Le documentaire, un art de la disparition

Michèle Blumental, Federico Rossin

Ce texte est issu d’une conférence organisée au Forum des Images, dans le cadre de la programmation 100 % doc, avec la contrainte d’utiliser les collections du Forum. Il a été transcrit par Michèle Blumental, et complété par Federico Rossin.

En tant qu’historien du cinéma et programmateur, mon projet est de vous offrir une véritable séance de cinéma, et de vous montrer comment je travaille. J’essaie de construire des séances où les films pensent entre eux, de trouver une ligne, des pistes ou une idée plutôt qu’une thématique (je n’aime pas le mot thématique, mais le mot idée me convient mieux). J’ai travaillé avec l’idée de traverser le fonds de films du Forum des images et de le mettre en valeur, de redonner une visibilité à un fond de films assez extraordinaire ; et en même temps de travailler de façon horizontale en cherchant des pistes cachées pour monter une séance. Ce qui m’intéresse, qui me passionne, est de voir, de dévoiler les documentaires comme une chose à laquelle on ne pense pas directement. Le cliché du cinéma documentaire, en France, est le cinéma direct. C’est quelque chose qui a une histoire, une idéologie, qui a une espèce de structure parfois fossilisante. J’aime travailler autrement la question documentaire. Par exemple cette année au Cinéma du réel, j’ai concocté une rétrospective autour de la question du rejouer, ce qu’on appelle en anglais reenactement. A la base si on n’a pas d’archives, d’images, si on n’a pas filmé quelque chose, peut-on continuer à appeler cela documentaire ? Je pense que la force et le champ des forces du cinéma documentaire sont beaucoup plus vastes que ce que le simple cinéma direct n’évoque. La question n’est pas « fiction » ou « documentaire » : il y a beaucoup plus de cinéma documentaire qu’on ne pense. J’ai essayé de retourner avec la séance que vous allez voir et que je vais commenter avec vous. En suivant cette idée et cette contrainte de pensée, je vais essayer de retrouver la disparition au lieu de l’apparition, l’absence au lieu de la présence, l’indirect au lieu du direct, le fantôme au lieu du réel, le vide au lieu de la rencontre. Le documentaire peut être aussi un art de la disparition. Quelque chose qui met le réalisateur de documentaire dans la contrainte d’essayer de montrer ce qui n’est pas représenté, ce qui n’est pas représentable, ce qui n’est pas là. À la fois les fantômes et les fantasmes. En allemand on utilise un seul mot fantasie, qui est à la fois le revenant et la rêverie. Et c’est de cela que je vais parler. Comment le cinéma documentaire peut montrer l’absence, par exemple. Il peut arpenter l’espace et montrer que c’est un espace hanté, montrer la hantise, montrer la lacune. Montrer le trou finalement, soit un trou de mémoire, soit un trou de visible. Derrière tout cela, il y a la question de l’invisible dans le cinéma documentaire. On pense trop souvent que le cinéma documentaire doit questionner la présence : ce que Bazin 1 a théorisé à son époque était formidable mais aujourd’hui je crois qu’on n’a plus besoin de cela, de l’idée que le dresseur de lion et les lions doivent être dans le même cadre (« Quand l’essentiel d’un événement est dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est interdit. » écrit Bazin dans son essai Montage interdit). On appelle cela documentaire vérité 24 photogrammes par seconde. Je pense que le lion peut être montré dans un zoo dans la banlieue de Paris et le dresseur dans un studio. Et cela avec le montage, et on peut continuer à appeler cela cinéma documentaire : l’interdit est dépassé. C’est l’éthique qui est derrière l’acte filmique qui va donner lieu à une vérité documentaire. La pensée que la seule vérité doit être celle de la présence au cinéma devient réductrice d’écriture et de puissance d’invention pour le documentaire. Par exemple pour moi le premier documentariste n’est pas Monsieur Lumière mais Monsieur Méliès avec L’Affaire Dreyfus, qui pour moi est un vrai documentaire. C’est un film de fiction qui est devenu un document et un documentaire.

Je pense qu’il est temps de repenser l’histoire du cinéma comme une histoire des formes qui se développe et qui change de signe et qui donc devient autre chose au fil du temps. Les films de Leni Riefenstahl sont des films de fiction : un documentaire qui devient une fiction et dans le cas de Méliès une fiction qui deviendra plus tard un documentaire. J’aime bien brouiller les pistes, voir autrement les choses et voir aussi que la richesse de l’invention chez certains réalisateurs est vraiment infinie.

On commence avec le premier film. Le jeu consiste à vous montrer trois films en entier et un extrait. Le premier film est celui d’un artiste et non pas d’un cinéaste et ce n’est pas lui qui a filmé, parce que Christian Boltanski 2 est un cinéaste sans caméra. Comme vous le savez peut-être, il ne sait ni dessiner ni peindre, mais c’est un artiste ; il ne sait pas comment marche une caméra mais il fait des films. Dans celui que vous allez voir, qui dure quatre minutes, il y a la question de la représentabilité du réel et de la réalité. Il est clair qu’il y a une distinction énorme entre ces deux mots ; si l’on commence à penser que le documentaire peut représenter non seulement la réalité mais aussi le réel – donc quelque chose de beaucoup plus profond lié au psychisme, à l’inconscient – tout peut arriver… Pour moi, c’est encore un documentaire. Il y a une espèce de passage non dit, dans le film que vous allez voir, entre réalité et réel qui se fait tout de suite et qui se fait avec une petite astuce, dans ce cas-là, grâce à la voix off. L’appartement de la rue de Vaugirard (1973) est la première trace d’une sorte d’épopée de la disparition qui est devenue l’art de Boltanski. Il a fait de la disparition son véritable terrain de bataille. Et on ne peut s’empêcher d’évoquer Georges Perec avec La Disparition3, un roman d’aventures, un roman presque de pirates où il y a une chose qui n’est pas là, la lettre E. C’est quelque chose de presque impossible dans la langue française, un lipogramme énorme et ce n’est pas juste un poème, mais un livre de 300 pages. Pour lui cette disparition bien sûr évoque quelque chose de beaucoup plus profond et lié à son inconscient, à son vécu, la Shoah. Ce qui a l’air d’un roman de jeunesse devient un abîme. La représentation de ce qui n’est pas représentable, l’irreprésentable, l’innommable. Dans le film de Boltanski la question Perec est là parce qu’il y a la question de l’inventaire, la question de la trace, la question de comment le cinéma documentaire peut réarticuler le visible pour nous donner à voir l’invisible. Pas donner à voir directement, donner à voir avec le cerveau, donner à voir avec les yeux de l’intérieur, donner à voir avec l’imaginaire, avec l’imagination. Quel est notre rôle de spectateur devant un film comme cela ? C’est nous qui allons faire jouer, et même jouir de ce film. C’est nous qui allons compléter les trous, nous allons imaginer la place du réel qui est là et qui n’est pas là, mais en même temps on le voit, on l’écoute, on le sent. Il y a quelque chose qui nous guide mais qui en même temps nous laisse ?… C’est d’une grande finesse parce que à la fois il y a des ancrages, des choses qu’il décrit sont effectivement là, des cartes postales, les Beatles, et d’autres ne sont plus là. Cette présence-absence, le glissement très doux et très intelligent entre ce qu’on voit, ce qu’on imagine, ce qu’on projette : l’art de la disparition devient un fait accompli. Une caméra qui enregistre une réalité enregistre aussi un réel, une chose beaucoup plus profonde et insondable, le vécu de quelqu’un qui n’est plus là. La question derrière tout cela, c’est la question du deuil. Sigmund Freud l’a écrit : on ne peut pas représenter notre mort. On peut représenter la mort des autres, on peut l’imaginer. Même avec l’inconscient on sera toujours spectateur de notre mort. Il y a un double qui se fait. Nous, en tant que mort et nous en tant que spectateur de notre mort. Cette mort-là est irreprésentable. C’est quoi le deuil ? C’est quelque chose qui finalement n’est plus là ; il y a quelqu’un, il y a quelque chose qui ne se représentera plus jamais devant nous. Sa présence est empêchée pour toujours. Une chose qu’on ne peut représenter que d’une façon complètement, et pour toujours, décalée. Ce décalage, Boltanski le réinvente avec ce petit film, ce décalage qui est assez incroyable dans sa légèreté et qui en même temps est le fruit d’une immense profondeur mélancolique. C’est l’exemple de comment on peut suggérer la trace, comment on peut envisager de rendre visible pour le spectateur le parcours d’une trace, de cette chose qui n’est plus là. C’est une possibilité, c’est une palette de la disparition possible à l’image documentaire.

Le deuxième film, dont on va voir seulement un extrait, est un film vraiment sublime de Franssou Prenant (2001) 4. La question, ici est la question de l’absence, de l’exil. L’exil, absence par excellence, si on peut dire, une double absence… On est à la fois là, parce qu’on y a vécu, et à la fois, on ne peut y retourner. Et même si on y retourne on a perdu quelque chose dans ce voyage et cette absence sera pérenne. Comment le cinéma montre cet exil et comment on peut figurer, accéder au figuratif de l’absence sans tomber dans le larmoyant, le pathétique, dans tout ce que, par exemple, un commentaire trop mélancolique pourrait devenir. Franssou Prenant a tourné des images fraies avec sa caméra Super 8. Ce sont des images qu’on pourrait supposer des images d’amateur, de films de famille. Qu’est-ce que c’est, un film de famille ? C’est quelque chose qui s’occupe toujours du bonheur : de mariages, de fêtes, de rencontres, de vacances, de mer et montagne. Gustav Deutsch 5, réalisateur autrichien a fait un film, Adria. Urlaubsfilm, où il répertorie tous les clichés visuels des cinéastes amateurs. Par exemple, s’il y a un clocher, il y a toujours un panoramique vertical du clocher, etc. Franssou Prenant traverse cette matière amateur – imprégné par l’amour – et elle utilise comme détecteur d’absence une caméra fragile, une caméra qui tremble, qui tâtonne en essayant de capter cette absence. Ces images tournées dans les années 90 deviennent l’espace sensible pour trois femmes, qui vont habiter cette absence avec leur vécu, leurs paroles. On découvre à la fin grâce au générique une juive, une chrétienne et une arabe qui parlent du Liban, de Beyrouth. Beyrouth, ville détruite, cassée, fissurée, et divisée devient l’emblème de l’exil, à trois voix, trois cultures. C’est à la fois la douleur au singulier de ces femmes dont chacune raconte sa singularité, son vécu, et à la fois quelque chose qui se passe à un niveau symbolique universel et totalisant. C’est l’exil avec un grand « E » qu’on va voir. Le décalage dans ce cas est un décalage plus subtil, que le jeu dans lequel nous a entraîné Christian Boltanski. C’est un décalage entre des images de bonheur qui flottent sur une mer traversée par des flaques de sang. Il y a des traces dans la ville et elle s’efforce de filmer la promenade, les plongées, les bars à chicha sur la plage. Il y a quelque chose qui est là – impacts de balles sur les murs, bâtiments en ruine – mais devient comme le revenant d’une mélancolie qu’on ne peut pas guérir. Le film est vraiment magnifique et je vous invite à découvrir, si vous ne la connaissez pas, l’œuvre de Franssou Prenant. L’idée est de ne pas céder à la tentation facile et confortable de ne faire habiter ces images de bonheur que par la mélancolie atroce de la perte, de la disparition. C’est une vraie position éthique qu’elle a tenue jusqu’au bout. Ce film devient une espèce de monument à la perte, à la disparition, tout en gardant un regard sur le réel plein de vie, de joie, d’amour. Comme si le film devenait lui-même le porteur de cette vie que ces trois femmes ont perdue là-bas. Le film insuffle la vie à leurs mots. Il incarne finalement cette absence absolue et en même temps sauvegarde le bonheur. Il y a un glissement progressif dans le commentaire qui va explorer tout le vécu d’une femme libanaise typique, si on peut dire. Jusqu’à la fin des années 70, il n’y avait presque aucune différence entre les trois cultures, les trois religions, les trois femmes : il n’y avait qu’un seul peuple libanais. La disparition de ce peuple devient le trou, la lacune, et le film devient une sorte de corps lacunaire. On passe de la hantise du premier film, la question du fantôme, à la question de comment peut-on figurer cette mélancolie de la perte ? Franssou Prenant décide de ne pas jouer le jeu de beaucoup de films documentaires aujourd’hui : voix off très froide, images de bâtiments vides, qui raconte l’historique d’un bâtiment – je fais une caricature – et quelque chose qui devrait nous permettre de projeter ou de voir la trace de l’absence, qui à mon avis nous renvoie la balle et une balle qui ne saute pas, qui est trop plombée. Ici, par contre, nous avons du souffle et c’est la magie, la fragilité puissante de ce film.

Vous voyez qu’il y a un saut entre le premier et le deuxième film… J’ai commencé assez doucement avec deux films qui incarnent la question de la disparition mais d’une façon subtilement décalée et élégante.

Le troisième film est un film qui, au contraire, va jusqu’au bout. Son auteur est un cinéaste belge, un cinéaste rare, malheureusement trop rare, Thierry Knauff 6, qui a fait une poignée de films. Voilà le plus connu, Le Sphinx. La question ici est comment un film documentaire se pose devant l’irreprésentable. Comment peut-on représenter quand il y a un interdit absolu, l’interdit de la représentation, de la pornographie de la mort. Comment peut-on éviter le piège éthique de l’irreprésentable ?

La question est résolue par l’auteur avec une extrême finesse, sous forme d’un véritable défi. On passe de la question de l’évocation de l’absence à celle de la représentation, de présenter de nouveau cette absence absolue qu’est un génocide. Le génocide, le massacre, n’est pas montré avec des images d’archives, ou avec des images floues ou avec quelque chose de trop convenu, et justement, le défi c’est de nous faire glisser progressivement sur des images qui vont être lentement habitées par l’horreur, sans jouer jamais le rôle de « Qui est le tortionnaire, qui sont ceux qui ont perpétré le massacre ? », c’est-à-dire d’entraîner le spectateur dans l’horreur, de nous salir finalement. Là on n’est pas sali et on est au travail – grâce aussi à la force du commentaire de Jean Genet – avec son texte Quatre heures à Chatila. Le contexte c’est encore le Moyen-Orient, le massacre de Sabra et Chatila. Une phrase dans le commentaire de Jean Genet produit un déclic chez T. Knauff : « J’étais seul, avec quelques vieilles femmes palestiniennes et quelques jeunes fédayins sans arme. Et si ces cinq ou six êtres humains n’avaient été là quand j’ai découvert cette ville abattue, les palestiniens horizontaux, noirs et gonflés, je serais devenu fou. Cette ville en miettes et par terre que j’ai vu ou cru voir, parcouru et soulevé porté par la puissante odeur de la mort, tout cela avait-il eu lieu ? Je n’avais exploré et mal que le 1/20e de Chatila et Sabra. » (voix de Jean Genet). Le réalisateur arrive au cœur de la question de l’irreprésentable avec cette grande finesse de faire voir et finalement de prendre au sérieux la question du visionnaire. Le cinéma documentaire a une puissance visionnaire en lui, mais que la majorité des réalisateurs n’ont pas ; une exploration d’une possibilité que le cinéma documentaire possède ontologiquement : cette présence à l’image du dresseur de lion et du lion n’est pas nécessaire pour arriver à une vérité documentaire du réel, et Knauff travaille l’espace créé par ce va-et-vient entre ce qu’on voit et ce qu’on entend, ce qu’on projette et ce qu’on imagine, et aussi ce qu’on ne veut pas et ce qu’on ne peut pas imaginer – parce que c’est trop fort et l’échelle de l’horreur est trop vaste. La force de ce film est que l’on voit, on voit tout, et la disparition devient une véritable apparition. C’est un film d’apparition, bien plus que de disparition. Des fantômes, des revenants apparaissent. Est-ce que vous avez vu ? Moi j’ai vu. Et vous le voyez dans de mauvaises conditions parce que c’est un film à voir en 35 mm avec le son, un son très particulier. C’est l’inquiétante étrangeté. L’Unheimlich, en allemand. La racine heim dit la patrie, la famille, quelque chose qui nous est proche et pour le contredire, pour dire l’inquiétante étrangeté. Une chose anodine – des gens dans un parc –, par le montage, par le son, par le texte, monte en puissance visionnaire absolue. Et tout est mis en scène. C’est un parc de Bruxelles et le déclic vient de cette phrase « La photographie ne saisit pas les mouches ni les dents blanches de la mort et ne dis pas non plus le saut qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre » Le film commence avec ce gros plan du pied d’un sphinx, mais ce n’est pas clair. Avec le commentaire de Jean Genet, cela part de jambes qui sont recouvertes de mouches. Nous commençons à voir quelque chose qui n’est pas là, et ce n’est plus la question de l’imagination qui est l’enjeu de ce film, c’est vraiment la présence et de l’apparition, la rêverie, la fantaisie, le fantôme. C’est un film de spectres.

Ce sont les trois premières propositions. La quatrième est une proposition plus osée d’un point de vue filmique. C’est un film de Nicolas Rey 7 Terminus for you, où il découvre le travail en laboratoire, le 16 mm et l’argentique. C’est une question centrale ici : comment peut-on faire pour que le film lui-même, en tant que support matériel, puisse incarner la disparition. Comment le film lui-même – de la cellulose avec du sel argentique qui permet l’écriture photographique, l’écriture de la lumière – puisse devenir la trace lui-même de la disparition, de l’absence, de la perte. Le film est à la fois – comme tout film expérimental d’ailleurs – une expérience presque scientifique, et une expérience visionnaire. La technique que Nicolas utilise ici, la réticulation, est un processus de photographie. Si la chaleur qui permet au sel argentique de se déposer sur la pellicule est trop forte, il y a une espèce de décomposition progressive de l’image qui va presque devenir rugueuse et se disperser en morceaux et se perdre. Ce film utilise comme outil esthétique un processus chimique considéré comme nocif par tout labo traditionnel, nocif parce que cela détruit l’image. Nicolas Rey utilise cette destruction progressive de l’image pour dire quelque chose, pour l’incarner. On peut évoquer ici Jacques Derrida qui parle de la spectralité du Capital. Le spectre est à la fois une rêverie – comme le rêve de la marchandise, le fétichisme de la marchandise – mais il est aussi un revenant. C’est comme cela d’ailleurs que commence le Manifeste du Parti communiste, avec un spectre. Pour figurer cet ébranlement, cette destruction progressive du tissu social, du tissu humain de la métropole – le film a été tourné à la gare Montparnasse –, Nicolas Rey met en place un usage contrôlé et esthétiquement novateur de la chimie du support filmique.

La perte, la disparition, l’absence, qui traversent les quatre films de cette séance, dans ce dernier film, deviennent directement matière d’image. La dispersion métropolitaine (urbaine), l’expérience de se perdre et de se fondre dans la foule, devient quelque chose de matériel, de visible et de presque tactile. Cette dispersion est à la fois ce qui est représenté et ce qui représente. Le film est une seule chose, la matière d’une absence et l’image de l’absence : on monte vers une espèce d’inconscient optique de l’image. C’est quelque chose de plus profond, d’underground, qui devient pictural et accomplit une montée à partir du figuratif classique du cinéma – mais surtout du cinéma documentaire – vers quelque chose qui se rapproche de l’art classique, du figural.

J’ai envie de terminer avec un film qui n’est pas dans les archives du Forum. Je reviens à ce qui pour moi était l’idée génératrice de cette séance : La Disparition de Perec – un livre plutôt qu’un film derrière tout cela –, cette disparition va être l’objet visible et invisible du dernier film. Il s’appelle Archeologia (1967) de Andrzej Brzozowski 8, un réalisateur polonais inconnu. J’ai découvert ce film assez incroyable grâce à une magnifique programmation – Le parti pris des objets – à la Cinematek de Bruxelles en collaboration avec le festival Filmer à tout prix, par deux programmateurs, Dario Marchiori et Stefanie Bodien, que je remercie beaucoup pour m’avoir confié une copie du film. Nous sommes en Pologne, nous suivons des fouilles archéologiques, et à un moment donné on commence à comprendre que ce sont des fouilles tout à fait particulières. Nous sommes à Auschwitz, sur les ruines des chambres à gaz détruites par les nazis. Dans les années 60, les autorités polonaises ont décidé d’arpenter d’une manière archéologique tout le camp de Birkenau, et de retrouver les traces de ce que les nazis ont essayé d’effacer. C’est un film contre la disparition par excellence. Je ne sais pas si certains d’entre vous ont été à Birkenau, mais quand j’y suis allé, j’ai eu l’impression d’être à Pompéi. Il y a quelque chose d’une nécropole, la ville des morts. On ne voit que des traces – juste les cheminées ou les contours des bâtiments – il n’y a plus rien et ce rien est le centre de cette séance que vous venez de voir. Ce rien est tout, est beaucoup plus fort que la présence. J’ai eu l’angoisse la plus forte à Birkenau, je ne l’ai pas eue devant les objets du musée des bâtiments à Auschwitz 1. À Birkenau, où il n’y a rien, nous sommes perturbés complètement, justement parce que ce rien nous laisse libres : c’est le vertige. On est devant un gouffre énorme et ce gouffre là, ces réalisateurs que nous venons de voir, l’ont travaillé et arpenté et ils n’ont pas fui devant la possibilité, la nécessite du trouble. Le film devient un acte de résistance par rapport à la volonté de destruction des nazis, destruction du peuple juif et destruction de toute trace de la destruction. Voilà une autre manière encore de faire avec le fantôme, l’absence et la disparition : je pense que j’ai choisi des films extrêmes, des possibilités extrêmes de tirer le tissu du documentaire justement pour renouer un peu ce travail de recherche, d’archéologie du présent qu’est le documentaire pour moi. Une archéologie des signes, pour une nouvelle lisibilité du monde et une nouvelle façon de redonner des noms aux choses, de les refaire parler. Les films ne donnent pas de réponses. Ce sont des films qui nous laissent des portes ouvertes, en travaillant un art de la dissociation. L’asynchronisme est extrêmement intéressant. Le choix de détacher la piste sonore de la piste visuelle remonte au Manifeste de l’asynchronisme, par Eisenstein et Alexandrov 9, écrit au début des années 30, l’expression d’une volonté de travailler autrement le cinéma. Dziga Vertov, quand il tourne Enthousiasme, a la volonté d’amener le documentaire vers quelque chose de nouveau qui prend au sérieux l’arrivée du sonore, chose qui ensuite a été cassé. L’histoire du film Enthousiasme est passionnante parce que la censure soviétique a recollé le sonore dans le bon sens. Peter Kubelka, grand maître du film expérimental, a restauré le film, en ayant compris le travail de Vertov : il a désynchronisé tout le film comme à l’origine, et le décollage est une espèce de nouvelle composition audiovisuelle, une écriture double. Je pense qu’ici repose une puissance du cinéma documentaire. La fiction est obligée d’aller vers le spectateur d’une manière séductrice, et figure le réel comme un appât. Dans le documentaire, on est pris au sérieux comme citoyen, comme spectateur responsable qui voit les choses d’un point de vue éthique. Les spectateurs se placent, choisissent quoi écouter, quoi entendre. Tous les sens sont pris réellement dans le jeu, et on n’est pas mitraillé par un son qui nous écrase, qui nous empêche de choisir. Là on a le choix. Au final, on peut revenir à Bazin, mais cette fois à la question du cadre et du cache, comme question essentielle dans le cinéma. L’art du montage est la question de l’articulation entre ce qu’on cadre et ce qu’on cache, et donc le rapport au hors-champ. Tous ces films sont des films sur le hors-champ. Tout ce qu’on ne voit pas, tout ce qui est là aux marges et qui hante les images, qui sont complètement habitées par quelque chose d’invisible. Cette exploration des marges de la réalité, est déterminante, parce que cela peut nourrir le cinéma direct.

Le même exercice de chasse aux fantômes peut être fait dans la matière sonore du direct et surtout dans la parole, dans le non-dit. Par exemple le film de Susana de Sousa Dias 48 (2009) est composé de photos de police au Portugal et, avec un décalage de plusieurs décennies depuis la prise de la photo, les ex-prisonniers parlent du moment où la photo a été prise. Ce sont des prisonniers politiques. Susana de Sousa Dias travaille le silence, le souffle, ainsi que l’absence de parole. Des photos anthropométriques classiques de police font revivre chez les anciens prisonniers le passé et réactive un espace du présent, en ouvrant une brèche dans l’oubli. Le film est très sobre et tout est fait par le son. D’une façon qu’un puriste – vous avez bien compris que je ne suis pas puriste du tout – pourrait dire artificielle et c’est justement cet artifice, cette construction, cette remise en scène, qui nous permet de réhabiliter ces images, de les faire revivre.


  1. André Bazin (18 avril 1918, Angers – 11 novembre 1958, Nogent-sur-Marne) est un critique français de cinéma. Il est l’un des fondateurs des Cahiers du cinéma et a exercé une grande influence sur l’ensemble de la critique française.
    Montage interdit, dans Qu’est-ce que le cinéma ?, Éditions du Cerf, 1985, p. 49-61
  2. Christian Boltanski, L’appartement de la rue de Vaugirard, 1973, en 16 mm, noir et blanc 4 minutes et 19 secondes. Christian Boltanski est un artiste plasticien français, né le 6 septembre 1944 à Paris. Photographe, sculpteur et cinéaste, connu avant tout pour ses installations, il se définit lui-même comme peintre, bien qu’il ait depuis longtemps abandonné ce support.
  3. Georges Perec est un écrivain et verbicruciste français né le 7 mars 1936 à Paris et mort le 3 mars 1982. La Disparition est un roman en lipogramme écrit par Georges Perec en 1968 et publié en 1969. Il fait 300 pages (variable selon éditions), et ne comporte pas une seule fois la lettre E.
  4. Franssou Prenant, Sous le ciel lumineux de son pays natal, 2001, 48 minutes, Couleur, Image : Carol Girard, Son : Marion Chanon, Montage : Isabelle Ouzounian, collection GREC, Pointligneplan.
  5. Gustav Deutsch (né en 1952 à Vienne) est un artiste multidisciplinaire, réalisateur, décorateur et directeur artistique autrichien.
  6. Thierry Knauff, de nationalité belge, est né à Kinshasa (République Démocratique du Congo), en 1957. Le Sphinx, 1986, 12 min. Sur le texte de Quatre heures à Chatila, récit d’une vingtaine de pages, écrit par Jean Genet à la suite d’un massacre de civils dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila au Liban, du 16 au 18 septembre 1982.
  7. Nicolas Rey, Terminus for you (1996), 16 mm, noir et blanc, 10 minutes, une bobine (110 mètres).
  8. Andrzej Brzozowski, est né le 20 février 1932 à Lódz, en Pologne. Réalisateur et écrivain, connu pour To jest ja jko (1966), Archeologia (1968) et Salome (1969). Il meurt le 26 juillet 2005 à Varsovie, Pologne. Archeologia, court-métrage de 15 minutes tourné en 1967 sur le site d’Auschwitz II Birkenau. Les fouilles archéologiques menées sur le site d’Auschwitz II Birkenau ont été organisées par le cinéaste Andrzej Brzozowski qui a fait appel à des scientifiques polonais de l’Institut d’histoire de la culture matérielle. Le point de départ de Brzozowski fut la lecture de l’ouvrage Cherchez dans les cendres, anthologie de lettres trouvées sur le terrain du camp d’Auschwitz et publiées en 1965 par une maison d’édition de Lodz, (note d’après Szczepanska Ania, « Archeologia » d’Andrzej Brzozowski, 1/2011 (n° 7), p. 35-46. (URL : www.cairn.info/revue-les-cahiers-irice-2011-1-page-35.htm).
  9. Eisenstein (SM), Poudovkine (VI), Alessandrov, Manifeste de l’asynchronisme, 1928.

Publiée dans La Revue Documentaires n°28 – Disparition(s) (page 117, Mai 2017)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.028.0117, accès libre)