Le chômage n’est pas une fatalité ?

Les bonnes recettes d'Arte


Catherine Pozzo di Borgo

L’avènement d’Arte a été salué, on s’en souvient peut-être, comme une bouffée d’oxygène dans un paysage audiovisuel chaque jour plus insipide. Enfin une chaîne de service public qui osait aborder des sujets de société et en faire une analyse critique. L’embellie n’a été que de courte durée. La chaîne s’est progressivement glissée dans le moule consensuel et nous sert volontiers des plats à la sauce néo-libérale. J’en prendrai pour exemple une soirée thématique proposée récemment sous le titre pour le moins intrigant : Le chômage n’est pas une fatalité. J’étais d’autant plus curieuse de regarder cette émission que j’ai moi-même réalisé, il y a deux ans, un film documentaire sur le chômage, un film qu’Arte a refusé une première fois sur projet et une seconde fois après visionnage. Ce refus m’avait semblé d’autant plus surprenant que Chômage et précarité — l’Europe vue d’en bas est une étude comparative menée dans quatre pays européens. Un projet taillé sur mesure pour une chaîne à vocation européenne, me semblait-il. J’avais tort. D’après les échos que j’ai pu avoir, mon angle d’approche était bien trop négatif. Mais comment pouvait-il en être autrement sur un tel sujet ? Pour faire ce film, en documentariste consciencieuse, j’ai longuement sillonné la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Belgique, j’ai rencontré des centaines de chômeurs, d’assistantes sociales et de formateurs et j’ai fidèlement enregistré leurs propos. Rien dans ce que j’ai pu entendre ou observer n’incitait à l’optimisme. Je suis rentrée de ces longs repérages avec l’impression qu’un rouleau compresseur traversait lentement nos pays, écrasant toujours un peu plus les plus démunis, réduisant partout les aides sociales, menaçant les retraites et les systèmes de santé, allant même jusqu’à toucher ce qu’on appelle les classes moyennes, désormais elles aussi menacées par le chômage, la précarité et des salaires sans cesse à la baisse.

J’ai donc regardé l’émission d’Arte avec beaucoup de curiosité. Daniel Leconte, le présentateur, y donne tout de suite le ton, n’hésitant pas à utiliser les mots qui frappent : « Faut-il se résigner à des sociétés ravagées par le chômage et condamnées à vivre dans la peur du lendemain ? » demande-t-il en préambule. « Faut-il au contraire tout faire pour combattre le chômage et recoller au peloton de tête des pays qui veulent tenir leur rang dans le concert des nations ? » Avec 10 % de chômage, poursuit-il, « la France et l’Allemagne sont dans le rouge. La Grande-Bretagne, l’Irlande et les pays scandinaves, avec moins de 5 %, sont sortis d’affaire. Aujourd’hui, ils nous montrent la voie ». Nous allons voir comment.

La démonstration se fait en deux temps. Dans un premier film, Lorraine, cœur brisé, nous sommes conviés à examiner le cas de Longwy, ancien poumon de la sidérurgie, aujourd’hui sinistré. On nous montre, documents à l’appui, comment pendant de nombreuses années, l’État français a maintenu les hauts-fourneaux sous perfusion avant de jeter l’éponge malgré une mobilisation syndicale sans précédent, comment il a tenté de redynamiser le bassin en implantant, à coup de subventions très généreuses, des entreprises d’électroménager qui, une fois la manne étatique tarie, ont délocalisé vers des cieux plus propices et comment la triste réputation de Longwy-la-Rouge — et une union locale CGT particulièrement radicale — a découragé toute nouvelle tentative d’implantation. En bref, si Longwy connaît aujourd’hui un des taux de chômage les plus élevés de France, c’est parce que « l’État a cru pouvoir développer des emplois durables à coup de subventions » et parce que les exigences syndicales étaient trop élevées. Résultat, les habitants de Longwy vont travailler aujourd’hui au Luxembourg voisin où les charges sociales sont infimes, le droit du travail considérablement allégé et où, en conséquence, les entreprises embauchent facilement.

Ce qui nous amène au second film de la soirée, Un nouveau monde arrive. Nous sommes à Leeds, dans le Yorkshire, en Grande-Bretagne. Là, ce sont les mines de charbon qui ont longtemps fait la prospérité de la région. La crise commence en 1976, deux ans avant Longwy. Margaret Thatcher, la Dame de fer, partisane convaincue d’un libéralisme pur et dur, est aux manettes. Son objectif : casser le syndicat des mineurs. Elle y parviendra en 1984 après une année de grève dure, une répression policière féroce et une dizaine de morts. Au terme de cette année terrible, les mineurs s’avouent vaincus, l’État se désengage totalement et l’économie locale s’effondre.

La région mettra dix ans à s’en remettre. Mais, nous dit le commentaire, « les effets bénéfiques de la politique Thatcher vont finalement se faire sentir ». Des entreprises de haute technologie, britanniques et étrangères, s’installent en masse, créant des milliers d’emplois. Le chômage baisse, les commerces rouvrent leurs portes. La recette est simple. La dérégulation du travail est désormais la règle. Flexibilité, faibles charges sociales, diminution des protections sociales, abaissement des salaires, tout est là pour inciter les entreprises à venir s’installer au Yorkshire et à embaucher. Nous voyons un ancien mineur reconverti à des travaux de dépollution. « À la mine, dit-il, je travaillais sept heures par jour. Aujourd’hui, je travaille douze heures, parfois sept jours par semaine et je gagne beaucoup moins qu’avant. Mais il faut s’adapter. Ça vaut mieux que d’être au chômage ! » Et le commentateur de conclure : « L’État providence, c’est fini. C’est désormais à chacun de prendre son destin en main ».

Comme le dit bien le titre du film, « un nouveau monde arrive » ! Ce n’est certainement pas celui dont nos grands-parents avaient rêvé pour nous, eux qui se sont tant battu pour obtenir de vivre correctement de leur travail. Mais pour Arte, la démonstration est faite. Il faut définitivement abandonner toute notion de lutte de classes. Vive le tout libéral ! Certes, ni Arte, ni nos gouvernants, dont la chaîne sait si bien se faire l’écho, n’ont encore gagné la partie. Le « non » à la Constitution européenne, le retrait du CPE, les émeutes dans les banlieues, sont autant d’indices que les Français ne sont pas encore prêts à accepter cette politique de régression sociale. Mais pour combien de temps ?



Publiée dans La Revue Documentaires n°20 – Sans exception… culturelle (page 113, 3e trimestre 2006)