Le documentaire à l’épreuve de sa diffusion

Claude Bailblé

Le documentaire est-il un genre second, un spectacle suffisamment ennuyeux pour décourager l’amateur de cinéma et de divertissement, ou au contraire un objet culturel trop impliquant, ou alors plus simplement une production journalistique améliorée, destinée à un public minoritaire et averti, scrutateur nocturne des réalités diurnes ?

Il semblerait que l’audimat réponde déjà clairement à ces questions, si l’on veut bien examiner l’heure souvent tardive des diffusions. De fait, le téléspectateur est placé devant une programmation horaire très contraignante, tandis que sa demande de loisirs est déterminée à la fois par ses conditions de travail (la fatigue du soir) et par ses aspirations sociales, son inscription (active ou passive) dans la société. En outre, la production d’un documentaire est le plus souvent économe, et donc sans rapport avec le travail prolongé de scénarisation qu’exige une telle entreprise. La mise en scène, pour les mêmes raisons, se restreint assez souvent au minimum, en sorte que le téléspectateur, aussi motivé soit-il, est parfois tenté par le zapping. L’audience décroche et se reporte sur l’instant vers des produits visuellement plus attrayants. N’est-il pas temps de revaloriser le travail des documentaristes, tout à la fois penseurs et médiateurs sensibles des enjeux contemporains ?

Le documentaire est désormais télévisuel; il s’insère dans les grilles de programmes tandis que les salles de cinéma l’ignorent à peu près totalement. Cependant, cette insertion reste limitée notamment sur les chaînes hertziennes, les plus regardées. Le journalisme, le magazine y dominent, semble-t-il, spectaculairement, sur le mode de la vitesse et de l’enchaînement. La betacam et le satellite ont en effet transformé la vieille « histoire-géo » en une moderne « géo-vision » ubiquitaire et instantanée, en une sorte de live planétaire. Le spectacle, accessible en temps réel, ne manquerait ni d’images piquantes, ni de commentaires percutés, mais voilà: il est pressé, car toujours menacé par l’imminence d’autres images venues du vaste monde, sinon bousculé par un temps d’antenne limité qui empêche toute explication prolongée. On a ses horaires à respecter, sa grille de programmes à ménager, l’actualité complète du jour à développer. Et peut-être aussi une conception du journalisme à imposer, conception fondée sur l’ostentation répétée du désordre, sur le déferlement quotidien des dangers proches ou lointains, source de la demande sécuritaire.

Dès lors, la capacité du spectateur à absorber et interpréter les faits contemporains est mise à mal par le flux incessant d’images violentes, trop brièvement commentées. L’information, aux prises avec la perpétuelle mutation des apparences, amène à la saturation, au non-regard, à l’impossibilité de penser. Le tempo est trop vif, le commentaire trop dicté, l’enchaînement trop rapide 1. Ce ne sont pourtant pas les heures d’antenne qui manquent ! Ni même les créneaux affectés quotidiennement à l’actualité… Rien n’y fait : les nouvelles se télescopent, emplissant l’œil, plissant les fronts, sans transition. Le monde serait comme une violente bande dessinée, faite de bruit et de fureur, dénuée de signification, désespérante de la folie des hommes. À la longue, le spectateur renonce à déchiffrer l’énigme et finit par donner plus d’importance à l’avalanche des images qu’à l’explication approfondie des faits. En marquant ainsi son emprise, le pouvoir médiatique retire au « citoyen » la possibilité de comprendre le monde et de participer lucidement à la vie démocratique. À l’évidence, la réflexion diversifiée, patiente et sensible se fait rare. La diffusion du documentaire devrait donc apparaître aujourd’hui plus que jamais nécessaire, compte tenu du déficit culturel ambiant, encore assombri par les perspectives du Gatt.

C’est que le documentaire va au-delà de l’actualité quotidienne, hebdomadaire ou mensuelle. Il se différencie en cela du journal télévisé, lequel prétend montrer « l’histoire en direct » , en train de se faire, mêlant images fortes et commentaires calibrés, accrochant une cascade d’événements spectaculaires et violents, « comme si le spectacle des infractions tenait lieu d’information. » 2

… Le spectacle du lendemain, tout aussi dramatisé, semble avoir oublié celui de la veille, en sorte qu’une actualité nouvelle se « rallume » chaque soir, quand les humains, involontairement amnésiques, se préparent à dîner. Les téléspectateurs découvrent alors le menu du soir au moment où on le sert: images terribles, paroxystiques, palpitantes… Chacun assiste aux malheurs du monde (vision panoptique) sans éclaboussures (c’est une télévision) mais non sans malice, bien à l’abri, comme autrefois dans les arènes. Les reportages se succèdent, quelques reporters parfois décèdent. Mais le spectacle continue, de plain-pied sur la fureur planétaire. Paraboles et satellites: le ciel technologique a vue sur l’enfer.

Le documentaire se distingue aussi du magazine, très marqué par l’actualité factuelle, la visibilité événementielle. Même si les reportages y sont plus réfléchis (moins pressés), ils se restreignent par leur durée (de fabrication comme de diffusion) à une réalité localisée dans le temps ou l’espace, en rapport avec les problèmes du moment. L’investigation doit être rapide, et le montage exclut l’explication prolongée. Il faut tenir le spectateur en haleine pour éviter qu’il ne zappe, ce qui ferait perdre des parts de marché. En outre, la sélection des sujets, l’amplification de certains d’entre eux, l’omission de quelques autres, finit par constituer une réalité où le faux surgit par artefact du vrai. Cela engage la responsabilité des commanditaires, plus encore que celle des journalistes-vidéastes.

« Car le véritable pouvoir des organes de presse ne réside pas dans ce qu’ils montrent, parfois avec ostentation, mais dans ce qu’ils cachent, en censurant et frappant d’interdiction les sujets qui ne conviennent pas ou qui pourraient nuire à leurs intérêts », écrit en substance Paul Virilio, qui ajoute : « Le quatrième pouvoir peut mentir par omission, car il est capable de fonctionner en dehors de tout contrôle démocratique efficace… Il est hors la loi ou au-dessus des lois. » 3

En fait, le documentaire ne se rattache guère au journalisme de masse, organisé comme un bulletin météo: on y constate l’humeur changeante du temps (de l’actualité), le mouvement des mauvais cyclones et des bons anticyclones (des forces amies ou ennemies), mais qui y peut quelque chose ? Tout est tellement imprévisible ! La pluie et le vent (la rafale des nouvelles, le brouillard des réalités) imposent leurs inconvénients. On ne peut que s’abriter ou alors s’en protéger. Le film documentaire est certainement tout, sauf « météorologique » : il présuppose une conscience des enjeux et donc une délimitation d’un sujet, et ce faisant, une investigation prolongée; il s’ensuit une scénarisation, une organisation inventive de l’exposé, adaptée à la chaîne des causalités qu’il s’agit précisément d’élucider, en dépassement de la simple saisie événementielle. L’événement n’est souvent que le moment d’un processus plus complexe, le signe d’une réalité sous-jacente. L’image ne saurait être alors seulement descriptive: elle doit faire émerger du non-visible dans le visible.

De la même façon, le montage ne saurait se cantonner au déroulement linéaire des faits: par ses rapprochements inattendus, ses enchaînements novateurs, le montage fait surgir de nouvelles relations, une réalité insoupçonnée. En somme, le documentariste aborde les enjeux de l’époque en déplaçant les questions habituelles du journalisme, en les resituant dans une perspective moins immédiatement polémique, plus durable, plus résistante, plus transversale.

Le documentaire œuvre ainsi à la compréhension des problèmes contemporains, mais sans les couper des antécédents historiques, des données fondamentales, du contexte économique et social. Cependant, le documentariste n’échappe pas à l’ignorance, à l’incomplétude des savoirs partiels et instables, pas plus qu’aux représentations déjà constituées chez les spectateurs. Le cinéaste affronte donc ces limites, constitue ses hypothèses de travail, dépasse les connaissances acquises et trouve finalement l’expression poétique par un mouvement émotionnel accordé à sa pensée. Le film documentaire s’inscrit ainsi dans le champ artistique et permet au « citoyen » de se joindre intelligemment à la vie culturelle.

Ces enjeux ne sont, bien entendu, pas nouveaux. Mais le contexte actuel (la récession économique, une certaine passivité morose) ne fait que les renforcer. Le point de vue documenté, l’explication diversifiée manquent cruellement à la télévision. Le débat démocratique est souvent mis en scène dans des agoras où des invités très nombreux et bien choisis s’affrontent en quelques mots rapides – mais en multiplex – depuis les quatre coins du monde. La vie politique est devenue un spectacle permanent, livré à domicile. « Gouverner, c’est paraître ! » Beaucoup de spectateurs ressentent alors l’isolement social, la peur du chômage, l’impouvoir devant la crise. Bourrés d’images et de belles phrases, mais démobilisés et sans possibilité de répondre, ils mesurent à la fois la distance et la puissance du spectacle « démocratique ».

Pourtant, on vous dira que l’audimat est le véritable maître du jeu, que par ailleurs le téléspectateur parait s’accommoder assez bien de la grille des programmes, même si la production audiovisuelle diminue en qualité et en diversité. De fait, le déficit culturel s’accentue (vers le pire ?) de sorte qu’on ne peut que questionner – une fois de plus – cet état des lieux…

L’audimat

Trois discours caractérisent habituellement l’audimat :

Le plus souvent, on dit qu’il est le grand moyen démocratique de réguler les programmes et de les adapter parfaitement aux souhaits du public: à chaque fois qu’une émission ne convient plus, qu’elle ne semble plus recueillir un nombre suffisant de téléspectateurs, on va en étudier une autre mieux adaptée à la demande exprimée.

Ce premier discours, assez officiel, est formellement défendable: on cherche à s’aligner sur le « goût » ou les « désirs » des différents publics, à inventer une programmation plus conforme aux vœux des téléspectateurs… Pourtant, le téléspectateur zappe, hésite, revient, parcourt la grille et effectue son choix, lequel se transforme parfois en bruit de fond visuel et sonore, vaguement apprécié. 4

Faute de lieux pour discuter, approfondir, élaborer ou finaliser une programmation, l’auditeur isolé se contente de la sélection terminale, quand les programmes abordent son tuner. Il est peut-être un peu tard !

L’audimat mesure l’offre des chaînes et non la demande des publics.

Un deuxième discours, plus critique, s’avance: si d’habitude la concurrence améliore la qualité des produits, comment se fait-il qu’ici la compétition entre chaînes (qu’elles soient publiques ou privées) conduise à un panel d’émissions aussi facilement médiocre, aussi éloigné des réalisations du cinéma ?

Des téléspectateurs s’insurgent contre la détérioration des programmes, des cinéphiles pestent contre le saucissonnage des films, d’autres déplorent l’invasion de la « sous-culture » dite de prime-time. Entre des émissions de remplissage dûment calibrées, émergent des îlots paradisiaques, des salves publicitaires plutôt bien faites mais malheureusement répétitives et finalement lassantes… Certains se demandent enfin pourquoi les bonnes émissions sont si souvent programmées à des heures si tardives…

Toutes ces critiques finissent par bousculer l’audimat: comment la programmation a-t-elle pu en arriver là, alors qu’elle est supposée suivre pas à pas les choix des téléspectateurs ?

« Les gens sont des veaux, ils n’ont que ce qu’ils méritent » hasardent les cyniques… « Pas du tout, rétorquent les professionnels, nous sommes tenus à faire de l’audience, alors nous ratissons le plus large possible, exactement comme les autres chaînes. »

Autrement dit, ce n’est plus le public qui capte la télé, mais c’est la télé qui cherche à capter les téléspectateurs !

Un troisième type de discours – économiste – peut alors s’installer, sur le mode tautologique : « sans financement publicitaire, pas de programmes ! et sans audience, pas de financement publicitaire; or donc, sans audience, pas de programmes ! » Mais comme l’audience n’est pas indéfiniment extensible, il s’agit pour chaque chaîne de conserver et même d’augmenter sa part d’audience. Obsessionnellement : où en est la part d’audience ?

Le 1er octobre 1968, la publicité fait son entrée dans la grille des programmes. Deux minutes par jour: on démarre en douceur sur la première chaîne ! Aujourd’hui TF1 en est à douze minutes par heure ! Avec 42 % d’audience, elle capte 55 % des recettes ! Entre-temps, le budget des chaînes s’assujettit progressivement – pour la moitié ou presque – au marché publicitaire, notamment en prime-time. « Bonsoir, restez avec nous, car dans un instant… (après la pub), vous allez voir ce que vous allez voir… » Commence l’impitoyable chasse « aux parts de marché », directement reliées à la captation de l’audience. L’assiduité grandissante des « citoyens » devant leur poste est source de recettes pour les industries de programmes.

Cependant, la privatisation partielle de toutes les chaînes (1970) et la privatisation totale de quelques autres (1986) divise le budget disponible pour chacune d’elles. En effet, le « gâteau » des annonceurs n’étant pas indéfiniment extensible (on ne peut allonger la manne publicitaire au-delà de ses possibilités de rapport), il faut donc le partager, le distribuer entre les nombreuses chaînes – surtout les chaînes privées – entre toutes les heures de programmes journellement émises, sans trop multiplier pour autant les fameuses « pauses », lesquelles accentueraient le dommageable zapping publiphobe…

Loin d’augmenter la qualité des émissions, ces fortes divisions budgétaires amèneront en fait les chaînes sur un terrain difficile: il faudra à la fois chercher la part maximale d’audience (drainer le public), multiplier les coupures publicitaires (recettes) et réduire les coûts (dépenses) ! D’où les téléfilms, les talk-shows, les sit-coms, les reality-shows et autres divertissements sensationnels et bon marché. D’où finalement un inévitable « remplissage » entre les pubs, remplissage plus ou moins renouvelé, mais toujours économe, voire « sponsorisé » Les séries, les reality shows, ça ne coûte pas cher et cela peut occuper – et même façonner – les esprits… entre deux pubs ! Quel paysage ! 5

En fait, à l’heure de la privatisation, l’idée de service public a été remplacée (médiatiquement) par celle – éminemment savante – de « mieux-disant-culturel »… On sait ce qu’il en est advenu ! Pour éviter à la catastrophe italienne de se produire en France, on a dû conserver tout de même quelques chaînes publiques, et limiter l’effondrement vers le pire: du télé-achat à la parade des jeux, en passant par « Arthur, émission impossible » , et autres balivernes assorties de cadeaux alléchants.

Par précaution, des quotas ont été imposés, des règles minimales, des garde-fous ont été mis en place sous l’œil vigilant du CSA. Pourtant les chaînes privatisées rémunèrent leurs actionnaires en dégageant quelques bénéfices ! Pendant longtemps TF1 a dû ainsi contourner les quotas (peu rentables) en diffusant des documentaires français vers 3 ou 4 heures du matin… tandis qu’entre 19 et 22 heures, les royalties pleuvaient.

Alors, tout compte fait, on s’interroge.

Et si l’audimat n’était qu’un alibi commode, alternativement invoqué ou déploré ? En mettant les chaînes en concurrence sur les parts d’audience dans un marché presque figé, en réduisant simultanément le financement public, ne pouvait-on s’attendre à une baisse de qualité, à une rupture du cahier des charges (« informer, éduquer, distraire »), à une télévision clinquante (habillage d’antenne) mais légère (programmes souvent creux), à une dérive vers le superficiel, l’instantané, le choc émotionnel capables de séduire un spectateur fatigué de sa journée ? Ne pouvait-on considérer l’exemple américain comme déjà probant ?

« La télévision a accoutumé les spectateurs à une rapidité d’images, à un nouveau rythme de lecture des signes, au point même de supporter difficilement l’alternance des temps forts / temps faibles qui constitue l’architecture normale des récits. La grammaire audiovisuelle se simplifie sous l’influence des feuilletons télévisés et de la pub. Le rythme d’images s’accélère de crainte de voir les téléspectateurs s’échapper entre deux images. L’obligation d’être compris impose des simplifications. On n’induit pas les choses, on les démontre. Travailler pour la télévision oblige à une certaine exemplarité qui amène à rejeter des choix personnels, l’invention et la poésie. Les créateurs ont l’impression de faire œuvre de commande et non œuvre personnelle. » écrit Pascale Breugnot dans Cnac Magazine, mars 1986.

Si bien qu’au fil des ans, les différentes chaînes généralistes ont fini par constituer un « spectateur de type prime-time » (genre TF1), incapable désormais de zapper vers Arte, tant le formatage est réussi ou pesant; un spectateur qui n’a de toute façon pas accès aux émissions de fin de soirée, obligé par les horaires du lendemain.

Et si la dérégulation (le passage au mode de financement publicitaire) avait été voulue, signant la fin du « service public » ? La fabrication de produits complaisants et peu coûteux ne devait-elle pas entamer la mission d’une entreprise tout d’abord vouée à l’intérêt public ? Fallait-il confier aux intérêts privés et commerciaux ce qui relève du droit à la culture, au divertissement, à l’information ? Fallait-il prolonger les heures de travail parfois abrutissantes par d’autres heures souvent abêtissantes ?

Allégrement, la privatisation de 1986 a renforcé la course au plus accrochant, pour un moindre coût, (en particulier aux heures de grande écoute, fortement rentabilisées). Le Gatt risque de nous emmener encore plus loin, vers une pseudo-culture intensive, uniformisée et saturante, imposant sans fin les modèles édulcorés du rêve américain. Mission impossible: comment se débarrasser d’une telle redondance ?

La « dictature de l’audimat » ne serait donc finalement qu’un effet de la privatisation laquelle enclencha la détérioration que l’on voit. Un déficit culturel s’est installé dans la sphère des loisirs, dans le peu de minutes et d’heures qu’il reste aux gens pour se distraire et réfléchir intelligemment. Les amuseurs et les causeurs optent pour la facilité; les débats sont écourtés, « car le temps presse » ; il faut zapper sur une autre idée, car le spectateur pourrait « décrocher » ; son cerveau « formaté », pourrait malgré ses nombreux neurones, défaillir ; au-delà de trois minutes, l’attention « disjoncterait ».

La saturation des esprits par des images – certes, attrayantes, dramatisées, mais à la longue mollement euphorisantes voire débilitantes – risque d’implanter un imaginaire de substitution sans grand rapport avec la réalité vécue, parfois désespérante de monotonie, souvent conflictuelle. 6 La journée de travail sans émotions ne doit-elle pas se boucler chaque soir en émotions sans travail ?

Le peuple des couche-tôt (22 heures) est ainsi privé du droit à la culture et à la réflexion, droit fondamental et principe même de la démocratie… Où est donc passé le fameux service public ?

Tandis que l’enseignement se démocratise, développant les aptitudes mentales du plus grand nombre, ouvrant les esprits aux problèmes contemporains, force est de constater la faible adaptation de la télévision au « mieux-recevant-culturel » ! Machine de captation fascinante, facile à suivre, la télévision construit le paysage mental de toute une génération qui délaisse la lecture… sans véritablement la remplacer. Le commerce avec les fantômes télévisuels bat son plein.

À la question « à quoi sert une télévision de service public ? » n’a-t-on pas substitué un peu rapidement la rengaine « que voulez-vous, c’est l’audimat ! » ? Qu’il acquitte sa redevance, ou qu’il règle le coût publicitaire lors de ses achats, c’est pourtant lui – le téléspectateur – qui subventionne la totalité des programmes !

Le spectateur

Le spectateur physique n’a pas changé depuis vingt ans ou plus: il rentre toujours fatigué du travail et cherche la détente, la distraction réparatrice, le loisir. Mais chacun cherche, selon ses conditions de travail, un écran à sa mesure.

Le spectateur mental est donc multiple, selon son labeur, son épuisement, mais aussi son être social. Diversement cultivé (scolarité, milieu de vie), variablement situé dans l’échelle sociale (employé, artisan, cadre, etc.), son horizon de loisirs reflète son horizon professionnel: la possibilité ou l’impossibilité d’agir sur le monde réel se retrouve dans la demande inégalement répartie: divertissement ou information & culture. Et aussi bien dans la demande de divertissement elle-même: pourquoi celle des nantis devrait-elle ressembler – ne serait-ce qu’un instant – à celle des sans grade et des sans espoir ? Pourtant chacun peut échapper – au moins mentalement – à un déterminisme social aussi strict: il y a plusieurs attitudes spectatorielles dans le même individu, mais certaines ne seront jamais « émulées » – ou si rarement – par la grille des programmes…

Si le téléspectateur se sent exclu de la « citoyenneté » active, s’il supporte des rapports de subordination tout au long de la journée, si ses connaissances ne lui permettent pas de saisir la portée et l’enjeu des débats, s’il se sent floué par les discours habiles de la « communication », il est fort possible qu’il cherchera l’évasion, l’oubli, le divertissement pur, et taxera « d’intellectuel » ce qui lui échappe pratiquement.

Si, au contraire, le téléspectateur espère encore jouer un rôle actif, s’il est prêt à questionner le monde difficile où il évolue, à prendre part activement à la démocratie, il cherchera les émissions qui abordent – même partialement – les enjeux contemporains. Il n’en trouvera guère en prime-time, sauf occasionnellement, sur la deuxième ou la troisième chaine; il devra attendre la deuxième partie de la soirée et peut-être même la troisième…

La télévision s’est donc imposée ces vingt dernières années: elle a édifié au moins deux types de programmes, et donc deux types de téléspectateurs, lesquels ont plus ou moins intériorisé, plus ou moins bien accepté ce paysage comme normal, allant de soi. Sans doute le journalisme – élément clef du dispositif – tire-t-il sa légitimité « démocratique » des sondages, des interviews-trottoir, des invités nombreux (parmi lesquels des représentants du peuple, des célébrités « populaires »), à vrai dire d’un certain populisme, loin de l’information ou des débats qu’on attendrait… et normalise de proche en proche, de journal en journal, la grille des programmes en son entier.

Le programme de prime-time (70 % d’audience en moyenne) s’adresse surtout aux couches sociales « défavorisées », amenées à résignation (économiquement: pas d’espoir d’amélioration; politiquement: sans avenir, ni projet porteur). Cette violence ordinaire, illogique dans une démocratie représentative, doit être assimilée, refroidie, dissoute. Nécessairement. L’injonction paradoxale – à savoir : 1. « les politiques sont des manipulateurs, des carriéristes, des escrocs » (cf. les marionnettes du Bébête Show, ou les allusions fines des Arènes de l’info) et 2. « prenez au sérieux les politiciens, ce sont vos représentants élus, vos légitimes défenseurs… » (cf. les journaux télévisés, 7 sur 7, l’Heure de vérité, etc.) – y contribue manifestement, suscitant à la fois la mise à distance, la perte d’emprise et le respect de la norme commune en sorte que le rêve compensateur prend plus d’importance que la transformation des réa-lités. On y trouve donc des engouements de toutes sortes, qui fonctionnent par procuration: plateau de célébrités, vedettariat sportif, films d’action et mélos, jeux, etc. capables de mobiliser une affectivité sur des cibles sans effets dans la vie pratique.

D’une certaine manière (horizon zéro), ce programme « télémentaire » est adapté à l’activité domestique qui suit une journée de travail. On peut vaquer aux diverses tâches de la maison, sans risquer de rater un moment important […] ; on entend une voix connue, un jingle et l’on se retourne vers l’écran électro-ménager: on se distrait un instant avant de replonger dans l’occupation provisoirement suspendue. Il est aussi adapté à la digestion et à l’assoupissement postprandial: le cerveau mal irrigué s’accomode alors assez bien de l’icône électro-hypnotique.

La deuxième partie de soirée s’adresse plutôt aux classes moyennes, lesquelles n’ont pas tellement envie de remettre en cause l’organisation sociale, mais plutôt de s’informer sans aller trop loin cependant dans l’analyse cri-tique. Les déçus du prime-time sont alors conviés à marcher du même pas, sans trop se poser de questions pertinentes. Des moments culturels sont tout de même aménagés (20 % d’audience). Autrement dit, les couche-tôt se mettent à table et regardent, sans véritablement pouvoir s’y soustraire, ce que les couche-tard appellent la « sous-culture ». Quand les uns vont dormir, les autres finissent de dîner et s’installent pour une éventuelle soirée « culturelle »… Il faut attendre 23 heures et plus pour apercevoir ici ou là des programmes où la connaissance se fait questionnement (parfois critique) du monde contemporain. (5% d’audience).

Quoi qu’il en soit, la télévision a surtout fini par donner un crédit exorbitant à l’image: voir, c’est comprendre, éprouver suffit à apprendre. L’image est désormais plus attractive que le verbe, facilement lassant, moins captivant. Le crédit porté aux images s’explique d’abord par les mécanismes de la vision, qui tendent à assimiler l’objet réel et son image. Cela est déjà vrai dans l’expérience courante.

Quand l’œil explore l’espace, quand le regard balaie le champ-objet, accompagnant un mouvement, prélevant par saccades les éléments en présence, l’écran rétinien ne cesse de glisser, de tressauter, et cependant le champ visuel reste stable, aussi stable que les objets qu’il s’agit d’observer. On voit les choses dans leur ancrage réel, quels que soient les mouvements de l’attention visuelle. L’image stabilisée restitue l’immobilité exacte des choses.

Et surtout, l’image rétinienne – bien que formée au fond de l’œil – est reprojetée – nette – à l’emplacement exact d’où elle provient, à la surface même de l’objet vu. Cette reprojection de l’enveloppe visuelle sur le volume d’origine contribue beaucoup à l’assimilation image-objet. D’autant que le point de vue, condition de toute image, ne s’inscrit guère dans la conscience de l’observateur; voir, c’est faire face à…, et non faire image depuis une optique oculaire… !

Enfin, s’ajoutant à cela, les constances perceptives tendent à remodeler l’image conformément à l’objet, malgré les variations de la captation visuelle (distance, point de vue, angle, éclairage)… Les constances de taille, d’aspect, de forme, de clarté, de couleur… rattrapent la « vérité physique » de l’objet, en quelque sorte. L’espace et ce qu’il contient sont comme « objectivés ». En ce sens, l’image informe plus sur la position et l’aspect des choses qui nous entourent (la topologie), que sur les choses en elles-mêmes (les propriétés potentielles). Comment traverser la neige des apparences ? En y appliquant instantanément un savoir, perce-neige des impressions précaires, ou soleil des impressions fondues… Restent les objets masqués par les obstacles, et les lointains, mal définis, perdus sur l’horizon immobile: le relatif du point de vue (l’œil cyclopéen) fait retour, oublié ordinaire du champ visuel.

Mais le crédit porté à l’image s’explique aussi parce qu’elle crée l’illusion d’une transcendance sur le monde réel. Le petit écran ouvre en effet sur toutes sortes de réalités, sur toutes sortes de spectacles que l’on atteint sans effort corporel, sans dépense physique, avec la vitesse des flux mentaux, mais avec la consistance d’une perception vraie. Pour échapper à l’effet de lucarne, les points de vue se multiplient, s’enchaînent, tandis que varient les axes et les distances, loin des pesanteurs terrestres. Le déplacement incessant du point de vue, incompatible avec l’immobilité réelle du spectateur, n’est alors rendu crédible que par l’installation d’un continuum temporel, d’une illusion de continuité, 7 laquelle réactive l’illusion de réalité, le crédit-image.

Constitué comme « fenêtre planétaire », le petit écran n’en est pas moins un dispositif, une médiation commode entre un champ-objet très lointain (dans le temps ou l’espace) et un champ image permanent (la rétine). Le flux lumineux, d’abord suspendu et imprimé dans une machine (la caméra), est ensuite relancé, beaucoup plus tard, par une autre machine (le téléviseur) vers la pupille du spectateur. Cette suspension du rayon lumineux, cette discontinuité entre champ-objet et champ-image, l’œil ne la connaît pas d’ordinaire: les deux champs se nouent au centre optique de l’iris, de sorte que la véridicité des perceptions n’est jamais questionnée. Ici, au contraire, l’interruption du flux menace la crédibilité de l’image, installe une séparation dangereuse que le « direct » – présent parfait – cherche à effacer.

Car le spectateur ne sait jamais – contrairement au cadreur – d’où se fait un plan, à quel moment, à quel espace réels celui-ci se raccroche. La séparation objet / image est bien là: pas de périphérie visuelle où se renseigner, pas de contexte, pas d’informations sur le choix de l’axe, de la distance, de l’instant. Car le spectateur ne sait pas non plus – contrairement au monteur – ce qui a manqué comme images, comme sons, pas plus qu’il ne sait ce qui a été abrégé, évincé. En bref, écarté des conditions de la saisie image, des discussions de montage, coupé du processus de fabrication, le spectateur est dirigé par l’apparente continuité des images, par l’enchaînement des séquences. Les points de coupe sont choisis pour faciliter les transitions formelles de plan à plan et les jonctions logiques de l’exposé. Le montage, par une sorte d’Effet Koulechov généralisé, impose sa trajectoire de pensée, créant un contexte temporel sur des images privées de contexte spatial.

En somme, le crédit sur l’image – aussi fort soit-il – ne dit rien des objets en eux-mêmes. Voir ne suffit pas à comprendre… Il y a entre le visible et la réalité sous-jacente une barre de signification, un franchissement qui est celui de la connaissance, de la projection du déjà connu sur le perçu; la mémoire va au-devant du voir, traversant les apparences, évitant le truc, l’ovni ou le bidule. En quelque sorte, nous voyons l’enveloppe, mais nous lisons déjà le courrier !

L’image n’est donc pas un « analogon » du réel, mais bien un signifiant visuel (organisé par le mode géométrique de la projection conique, et par le mode énergétique de l’intensité lumineuse sur la mosaïque rétinienne) un signifiant qui recrute le signifié correspondant, exactement comme le signifiant sonore d’un mot appelle le signifié mental qui s’y applique. Mais alors que le signifiant linguistique est arbitraire (les objets n’émettent pas – ou si rarement – un son comparable au mot qui les désigne) l’aspect visuel est relié à son signifié par un régime très variable de visibilité: ainsi certaines apparences restent opaques à leur réalité sous-jacente, quelques-unes prêtent à la méprise tandis que d’autres extériorisent plus clairement leur contenu.

Ce que nous projetons finalement sur les formes visuelles, sans même y penser, ce sont des « patterns » , des schèmes ou des images catégorielles, puisées dans le stock des figures connues ou apprises, et qui constituent notre répertoire visuel. Cette catégorisation inconsciente est commode, rapide, représentative. Nous « étiquetons » les objets (une moto, un arbre, le paquet) ou les personnes (une foule, un passant, la jeune femme) ou même les situations (un marché, une conversation animée, la file d’attente) sans forcément les nommer, mais sans les caractériser non plus dans leur singularité, dans leur identité particulière. Il faudrait du temps, des interactions, pour dépasser la première vue.

Cependant, nous leur prêtons des propriétés, des « affordances » 8, des devenirs possibles. Mais ces prévisions restent marquées par la même simplification projective, orientée par la situation. C’est ainsi qu’une image, sans contexte autre que celui choisi au montage, facilement réduite par la durée du plan à sa dimension catégorielle, à son prototype mental, peut servir d’illustration passe-partout à un commentaire autrement plus précis. Et si l’on nous montre souvent les mêmes choses, une certaine stéréotypie peut s’installer. Sur des « clichés » visuels, sur des plans trop brefs, on ne saurait projeter autre chose que des représentations convenues, des premières ou des énièmes vues.

Deux éléments – à tout le moins – concourent à l’évitement du stéréotype visuel: la configuration et le mouvement. La configuration résulte d’un agencement intentionnel ou expressif d’éléments visuels coprésents. Les traits d’un visage, l’attitude corporelle, la disposition de personnages dans le cadre, la répartition dans la profondeur, sont autant de configurations parlantes. Mais si ces combinaisons entrent dans un mouvement précis, mêlé d’attendu et d’imprévu gestes et expressions, déplacements, interactions) l’image atteint son régime optimal de visibilité. Les « informations » s’amoncellent, se conjuguent, et le spectateur accommode sur une réalité particulière, mieux définie. À l’opposé, un point isolé, immobile, resterait visiblement « muet ».

D’une certaine manière, l’image non travaillée, non scénographiée est forcément vouée à la catégorisation indéfinie, c’est-à-dire au renforcement des savoirs les plus répandus, à la tautologie. Assez souvent, la télévision ressemble à une radio illustrée d’images-pléonasmes, confortant le texte. Et quand elle se veut informative, elle a recours à l’image-infraction, à l’écart entre la représentation type (le monde tel qu’il est ordonné, rangé dans notre mémoire) et l’image perçue (le monde en désordre, soudain vacillant, déformé, cabossé). Cet écart n’exige aucune connaissance préalable, aucun prérequis conceptuel : il est « tous publics ».

Le scoop est le moment particulier – souvent très bref, presque inaccessible – où se produit l’écart, la fracture, l’accident. Une digue qui cède, un avion qui s’écrase, des prisonniers sur un toit, des adultes qui pleurent. Le régime de visibilité ici convoqué déclenche l’espoir d’un retour à la situation normale, non dangereuse, c’est à dire fatalement au pléonasme tranquillisant et ordonné.

Pourtant le mouvement dans l’image ne se borne pas (et heureusement !) à l’infraction: il manifeste la diversité des actions humaines. Le cinéma, avec ses divers régimes de visibilité, n’est possible que dans une mise en scène rigoureuse et expressive, soutenue par un montage très articulé, orientatif, et s’appuyant sur des configurations en mouvement, portées par le découpage jusqu’à éloquence. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le programme du prime-time, avec ses soirées « télémentaires », habitue le téléspectateur à des schémas conventionnels, à des registres de visibilité plutôt rabâchés où la connaissance tourne en rond dans des formules saturées, mais non dénuées d’attraits minimaux, pour autant que l’on sache tirer parti d’un autre champ, celui du plaisir visuel.

Faut-il rappeler qu’au plan cérébral, plusieurs systèmes neuronaux, plusieurs modules fonctionnent en parallèle sur le même champ visuel ? L’un, occipital, explore l’espace-temps environnant et assure – entre autres choses – la sécurité de l’être vivant. Un autre module, temporal, est d’ordre sexuel, énergétique, donc, et assure la pérennité de l’espèce, en déclenchant l’attirance physique, depuis l’image du corps ou du visage. L’image est donc lue par deux systèmes perceptifs différents, fortement polarisés. D’autres traitements visuels complémentaires, spécifiquement sensibles, sont pareillement dispersés dans le cortex, formant tout un réseau enchevêtré d’interactions montantes et descendantes. Certes, le néocortex donne une dimension humaine (pulsionnelle) autrement plus complexe aux perceptions de la vue, mais peut-être restent-elles marquées par cette partition originaire 9.

Sans vouloir calquer mécaniquement le mental sur le cérébral, il est certain que le désir procède d’un substrat biologique irréductible et efficace, lequel programme l’appétence sexuelle (le plaisir visuel, en premier lieu) vers le physique, la physionomie de l’âge où la vitalité corporelle et la fécondité sont optimales: l’espèce humaine doit pouvoir se survivre, même dans des environnements ou des climats difficiles. Un germe d’image (ineffaçable) serait génétiquement programmé, germe invisible comme tel (hypomorphique), mais bellement épanoui chez les déesses ou les dieux que les humains inventent… C’est là qu’il se révèle, insensible à la flétrissure du temps. La beauté se relie ainsi directement à l’éclat de la jeunesse. Mais elle ne connaît son exaltation que dans l’amour, qui la prolonge, l’amour, sans doute la seule force capable de braver un tant soit peu le temps… et l’insolence des dieux.

Les arts visuels, la peinture, la sculpture, la danse, pour ne citer qu’eux, ajoutent à la beauté naturelle une magnification, une invention qui réjouit la sensibilité, déclenche l’émotion. Il y a dans le cinéma des visages et des corps qui restent beaux aux instants les plus éprouvants, ce qui permet de supporter les situations paroxystiques, sans effondrement. La perception identitaire (le visage du comédien) vient doubler et adoucir peu ou prou la perception catégorielle (le personnage convenablement typé). Dans la musique aussi, les timbres instrumentaux restent beaux au cœur des phrases les plus sombres, des émotions les plus fortes.

Qu’en est-il actuellement à la télévision ? La multiplication des stars (ces demi-dieux et déesses éphémères) ne suffit plus à masquer le vide relatif de certaines émissions, bien qu’il y ait de l’appétit à désirer ce que désirent les célébrités (ceux ou celles des notoriétés qui sont reconnues)… parce qu’elles le désirent. Outre les pubs déjà coutumières du fait, les émissions se dopent désormais au « charme soft », surtout en seconde partie de soirée.

De pulpeuses animatrices, de jeunes et agréables présentatrices viennent ajouter une aura sensuelle aux discours anodins, ou si l’on veut, des bénéfices visuels aux déficits culturels.

Il ne s’agit plus ici de mettre en scène l’amour et les passions humaines, mais peut-être seulement d’exciter le cortex temporal pour éviter l’ennui du néocortex tout entier… Voudrait-on ramener le téléspectateur à l’un de ses substrats biologiques ? Ou s’agit-il de promouvoir un bruit de fond visuel à la fois pseudo-tonique (vision) et frustrant (intelligence), gestionnaire de la télé de demain ?

La production

Le téléspectateur de prime-time s’étant quelque peu engourdi, le voilà réveillé par l’arrivée d’Arte sur son antenne; il cherche à reprendre une position familière: l’écoute et la vision flottantes, paupières mi-closes, l’esprit intermittent. Mais l’intrus insiste et le zappeur endurci pourrait se reprendre, intrigué par la métamorphose de son icône électro-hypnotique en écran plus exigeant, plus curieux, en tout cas moins expéditif, plus réfléchi que les autres.

Les politiques, précédant de peu les réactions de masse, s’en sont émus : « haro sur Arte, la chaîne élitiste et intello »… On s’est même insurgé un moment contre « la tolérance excessive dont bénéficie cette chaîne ésotérique et inaudible » (sic)… « Du Brecht à la sauce bavaroise !… » ajoutait opportunément une personnalité de la communication. Car beaucoup de nos représentants s’honorent de faire partie « des français moyens, qui veulent se divertir sans chercher la complication »… Certains encore s’inquiètent (tardivement !) « de la dérive commerciale des chaînes publiques » (la course à l’audience de France 2 et France 3) en l’imputant à un financement publicitaire excessif, ce qui les obligerait à copier la concurrence (TF1), championne de l’évasion physiologique (fatigue) ou politique (résignation). D’autres remarquent enfin que, « la diffusion hertzienne de la Sept-Arte n’est pas adaptée à la nature de ses programmes et constitue, manifestement, un exemple d’utilisation irrationnelle des ressources […]. » En bref, Arte pourrait un jour ou l’autre retourner « à l’abri » sur le réseau câblé, ou même être amenée à redéfinir sa grille.

Et pourtant, de toutes les chaînes publiques, Arte est la seule à être débarrassée de l’hydre publicitaire. Elle ne dérive pas commercialement, pour reprendre la belle formule des politiques. Elle ne court pas non plus après l’audience et les émissions d’évasion à bon marché. C’est le public qui décide ou non de s’y intéresser, car, certains soirs, il est tenté non pas de s’évader mais plutôt de se considérer, de réfléchir en images et en sons. Certains soirs. Pas tous les soirs. Quand le thème abordé le concerne, de près ou de loin. Petit à petit, les esprits s’ouvrant, il est loisible d’imaginer une audience quotidienne plus importante, et surtout une audience cumulée (sur tous les soirs de la semaine) plus représentative des aspirations des « citoyens » à la connaissance. Car il faut bien le dire: quelle a été jusqu’ici, en prime-time, l’alternative à l’évasion ?

Arte est la seule chaîne qui propose tous les soirs – à la bonne heure – des documentaires, et pas seulement des magazines. Certes, la programmation est prudente, n’abordant que trop partiellement certains sujets. Assurément, ladite programmation paraît plutôt orientée vers une culture de la distinction que vers une culture de la transformation sociale. Cependant, dans son souci d’expliquer la réalité contemporaine, le documentaire aborde nécessairement les problèmes, les critiques et les aspirations de ceux qui veulent voir le monde changer et évoluer favorablement. Des connivences se créent, des résonances s’installent. Un public qui cherchait autre chose que de la pub, des jeux, des sports, des variétés, du spectacle pur, commence à apprécier la sortie du tunnel.

Cependant, pour qui a vu de nombreux documentaires sur Arte, une constatation s’impose: on y trouve souvent un réel décalage entre le discours des spécialistes (voix off ou interviews) et la « banalité » relative des images et de l’expression cinématographique. L’impression prévaut que les spécialistes connaissent leur sujet, qu’un texte très écrit domine, tandis que les images – proches parfois de l’improvisation in situ – et le montage – limité par la faiblesse des rushes – font un peu juste devant la haute tenue du propos.

Il semblerait que ce résultat reflète d’abord le financement des productions.

Soit le travail d’investigation est limité à la recherche de personnes-ressources, de personnalités connues ou moins connues, de spécialistes 10 capables de s’exprimer devant une caméra, d’archives ou de documents appropriés (dont il faut acquitter les droits d’antenne) et alors l’enquête – faute de moyens financiers – se confond presque avec la saisie des rushes: il y a obligation de raccourcir la phase de préparation et de production, et de finaliser le travail en post-production.

Soit le travail d’enquête préalable se prolonge – le réel étant riche d’une multitude de scénarisations possibles qu’il faut évaluer, épurer – mais ce travail est si peu rémunéré – même avec les fameuses aides à l’écriture – que beaucoup de cinéastes se découragent et se rangent sur le format habituel de production, voulant faire aussi de ce travail un métier. 11

Sans doute faudrait-il soutenir davantage la conception, le travail d’enquête et d’élaboration du documentaire, travail sans lequel le produit s’apparente au reportage amélioré. Si le documentaire bénéficiait d’un temps de préparation convenable (au même titre que la fiction), s’il disposait d’un financement adhoc (tout au long de sa difficile scénarisation), on éviterait l’aspect trop verbal ou improvisé, la faiblesse de l’expression artistique, l’impression de « cinéma au rabais », et l’on serait sans doute surpris des résultats. Quelques documentaristes prennent le temps nécessaire à la réussite de leur travail, en acceptant une rémunération sans rapport avec les heures données. Ce sont souvent des « artisans », motivés par leur sujet, conscients des enjeux, et prêts au bénévolat longue durée. 12

La post-production supporte également les effets des coupes budgétaires.

Au début des années quatre-vingts, on montait un documentaire de 52 à partir de quinze heures de rushes, en neuf semaines. Maintenant on le monte quatre ou cinq semaines à partir de soixante heures de rushes vidéo. Aussi emploie-t-on des gens pour « dérusher », dégrossir les rushes avant montage. Le résultat n’est plus tout à fait le même…

Mais ce déséquilibre entre image et verbe reflète aussi la difficulté de scénariser le documentaire, de lui trouver une expression cinématographiquement juste, appropriée au sujet.

Alors que la fiction prend la narration comme moteur, le plausible comme décor, l’imaginaire comme élan, le documentaire va chercher des personnes et des situations réelles pour organiser un « discours » explicatif (c’est souvent un exposé non narratif, un parcours fléché de témoignages, de prises en compte contradictoires, de rappels historiques ..etc.). Comme exposé, le documentaire doit être compréhensible (progression des données, mise en ordre des aspects, articulations) mais comme alliage d’images et de sons, le documentaire doit s’adresser à la sensibilité, et donc déclencher précisément certaines émotions, certains affects. En cela, il se rapproche de la fiction.

Mais c’est dans la saisie des images qu’il s’en écarte: autant il est facile de refaire une prise sur un plateau, autant il est difficile de recommencer un plan dans les situations réelles, puisqu’elles sont déjà « mises en scène » par leurs déterminations propres et non par le porte-voix du réalisateur. Rien ne dit non plus que l’arrivée de l’équipe de tournage sur le terrain va coïncider avec un évènement visuel intéressant pour la caméra.

D’où l’idée de reconstituer les scènes, de les faire rejouer par leurs acteurs « ordinaires », en les insérant dans une scénarisation plus ou moins écrite. Ceci suppose une constitution préalable: choix des lieux, des moments, des personnes, des actions; insertion d’une « scène » dans une « situation réelle »… Cela suppose aussi un « apprivoisement » des personnes, sinon une interaction, une recherche d’exactitude, de justesse, une « direction d’acteur » propre au documentaire, car ici chacun veut doubler – inconsciemment ou non – sa propre personne par un personnage fabriqué pour la caméra, alors que sur un plateau, le comédien cherche à vivre authentiquement un personnage qu’il ne peut cependant que « doubler », en lui prêtant son visage.

En même temps, si chaque plan est pensé en fonction d’une dynamique de séquence ou d’un enchaînement de scènes, le tournage reste souple, ouvert aux intuitions du moment, de sorte que l’agencement final se découvre au montage. La durée des éléments significatifs (trop brefs, ils ne sont pas lus; trop longs, ils appuient ostensiblement), l’intervalle qui les sépare (trop rapprochés, la mise en relation est évidente; trop écartés, ils ne fonctionnent plus) y sont ajustés. Les configurations et les mouvements, fixés dès la prise de vue, sont finalisés au montage.

En effet, une visibilité trop forte en impose au spectateur, qui se sent dévalué, tandis qu’une intelligibilité trop faible de l’image appelle souvent un texte en secours, un commentaire spécialisé. Le réglage visible / intelligible est donc particulièrement difficile, dès la conception du film. En situation de tournage, il se pose à chaque instant: le cinéaste, aux prises avec l’entier d’une situation, témoin d’un événement ou d’un conflit, voit la scène qu’il filme avec des yeux trop remplis du contexte environnant, ou de sa propre démarche. De sorte que le cadrage, investi d’un savoir préexistant, d’une connaissance de la situation, d’une prise en compte d’éléments off, s’appuie sur des données amont et alentour qu’on ne verra jamais à l’écran. Il importe donc de pratiquer la vision réduite, l’évaluation de ce que l’on voit réellement dans le viseur, et en même temps la vision élargie de ce que deviendra cette image dans la suite montée des plans.

De la même façon, le mouvement de pensée sollicité par le raccord procède d’un réglage aussi pointu. Les plans s’enchaînent, comme autant de prises en compte successives, emportant le mouvement de la pensée dans le mouvement ininterrompu des points de vue, des instants, dans une trajectoire obligée. Chaque raccord exprime une intention, suscite une mise en relation (simultanéité, conséquence, implication…), appelle une activité mentale inductive ou déductive, une inférence. Le montage, scène après scène, « fabrique » le positionnement du spectateur.

Cela d’autant plus qu’aucun plan n’est capable – considéré isolément – de le satisfaire totalement. Un gros plan montre clairement un détail, une expression, mais ne laisse pas deviner la situation entière. Un plan d’ensemble montre le « lieu scénique », mais ne dit rien de précis sur les personnes. On suit l’action sans en détailler les intentions, les réactions, les gestes.

D’où l’idée d’une alternance rythmée entre un pôle situation et un pôle personnage. L’un permet de comprendre l’action dans son décor (rapport figure / fond), l’autre d’assimiler une subjectivité, de comprendre le devenir, le rôle social ou psychologique (le personnage) dans lequel elle s’investit. L’identification passe par le visage, et en particulier par le regard, point d’accès à une éventuelle caméra subjective, et conséquemment, à la vision commune spectateur-personnage. Le plan rapproché frontal marque donc, par sa lisibilité même, le passage au pôle personnage: la vision change de registre, ouvre sur une autre sensibilité, à la fois projective et introjective. Le visage – le plus humain des paysages – déclenche l’empathie, la relation identité / altérité. Chacun s’y reconnaît comme ressemblant et différent. Mais cette empathie resterait incomplète sans l’exposé de la situation, des interactions entre les personnes. Le choix d’un axe, d’une grosseur de plan, la mise en perspective du proche et du lointain participent alors au réglage mobile de la focalisation.

D’où voit-on ? Et avec qui ? Une personne de dos, en amorce, réalise une caméra semi-subjective. Une vue plus lointaine exprime l’extériorité du narrateur-cinéaste. Un panoramique d’accompagnement privilégie une des actions en cours, profile un devenir. Le retour au gros plan relance l’adhésion à l’un des personnages. Il se peut même que la focalisation varie au cours d’un plan: une personne se rapproche ou s’éloigne du point de vue caméra; un trois quarts dos se retourne vers l’objectif. Ainsi le champ-image se met en scène au même titre que le champ-objet se scénarise, l’un renforçant l’autre, l’autre obligeant l’un à trouver sa forme optimale.

On ne saurait donc assimiler la production du documentaire à celle du reportage, lequel se « couvre » au tournage et fabrique une « réalité » au moment du montage, une réalité « prisonnière » des rushes qu’il faut agencer et commenter.

Pas plus qu’on ne saurait indéfiniment opposer la fiction au documentaire. Tous deux (re)constituent une « supra-réalité », laquelle concentre en 90 ou 52 minutes des images et des sons qu’aucun témoin n’aurait jamais pu suivre aussi nettement, assembler aussi clairement, lier aussi rapidement. Et pour cause ! Le réel ne produit ni images (il suppose un œil, un point de vue) ni scénarios (cela exige une pensée, une approche, un résultat) ni montage (il faut assembler des éléments dispersés dans l’espace ou dans le temps).

Par des moyens différents, les documentaires et fictions qui nous importent cherchent à appréhender le foisonnement des réalités, à donner un reflet vital et essentiel de l’époque. Tous deux tentent de dire le non-visible avec du visible, s’essayent à faire parler les silences (ces passages secrets entre spectateurs et personnages), les raccords de plan (les prises en compte successives) et cherchent à faire naître des émotions, des sentiments précis que seul le cinéma – en tant qu’art – peut atteindre.

Mais d’ores et déjà, l’existence du documentaire est menacée. D’une part la diminution des commandes de création inquiète fort les réalisateurs et les petites structures de production. Les idées ne manquent pas, mais on ne sait plus à qui les proposer, tant les « cases-documentaires » se font rares dans la grille de programmes. D’autre part, bon nombre de téléspectateurs, habitués à la vitesse des images, n’arrivent plus à suivre un mouvement qu’ils considèrent comme lent et ennuyeux, tant on les a accoutumés à un montage nerveux, tendant vers le clip. Ainsi le documentaire subit en oblique les excès de la surenchère médiatique. Devra-t-il « s’adapter » formellement, dramatiser situations et personnages, au détriment des contenus, de la prise en compte des réalités qu’il traite, de la qualité même du regard qu’il pose sur l’histoire des hommes ? Et si la vitesse devenait la forme supérieure de l’approximation, ou même de l’ignorance ?

Pour peu qu’ils s’intéressent aux enjeux contemporains, à la difficulté de vivre, aux espoirs humains, les documentaires sont pourtant – comme certaines fictions – des objets de culture vivante et, par contrecoup, des freins à toutes sortes de barbaries, comme à toutes sortes de populismes. Des éléments de réflexion tout à fait essentiels dans une démocratie, dans un débat public, dans les commentaires qu’ici ou là chacun est amené à faire sur les émissions de la veille.

Aujourd’hui, l’intelligence sensible des films documentaires n’est pas un luxe (l’a-t-elle jamais été ?) ; c’est un besoin criant au regard de la pensée molle, factice et saturante, infligée au plus grand nombre. 13 Il faut redonner à ces films une vraie place dans les programmes de télévision, et ce faisant, dans la conscience collective.

Qui en aura la volonté politique ?


  1. Le rythme effréné des sollicitations visuelles, conduirait à un état limite: la vision « panoptique » surexcitée. L’impouvoir devant les réalités montrées s’inverserait facilement en une recherche éperdue du sensationnel, du direct dramatisé, de l’image saignante. La télévision construira un spectateur boulimique, adorateur supposé de la quantité, possible champion au slalom géant de la télécommande.
  2. Est retenue comme information, comme « nouvelle », ce qui s’écarte de l’ordre supposé bon, et que des forces (obscures, dangereuses, déviantes ?) viennent troubler. Sur le concept d’information-infraction, on se reportera utilement à l’ouvrage de Gérard Leblanc 13 heures – 20 heures, le Monde en suspens – Ed Hitzeroth, Marburg 1987.
    L’actualité se présente fondamentalement comme une scène où les forces de l’ordre – celles des États en premier lieu – sont confrontées en permanence aux désordres résultant d’infractions de toutes sortes (naturelles ou sociales).
  3. L’Hiroshima des images ou la défaite des faits in Médias Pouvoirs, n°33, Paris 1er trimestre 1994. Si, par ailleurs – comme l’écrit dans ce même n°33, Gérard Leblanc – les journalistes ne sont pas les représentants élus du peuple, de qui alors sont-ils les représentants ? Relais indispensables de la démocratie représentative, ils font état de toutes les positions et opinions sans se subordonner apparemment à aucune d’entre elles.
    Les médias se constituent donc en « quatrième pouvoir » dans la mesure où tous les autres (pouvoirs) sont obligés d’y recourir sans possibilité de se le soumettre. Mais cette indépendance reste toute relative, si l’on observe à qui la parole et l’image sont données.
  4. Le zapping est probablement la seule réponse du spectateur à l’offre trop unifiante et répétitive des programmes. Comme tel, il manifeste l’insatisfaction devant des images très redondantes, tout en exprimant la demande d’autres résonances, d’autres émissions plus proches de ses préoccupations ou de ses espérances. Mais cette demande reste le plus souvent opaque, car il n’existe aucun lieu où elle puisse se formuler, se symboliser.
  5. La télévision se dirige, selon Paul Virilio, vers « une disqualification totale et inavouée de l’humain au bénéfice d’un conditionnement instrumental définitif de la personne », digne des systèmes totalitaires. Le spectacle de la « perpétuelle mutation des apparences » échappe à tout contrôle démocratique. L’Occident (suréquipé) assiste aux malheurs de lointains territoires (sous équipés), contemplant le désordre planétaire depuis la vitre tiède de son aquarium. Chacun évalue alors ce à quoi il échappe, et mesure – crise ou pas crise – qu’il vaut mieux être ici que là-bas.
  6. La multiplication des coupures publicitaires autour de 20 h 30 signifie seulement qu’à cette heure-là, (l’heure du choix), l’audience est forte mais captive, et ne peut échapper – même en zappant – à l’avalanche des spots et donc à la « redevance » publicitaire. 20 h 30 ? L’heure de la collecte… Comme le dit Jean-Luc Godard : « le cinéma vend ses images au public, la télévision vend son public aux annonceurs ».
  7. Le raccord « cut » ressemble fortement au raccord visuel lors d’une saccade oculaire: un nouveau plan de front se forme après chaque coup d’œil, relié au précédent par les bords du champ rétinien. Enlevez le champ périphérique, il vous reste le changement de vue, le nouveau plan de front, le raccord « cut ». Mettant à profit la discontinuité naturelle de la vision, désormais sans ancrage spatial dans une périphérie manquante, le cinéma a substitué à la mobilité saccadique du plan de front le déplacement instantané (cut) du point de vue. La périphérie visuelle, en effet, appartient peu à la vision, mais plutôt au schéma corporel, à l’être-au-monde, au sentiment de complète insertion dans la réalité.
    L’inscription du spectateur dans un champ visuel incomplet, physiquement désengagé, rend donc possible un tel tour de passe-passe. La suppression – par l’écran – des bords visuels apparaît donc comme une condition sine qua non du découpage. La validité du raccord dans l’espace-temps est néanmoins soulignée par la continuité auditive de l’ambiance sonore et des dialogues, en même temps que protégée par l’apparente continuité de l’action.
  8. C’est par ce concept, qu’en 1950 Gibson élargit la simple identification de l’objet à ses propriétés pratiques immédiates: un fruit est mangeable, une porte ouvrable, un trottoir marchable, etc. L’objet se lie à sa valeur d’usage, actualisée par la situation, le contexte. Le voir adhère à un savoir, certes informulé, mais opérant activement sur l’instant précédant ou le moment suivant.
  9. Arcimboldo avait probablement pressenti cette opposition en mêlant l’immêlable, dans ses fameux portraits. Léonard de Vinci parle de formes humaines germinatives surgissant dans les nuages, ou de figures se formant dans les lézardes des murs. Le dessin animé joue aussi beaucoup avec l’anthropomorphisme de certains objets familiers (Tex Avery). La mémoire des visages, avec son extrême précision – tout comme le portrait ou la photo d’identité – prouveraient, s’il le fallait, l’existence d’un cortex visuel spécifique, adapté à l’examen de traits infimes, de mouvements à peine perceptibles. Doté d’amplificateurs particuliers que le caricaturiste surmène et que la grimace sature, ce cortex est capable de décoder la combinaison des trente-deux paires de muscles plus ou moins étirés qui font et défont un visage.
  10. Le savoir des spécialistes se donne le plus souvent au travers d’une parole et non par le biais d’une image ou d’un montage. Le savoir accumulé par des années de réflexion et de travail, avec sa légitimité conceptuelle, supplée peut-être ainsi trop rapidement à l’écriture ou à la scénarisation du sujet. Le recours trop fréquent à l’expression parlée est en quelque sorte l’aveu d’une impossibilité, en termes de production, en termes de cinéma.
  11. Sur les 14,87 milliards de francs que l’État français entend attribuer au fonctionnement et développement du secteur public audiovisuel en 1994, 1 milliard serait réservé à Arte, soit un quinzième du budget… L’enveloppe budgétaire serait répartie ainsi: 4,59 milliards pour F2; 4,56 milliards pour F3; 1 milliard pour Arte… Cette somme proviendrait à 75 % des ressources publiques, la publicité s’y ajoutant pour moins de 25 %: F2 recevant 1,76 milliard et F3, 861 millions.
  12. Un téléfilm de fiction (quatre-vingt-dix minutes) revient en moyenne à 7 millions de francs. Un film d’auteur coûte de 4 à 8 millions de francs. Un documentaire de cinquante-deux minutes se contente le plus souvent de 0,6 à 1,2 million de francs. Un spot publicitaire de vingt-cinq secondes (objet hautement culturel…) requiert de 0,5 à 2 millions. Le spectateur, ultime bailleur de fonds, soutient donc – malgré lui – le déséquilibre de ces budgets.
  13. Des voix (de plus en plus nombreuses) s’élèvent et protestent contre « la mutilation des consciences », ou contre la logique marchande qui, « d’un citoyen en quête de vérité fait un consommateur en mal d’amusement », dénonçant « la mise en scène de l’information » et corollairement « le brouillage des réalités par une rafale de nouvelles, toujours éphémères » le plus souvent « partielles, orientées, voire inventées, montées de toutes pièces »… en sorte que « personne ne sait plus où commence le vrai, où s’achève le faux… »

Claude Bailblé enseigne du cinéma à l’université de Paris VIII (l’interaction science et art, le rapport documentaire/fiction) et intervient aussi dans quelques écoles professionnelles à propos de la scénographie auditive et visuelle des films.


Publiée dans La Revue Documentaires n°9 – Le documentaire à l’épreuve de la diffusion (page 11, 3e trimestre 1994)