Le bord d’une vie rêvée

Monique Peyrière, Christophe Postic

« D’une certaine façon, toute la lutte des classes telle que la classe dominante la mène est une lutte qui cherche systématiquement à rendre déserts tous les lieux de la rencontre 1. » À cette activité disjonctive que pointe Jacques Rancière dans les entretiens qui composent La méthode de l’égalité2, il oppose « ceux qui mettent en commun leur désir de vivre une autre vie […] ceux qui réalisent un certain type d’égalité en s’assemblant 3 ». C’est ainsi qu’il parle d’un « art de vivre » ou d’un « style de vie », ce à quoi l’avait rendu sensible l’enquête menée dans les archives des ouvriers saint-simoniens des années 1848, lorsqu’il écrivait La nuit des prolétaires4 : en rencontrant « ces gens qui se rendent capables de ce dont ils n’étaient pas capables, qui accomplissent une percée dans le mur du possible 5 », il avait trouvé ce qu’il nomme « un mouvement égalitaire 6 ».

À quoi ressemblerait l’art de vivre de ceux qui occupent aujourd’hui la place de ces prolétaires d’alors, lesquels ne se suffisaient d’aucune « identité », fût-elle « travailleuse » ou « populaire », préférant revendiquer l’accès au monde commun du langage et des mots, un droit au désir partagé de flânerie, de rêverie, dans la dynamique des rencontres avec le dissemblable ? Ce numéro de La Revue Documentaires est né en partie de l’insistance d’une telle question, en faisant le constat simple que la fabrication d’un film peut se vivre comme un moment où des personnes s’accordent en s’assemblant. Ce geste, ordinaire et familier au premier abord, semble aller de soi : le cinéma est l’« art collectif » de notre modernité. Pourtant dans tout tournage n’entre pas le souffle d’un mouvement, la potentialité d’une rencontre, celle qui délégitime les déserts programmés de l’entre-soi, l’isolement ultime dont parle Rancière.

Mais parfois, au cours d’un film, il se produit autre chose : des « mises en commun » se font entre personnes qui s’assemblent, entre ceux qui filment et ceux qui sont filmés. C’est ce que nous avons tenté d’explorer, en 2016, lors d’un atelier mené pendant les États généraux du film documentaire de Lussas intitulé « Les bonnes manières 7 ».

Dans la suite des réflexions issues de ce laboratoire nous avons souhaité, dans le cadre de ce numéro de La Revue Documentaires sur Le film comme forme de vie ?, approfondir ces questions qui, depuis Flaherty, traversent les pratiques du cinéma documentaire : qu’attendre d’un film fait « avec » les filmés ? Comment ceux-ci entrent-ils dans l’écriture d’un récit ? Comment certains films réalisés sur une longue période dans des situations complexes d’exclusion, de relégation, d’enfermement, accueillent-ils l’écriture fictionnelle ? Pour documenter ces moments qui déplacent les relations entre filmeurs et filmés nous sommes partis en enquête dans le but de collecter, modestement, le récit des moments qui trament le réel des rencontres, qui des vies donnent forme au film, trace d’une dynamique des formes de vie. Le film comme lieu d’un possible ?

Notre enquête rejoint par un bord celle menée par Franck Leibovici aux Laboratoires d’Aubervilliers 8, avec qui nous partageons, en la rapportant au film, l’idée « qu’une œuvre d’art ne se réduit pas à l’artefact exposé ; il faut […] prendre en compte les pratiques qui l’ont amenée à l’existence, les collectifs qui l’ont portée, les types de maintenance qu’elle nécessite, les ascèses qu’elle porte en elle, les conséquences publiques qu’elle engendrera 9 ». Comment décliner un tel ensemble hétéroclite ? Se résume-t-il au « contexte » qui entoure une œuvre ? Pas seulement. Il manque au contexte l’idée même d’un désir qui s’élabore pour faire vie et œuvre communes. C’est par cela que s’ouvre le présent numéro de La Revue Documentaires, sur ces bifurcations qui viennent perturber l’ordonnancement d’un scénario à réaliser, fût-il minimaliste. Quand des désirs se percutent pour emmener l’œuvre au plus près de son environnement immédiat, dans un présent qui découvre ses potentialités par l’abandon volontaire de ses finalités premières. Le film se mue alors en geste artistique capable d’inventer une sorte d’écosystème en mouvement.

Ainsi notre recherche prend pour témoins des cinéastes et leurs acteurs, auxquels nous avons proposé de documenter ces moments expérimentés par eux où l’idée d’un film objectif s’éloigne pour laisser place à une pragmatique : celle des vies à l’œuvre, en accord avec l’expérience en cours. L’ensemble des textes récoltés, dans leur diversité et leur singularité, aide à mieux comprendre comment les films se débrouillent avec les vies. On retient l’idée d’une double expérimentation, l’une qui se déroule « dans » le projet du film en train de se faire, l’autre, dans le même temps, « dans » son hors-champ. N’est-ce pas ce à quoi Gilles Deleuze prêtait attention quand citant John Cassavetes, il écrivait : « Ce qui fait partie du film c’est de s’intéresser aux gens plus qu’au film, aux « problèmes humains » plus qu’aux « problèmes de mise en scène », pour que les gens ne passent pas du côté de la caméra sans que la caméra ne soit passée du côté des gens 10 ? » Comme si un film devait se tendre entre deux propositions à mener de front : celle de décrire les vies sans leur imposer une forme qui leur préexiste, et conjointement, celle de tenir ces vies suffisamment à distance pour que les corps désirent se soulever, pour qu’une pensée s’élabore, qu’une critique se formule. L’idée d’un film à écrire au futur antérieur : alors un geste aura eu lieu. Est-ce cela donner forme au possible ?

« Le cinéma ramène les images dans la patrie du geste […] il est le rêve d’un geste. Introduire en ce rêve l’élément du réveil, telle est la tâche du cinéaste 11 », écrit Giorgio Agamben dans Moyens sans fins, notes sur la politique. Tous ceux qui peuplent les films documentés dans ce numéro nous apparaissent à nous lecteurs, et auparavant spectateurs de ces films, mus par ce mouvement de réveil dont parle Agamben. Vies qui semblent sortir d’une image pour entrer dans une forme, pour l’habiter fugitivement en la partageant avec ceux qui filment et ceux qui regardent le film. C’est ainsi que nous comprenons ce que Gilles Deleuze nomme la fonction de fabulation de certains films, ce à quoi nous prêtons une attention particulière depuis ce moment déclencheur de notre recherche que fut l’atelier tenu en 2015 lors du festival des États généraux du film documentaire de Lussas, intitulé précisément « La fable documentaire ».

C’est l’autre bord de notre enquête : faire ce que l’on ne se savait pas capable de faire c’est aussi retrouver le goût du déguisement, du masque, celui de faire « son » cinéma, avec les autres, comme cela chante. Puissance de la fabulation. Les films dont se fait l’écho ce numéro se tiennent ainsi au plus près des vies ordinaires, au moment où elles s’emparent du cinéma pour tenter de décoller des contraintes du monde et dans cet écart ainsi construit trouver matière à rébellion, mise en mouvement d’une vie, acte premier du cinéma. Trouver, montrer le baroque des vies. Vies qui s’entrechoquent dans le respect des secrets des existences fragiles et vulnérables. Égalité visée des vies capable de délier les corps corsetés dans des images déjà excessives, pour laisser place au jeu, avec soi, avec le monde. C’est peut-être cela filmer l’intime : documenter les bords de la vie rêvée. Pour quelles conséquences ?

Que cherchent ces films qui se détournent des attendus d’un cinéma qui se projette fini avant même le film commencé ? Ceux qui sont évoqués dans ce numéro se fabriquent au présent, dans l’incertitude d’un accord aléatoire entre filmeurs et filmés, donné jour après jour. Ils font une force du doute qui construit la confiance et qui relance le désir d’un film à faire. Ces films cherchent ailleurs. À montrer des formes de vie assumées, à les réfléchir, à en détourner les images, à désynchroniser les sons, à les réutiliser, à les citer, à les reprendre encore, en les déplaçant. Ils abordent les rives de la « figure », celle qu’évoque Jacques Rancière à propos de Le Lento, personnage du film En avant jeunesse de Pedro Costa : « Il n’est plus ni un personnage de documentaire suivi dans le quotidien de son activité, ni un personnage de fiction mais une pure figure née de l’annulation même de cette opposition qui scinde l’humanité en espèces différentes 12. » Films qui démultiplient l’expérience de l’engagement en se construisant dans l’après-coup de l’événement, dans la patience à rendre le monde, peut-être, plus habitable. Un cinéma de l’essai qui a pour ambition d’accroître la conscience de ce qui se débat, de documenter ce qui fait lien entre les êtres et entre les choses, de faire du film en cours une extension du domaine de la vie, sans fin et sans finalité.


  1. Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Bayard Editions, 2012, p 200.
  2. Jacques Rancière, op.cit.
  3. Jacques Rancière, op.cit., p 207.
  4. Jacques Rancière, La nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier, Fayard, 1981.
  5. Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, op.cit., p 207.
  6. Jacques Rancière, op.cit.
  7. Le titre « Les bonnes manières » nous a été inspiré par des mots de Jean Oury, qui disaient l’importance de la manière de dire, plus que de la chose dite.
  8. Franck Leibovici, (des formes de vie), une écologie des pratiques artistiques, Laboratoires d’Aubervilliers et Questions Théoriques, Paris, 2011-2012.
  9. Franck Leibovici, Préface, « Une écologie de l’enquête – ou une forme de vie », in Howard S. Becker et Robert Faulkner, Thinking Together. An E-mail Exchange and All That Jazz, Paris, Les Laboratoires d’Aubervilliers et Questions théoriques, 2013, p 9.
  10. Gilles Deleuze, L’Image-temps. Cinéma 2, Éditions de minuit, p 201.
  11. Giorgio Agamben, Moyens sans fins, notes sur la politique, Payot et Rivages, 1995, p 67.
  12. Jacques Rancière, Les écarts du cinéma, La fabrique éditions, 2011, p 152.

Publiée dans La Revue Documentaires n°29 – Le film comme forme de vie ? (page 7, Août 2018)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.029.0007, accès libre)