ont mis fin.

Souvent, dans ce film-là, tu fais le rapport entre le temps du travail et le temps tout court, celui de la vie. Et le projet, l’espace, les finalités de la vie face à cette notion d’être productif pour le capital.

Ce sont mes préoccupations de citoyenne que j’ai envie de transmettre. Il y a un urgent besoin de débat. Il se passe peut-être dans certaines instances syndicales, et encore… les syndicats perdent leurs membres, parce que les jeunes les accusent de corporatismes et de ne pas s’intéresser au sort de ceux qui n’arrivent pas à accéder au marché de l’emploi. Une téléphoniste du Bell Canada dans L’emploi du temps dit qu’il faut revenir à ce qu’est un syndicat, et arrêter de se préoccuper uniquement de la convention collective pour faire les liens avec le capital, la mondialisation. C’est un débat qui commence à peine. Ce film a été utilisé par des syndicats et dans des mouvements associatifs, ce qui est assez étonnant parce qu’il est assez critique vis-à-vis de certaines pratiques syndicales, mais c’est le signe qu’un débat commence.

Et dans ton dernier film, il y a une sorte d’inversion marrante des choses entre le titre français et le titre anglais : Le bien commun d’un côté et La privatisation du monde de l’autre. Ce changement de perspective selon la langue est frappante.

En français, le titre a été pendant longtemps La privatisation du monde. Je voulais un titre du point de vue de l’homme d’affaires. Mais des gens autour de moi m’ont dit que le mot « privatisation » serait associé à la santé, aux domaines du social et pourrait prêter à confusion. Le bien commun seul m’embêtait parce que dans ce film c’est l’homme d’affaires qui se prend pour Dieu, qui est le nouveau Dieu, et qui s’approprie le premier jour l’eau, le deuxième jour les plantes, le troisième jour le génome humain… qui privatise. Il fait répondre aux lois du marché tout ce qui n’y répondait pas auparavant. C’est pour cela que j’ai ajouté Le bien commun : l’assaut final.

Par contre en anglais Bien commun n’avait pas de sens : The Common Good. Les gens disaient : ça sonne français, qu’est-ce que tu veux dire exactement ? Je trouvais ça intéressant que ce concept-là n’ait pas de traduction en anglais.

Et Les biens communs « common interest, public interest » traduisait pas l’ambiguité voulue, Le bien commun englobe les biens communs, « the Commons ». Quand j’ai voulu appeler ça The Commons, Privatisation of the Commons, les gens pensaient au House of Commons, le Parlement. C’est comme si le mot « Commons » qui faisait référence à l’origine aux terres collectives dans l’ère pré-industrielle en Angleterre, n’avait plus de sens. Finalement, je suis revenue au titre Privatising the world, et mon distributeur m’a proposé The Bottom Line, Privatising the World.

Ta méthode consiste à montrer les liens entre des choses, avec une attention particulière aux interviews de femmes, sur le terrain, que tu arrives à faire exister dans un milieu professionnel, et aux interviews d’experts filmés plus comme des têtes parlantes classiques. Il n’y a pas d’effort de mise en scène pour les experts, mais pour les gens engagés dans une lutte, il y a un effort de mise en perspective et de mise en scène. Comment as-tu développé cette méthode et à quel prix ?

On dit souvent que mes films sont ambitieux. Et, au début, j’avais des difficultés de financement parce que c’était « trop ambitieux », sous-entendu en plus : pour une femme. Cela n’a pas été dit devant moi, mais j’ai su qu’on en avait fait la remarque. Le sujet était ambitieux parce que partant de concepts. Souvent en documentaire, on traite un personnage ou un groupe d’individus reliés par une même situation, par un même lieu et sur une durée donnée. Ça fait de très bons films, mais ce n’est pas mon choix.

Vouloir comprendre le monde implique une variété de sujets avec un dénominateur commun qu’à la télévision on ne montre pas. Quand c’est thématique, on a quatre sujets différents autour d’un thème mais je reste toujours sur ma faim. Souvent d’ailleurs, ils s’arrêtent là où moi je commencerais. Combien de fois j’ai vu des films à la télé où le commentateur revient à la fin pour donner la conclusion et je me dis : tiens, c’est là où il faut commencer le film. La télévision s’arrête à l’anecdote.

C’est en essayant que j’ai trouvé ma méthode : trouver le lien dès le départ et le conceptualiser, l’illustrer, s’y tenir, y revenir constamment, pour qu’on ait l’impression que ce n’est pas un film qui part dans tous les sens pour raconter plein d’histoires différentes, mais que ce soit comme une flèche qu’on lance et qui ramasse tout sur son chemin. L’idée maîtresse doit traverser toutes les histoires. Cette méthode implique des frustrations parce que je tourne beaucoup. Avec le DAL à Paris par exemple, j’ai tourné 48 heures, 25 cassettes, et j’en ai gardé cinq minutes dans Turbulences. C’est pourquoi j’ai voulu à plusieurs reprises refaire des documentaires distincts sur un sujet.

Les femmes en Inde pourraient être un film aussi.

Il y a toujours un film qui m’attend. Peut-être maintenant suis-je mûre pour reprendre des éléments tournés il y a plusieurs années et en faire autre chose.

Quand tu interviewes des gens comme Petrella ou Rifkin, tu as des concepts mais après, pour incarner, visualiser ?

La difficulté est d’incarner l’idée dans de vrais personnages, cinématographiquement intéressants. Parfois j’ai dû sabrer certaines idées, dans Turbulences par exemple, parce que je n’avais pas d’illustration convaincante. J’avais l’idée de parler des privatisations dans le processus de mondialisation. Et j’ai des entrevues là-dessus. Mais je n’ai pas réussi à trouver d’histoire. Finalement, je l’ai écartée parce que d’une part, il y avait un sujet pour faire un film en lui-même, et d’autre part parce que je sentais que l’illustration n’était pas là. Je pense qu’il ne faut pas avoir peur, quand on fait des films à partir de concepts, d’éliminer des segments quand ils ne sont pas cinématographiques. Les réactions de mes amis à qui je présente le film à différentes étapes du montage sont importantes pour juger du degré d’émotion généré par chaque histoire.

Par exemple, pour Le bien commun, quel coût en termes de temps, et d’argent ?

Le bien commun m’a pris deux ans et demi, dont six mois en finissant le montage d’un autre film. En général, il faut compter deux ans et demi. Ce sont des films qui demandent une longue recherche pour maîtriser des concepts économiques qui ne me sont pas familiers. D’un film à l’autre, il y a une accumulation de connaissances qui me permet d’aller plus vite. Mais la recherche d’histoires prend beaucoup de temps. Un an pour faire le tour des livres, des contacts, un all pour choisir les histoires. Le montage prend du temps aussi, le lien n’est pas le fait d’une chronologie, il faut au moins quatre à cinq mois. Ce sont des films complexes et le montage est une étape que j’aime.

Tu es aussi productrice ou co-productrice. Pour un film comme Turbulences ou Le bien commun, quel est le budget ?

Presque 500 000 dollars canadiens, entre deux millions et deux millions et demi de francs. Ceci dit, il serait possible de faire un film sur la mondialisation à partir de la fermeture d’une usine ici à Montréal, mais ce n’est pas mon parti pris.

C’est un budget conséquent pour un documentaire. Ce qui exige aussi beaucoup de temps pour monter le projet, n’est-ce pas ?

Absolument, c’est beaucoup de travail. Mais ces films-là se portent bien au niveau des ventes. L’âge de la performance avait un aspect comique : des cadres suisses en train de faire du rafting, une petite fille américaine que sa mère instruit quasiment jour et nuit, selon les principes du « Better Baby Institute », des vaches qui meurent de stress, etc. Il y avait un ton humoristique. Donc le film a bien marché dans les festivals et à la télé. J’étais très inquiète pour Turbulences, que je pensais trop intellectuel, trop aride et qui pourtant a bien fonctionné. Je vends des centaines de copies par an depuis cinq ans.

Et comment vois-tu les problèmes aujourd’hui ?

Aujourd’hui, on élève des frontières pour barrer le mouvement des êtres humains, mais les inégalités s’accroissent. Plutôt que de s’y attaquer, plutôt que de dépenser de l’argent pour l’éducation, la santé, le logement ou le développement, si les gens se révoltent, résistent, et même comme aux États-Unis quand ils ne se révoltent pas, on assiste à l’établissement de pouvoirs répressifs, de prisons. Mon associé et moi tournons un film sur la criminalisation des luttes sociales et politiques comme les procès de José Bové. Ici à Montréal, on a arrêté l’ensemble des 400 manifestants qui protestaient contre la brutalité policière, toute la manifestation, pour attroupement illégal sur la voie publique. On assiste à une criminalisation des luttes, qui met en question le droit de manifester, d’exprimer sa dissidence. C’est grave. On se rapproche de la dictature, surtout depuis les attentats terroristes de New York et la manifestation de Seattle.


  • Le Bien commun
    2002 | 1h03
    Réalisation : Carole Poliquin
  • Turbulences
    1997 | 57’
    Réalisation : Carole Poliquin
    Production : Isaac Isitan, Nicole Lamothe, ISCA, ONF

Publiée dans La Revue Documentaires n°18 – Global/local, documentaires et mondialisation (page 95, 3e trimestre 2003)