Claude Bailblé, Thierry Nouel
Avec « filmer seul-e », nous nous proposons d’interroger un type de regard et d’écoute de plus en plus pratiqué, et qui bouscule non seulement le documentaire, mais aussi bien tous les gestes filmiques. D’entrée de jeu, il nous est apparu que « filmeuses-filmeurs en solo » étaient opérationnels depuis longtemps, explorant largement les sphères de l’intime, de l’ethno-sociologique, de l’expérimental, du social et du politique, tout en ouvrant l’art cinématographique à de nouvelles expressions. Ces cinéastes-vidéastes ont en effet choisi de défricher – à bonne distance des règles, contraintes et pressions – et d’inventer de nouveaux dispositifs, avec des démarches personnelles et originales, faisant souvent fi d’une possible notoriété. Cette position de solitude et cette approche singulière de la réalité, face à l’autre ou à l’événement quasi sans protection, conduisent à se confronter intensément à la fois au monde et à soi-même, à naviguer entre l’instant et la durée, et finalement à refonder plus égalitairement la relation entre filmeur, filmé et spectateur.
Il y a vingt ans, l’un des ateliers organisé par Addoc et les États Généraux de Lussas s’intitulait « Filmer seul » 1. On ne peut que constater, en relisant les propos échangés, combien la situation a évolué : ce qui animait alors les débats était la double préoccupation du maintien d’une « grammaire » cinématographique et d’une « haute qualité » technique. Il fallait assurer la perpétuation des « métiers », affirmer qu’on faisait encore du « cinéma » même en sub standard 16 mm ou en vidéo HI-8.
Cette exigence de ne pas « dégrader » un art est certes toujours présente, mais d’autres questions se posent aujourd’hui, notamment du fait qu’on peut filmer seul-e et léger presque partout, comme on veut, et quasiment tout le temps. Les impératifs techniques, d’écriture préalable ou de filmer « comme il faut », ne servent plus de critères sélectifs. Plus nécessaire d’être passé par les bancs d’une école ou de suivre des règles normatives pour « entrer en cinéma » ; et l’on peut diffuser sans que la technologie légère soit une barrière. C’est en fin de parcours que fréquemment certains gardiens du temple veillent, lorsqu’une trop grande prise de liberté menace le formatage des cerveaux ou même – dans certains pays – la raison d’État.
Les problèmes qui se posent au documentariste – ou à l’artiste visuel et sonore, comme finalement à tout un chacun – sont autres que ceux structurés par un cinéma « d’équipe » : notamment répondre à l’intuition de l’instant, filmer sans délai, s’accorder à la vitesse de la réalité ou aux lenteurs de la contemplation, avancer conjointement dans l’improvisation et la création réfléchie. C’est pour échapper à des structures de production et de diffusion modelées pour un art trop lourd, commercial ou de masse, mettant les auteurs de plus en plus sous contrôle, que filmeuses et filmeurs solitaires ont pris leur envol.
Alors qui sont-ils ? C’est ce que nous avons voulu tenter de saisir.
Et c’est la raison de l’envoi d’un questionnaire. Impossible d’être exhaustif, mais nous avons souhaité franchir les frontières (genres, générations, pays, ou types de filmage). 2 Ce qui frappe, c’est la foisonnante diversité des réponses. Récit d’apprentissage, situations, parcours, expériences, méthodes : quel éventail ! Que de façons de faire aboutir un film en solo ! Que de questions et de réflexions nouvelles ! Oui, l’on « part » filmer seul-e, et c’est un voyage ; chacun-e avec son bagage, choisissant son matériel, planifiant (ou pas) son chemin et ses rencontres, se fiant au hasard ou peaufinant ses stratégies. Chacun-e y a organisé son « propre cinéma », et en ressort avec ses trouvailles, ses difficultés ou ses jouissances, parfois indicibles.
On s’aperçoit finalement que cette thématique du « filmer seul-e » a été si peu étudiée que toute interrogation en devient insolite : les opérateurs Lumière étaient-ils seuls? Pourquoi a-t-on « oublié » l’histoire de la vidéo légère ? D’où vient cette ignorance de l’École de Boston en France ? Est-ce parce qu’Hu Jié démonte le système chinois qu’il reste méconnu? Comment passer du « double system » au « single system » ? Pour filmer l’Afrique, ne faut-il pas « tomber du ciel » ? Seul, doit-on être moins équipé ou plus performant ?
Et puis les tragiques évènements récents nous confrontent à un autre développement de ce « filmer seul-e » avec des vidéos bouleversantes, mais aussi à un étrange et plutôt sombre trafic de « films-téléphone ». Nous n’en avons pas fait mention, car c’est l’autre borne que nous avions fixée à ce numéro : s’il y a une industrie puissante… et pesante, fourmillent maintenant des « visuels » en tous genres. Dans ce flux, le « film » – à la sortie latérale du Bataclan – du journaliste du Monde Daniel Psenny (témoin, puis victime d’un tir en portant secours à un blessé) fera probablement date, alors que les ventes à la sauvette de « vidéos » aux chaînes de télévision (lors de l’assaut de la police à Saint-Denis) signalent que jouer au filmeur solitaire peut aussi engendrer un juteux « business ». La technologie des appareils a grandement évolué, facilitant et modifiant le travail des artistes, en solo ou pas. Mais peut-on pour autant qualifier tous les détenteurs de caméscopes et de téléphones portables de « nouveaux cinéastes » ?
C’est entre ces deux univers, où filmeuses et filmeurs se risquent seul-e-s, que nous avons posé notre regard.
- Addoc, Cinéma documentaire. Manière de faire, formes de pensée, Addoc / Yellow Now – Côté cinéma, 2002.
- Nous n’avons pas toujours obtenu de réponses : soit de cinéastes trop occupés, soit que les filmeurs étaient trop «distants» (en Italie, au Portugal, en Espagne, en Iran), et ce, malgré notre insistance.
Publiée dans La Revue Documentaires n°26-27 – Filmer seul-e (page 11, 2e trimestre 2016)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.026.0011, accès libre)