Stephane Diss
J’ai une mauvaise mentalité mais je me soigne. La preuve: j’ai plaqué les genres vénaux dans lesquels j’ai prospéré parce que personne ne pensait qu’ils avaient besoin du suffixe « cinéma ». Bref, j’arrête la pub-indus, sacrifice dont seul mon banquier saurait apprécier le courage à sa juste valeur – et je me dis comme ça « faisons du cinéma ! » Et toc : j’incube mon premier projet documentaire que je tourne aussi sec dans les deux ans et six mois. C’est après que ça se gâte. Avant d’y retrouver mon latin, j’ai beaucoup tourné (en rond). Il faudra que le responsable de la chaîne me trépane pour que j’accouche de 19′. Aujourd’hui, si mon bébé est petit, il est bien formé et je ne désespère pas de le voir traverser l’écran tout seul, chose quasi-inespérée quand on sait la gravité de la trisomie qui l’accablait. D’ailleurs je prépare une nouvelle grossesse et je me surprends à rêver que… mais je m’égare. Tout ça pour dire que lors des journées portes ouvertes de l’hôpital Beaubourg, j’en ai vu plein de ces petits malformés. Spectateur impuissant, je suis resté à leur chevet dans les conditions les plus erratiques: stoïque dans les fauteuils spartiates des salles communes où ils s’entassaient sur les téléviseurs (mon petiot en vidéo était de ceux-là), serein dans les services luxueux dont le moelleux des fauteuils pouvait servir d’issue de secours au cas où le cauchemar s’égarerait sur l’écran.
Quand soudain… Je jubile, je viens de trouver 500 m2 avenue Foch pour 250 F par trimestre : (Rassurez-vous, c’est une image). Un montage, un rythme, une ligne narrative, une dramaturgie, un univers sonore, des cadres, une écriture, une histoire. Une vision. Je me sens tout bizarre: je m’émotionne : au lieu qu’une voix off m’explique ce qu’on ne me montre pas, l’image me dit ce que les mots ne peuvent pas exprimer. A la place d’un cours (d’un devoir ?), on m’offre un film. Mais c’est bien sûr ! Ce truc, là sur la toile, c’est du cinéma ! Du vrai, du beau, du celui qu’on en parle si souvent mais qu’on voit si rarement 1. Trop tard ! Les couloirs ruminaient déjà leurs rumeurs: Entendu ici : « Malade, sans avenir… » Et là : « Tel SAMU : plus de fric donc plus de co-production… » C’est clair comme un écran au milieu d’une salle de projection : le documentaire se meurt. Va-t-on le débrancher ? Faudra-t-il que je retourne à mes activités vénales ? Non, pitié. Que faire ? Vite une idée ! Et si on profitait de l’absence de public pour l’achever sans témoins ? Avec l’argent économisé on pourrait supprimer le qualificatif « documentaire », avec la patience épargnée on regagnerait des spectateurs (et des banquiers). Je vous avais prévenu: quand on a une sale mentalité… Vive le cinéma ! (documentaire…)
Stephane Diss est l’auteur de Darshan, sélectionné dans le Panorama des films français.
- Pour les noms et les adresses de ces films – il y en avait quand même quelques- uns – je ne saurais trop vous encourager à relire le journal du festival : Frédéric Sabouraud répond brillamment à toutes les questions.
Publiée dans Documentaires n°3 (page 16, Juin 1991)