La Saga des Conti, un film de Jérôme Palteau
Thierry Nouel
Dans l’histoire des mouvements sociaux en lutte pour modifier les situations économiques intolérables, le surgissement d’une parole forte, nouvelle, inédite est généralement le signe d’un changement dans l’équilibre des forces, le signal du début d’une ère nouvelle. Le cinéma, parfois la télévision, et depuis quelques temps la vidéo, ont été de bons enregistreurs de cette irruption, qui fait apparaître des nouvelles figures, symboles qui savent exprimer la nature d’une crise et en dénoncer les abus.
L’époque récente retentit du cri du gréviste de l’usine Wonder, le jour de la reprise du travail en Juin 68, qui ne veut pas retourner à l’usine, « Non, je ne rentrerai pas, j’mettrai plus les pieds dans cette taule… Vous, rentrez-y, vous allez voir le bordel que c’est ! » 1. On se souvient des analyses à chaud de Monique Piton, lors du conflit Lip, sur l’absence de femmes parmi les grands dirigeants syndicaux : « On dit toujours les travailleurs. J’aimerais qu’on dise à chaque fois les travailleurs et les travailleuses. Chez Lip, il y a quatre cents hommes et huit cents femmes. Je crois qu’avec huit cents femmes, si la lutte marche comme ça, c’est aussi à cause des femmes » 2. Et dans cette lignée, le « vous plaisantez, j’espère ? » de Xavier Mathieu de Continental, interrogé au journal télévisé de France 2, indique un changement radical de tonalité dans l’expression syndicale.
Les « Conti » ont été très présents, après la fermeture de leur usine à Clairoix, dans la presse et les sujets des journaux télévisés, du fait de l’organisation de multiples manifestations, souvent spectaculaires. Mais c’est bien dans le film La Saga des Conti de Jérôme Palteau, qu’on voit comment s’est effectué et structuré ce retour à des formes plus dures du combat social, avec un souci de démocratie, mais aussi grâce à une stratégie résolument offensive.
Cette empoignade différente et énergique de la réalité, notamment économique, m’a sans doute particulièrement frappé parce que je l’ai découverte alors que je suivais quotidiennement le festival dit « Cinéma du Réel » à Paris au printemps 2013 3. J’y voyais des films qui, certes évoquaient bien le « réel », mais avec parfois une tendance très prononcée à estomper leur relation à une réalité précise, pour s’enfoncer dans des considérations assez floues, dans des embardées qualifiées de « poétiques ». Cela confinait parfois à la confusion douteuse (plus de références aux lieux, plus de dates), à l’étalage d’une subjectivité sans présence, sans identité assumée, finalement à un « auteurisme » incertain de soi. Et cela sur des sujets aussi peu évanescents (pour les personnes touchées) que le nucléaire à Fukushima (« The Radian »), ou que la pollution de la campagne sarde par des essais d’armes de l’OTAN (« Materia oscura »). Description de « réalités », que l’on aurait souhaité, eu égard à ceux qui les subissent, un peu moins évasive et fumeuse, racontée avec un peu plus d’ancrage et, somme toute, de courage politique ou d’engagement citoyen, sinon militant.
Bref, je m’échappais pour quelques heures de cette programmation agaçante et me retrouvais devant La Saga des Conti. Un choc ! Celui d’un retour du « réel », de ceux qu’on prend en pleine figure ! Comme si brutalement le monde autour de moi s’éclairait d’images, de sons, de mots et d’une énergie nouvelle, parce que quelques hommes 4 avaient décidé de dire « stop ! Ça suffit ! ».
Non pas que le film déploie une forme radicalement nouvelle du documentaire : il s’agit d’une « immersion » du réalisateur dans la lutte, positionnement classique, efficace quand il est tenu avec rigueur, de bout en bout. Palteau se tient à proximité et même dans l’intimité de cette lutte, souvent en empathie avec ses personnages. Car ce combat est vite mené avec une détermination, et souvent dans une intensité, qui oblige la caméra à être « dedans ». Ce qui est filmé, ce n’est pas une suite de laborieuses négociations, d’attente et de plaintes. Au contraire : plus de crainte des menaces, on fonce sans trembler, on agit sans regrets. On sait manier l’attaque, friser même le chantage, quand il le faut. On rend les coups, et même parfois on sait les devancer pour surprendre l’adversaire.
Ce qui motive cette tactique déterminée, c’est la claire conscience des travailleurs et de leurs délégués que le capitalisme a changé : d’industriel, il est devenu financier 5. Face à une situation de ce type, inhumaine, révoltante, insupportable, l’attitude a été souvent la résignation, ce qu’un des personnages du film, le délégué CFTC, représente parfaitement, devenant un personnage de comédie. Ses interventions sont risibles, car il est resté pénétré des illusions d’avant, n’ayant pas saisi que le monde a changé. Évidemment, il revient à chaque fois, déçu et larmoyant.
Cette situation d’impuissance et donc de souffrance d’une classe ouvrière « déboussolée », c’est l’image qui était jusque-là dans l’air du temps. Et c’est ce que pensait raconter le réalisateur, débarquant sur le lieu du conflit. C’est même ce que certains militants attendent de ce type de film, un objet compassionnel sur lequel ils pensent pouvoir appuyer leur « discours » de remobilisation (voir l’entretien ci-dessus). Or très vite, face à la fermeture brutale, incompréhensible et injustifiée d’une usine performante, moderne et en bonne santé économique, devant les discours lénifiants de pseudo-dirigeants, les projectiles et les insultes fusent, les actions deviennent musclées : on « pète » la sous-préfecture et le poste de garde, on force les barrières d’autoroute, on traverse la frontière, on va en visite chez les collègues lointains, pour couvrir leur usine d’un « enculé » vengeur, adressé au patron invisible. Mais il ne s’agit pas de mener des actions réactives, impulsives ou désordonnés. En réponse au mépris, à un déni de l’effort des hommes à produire des biens de qualité, les salariés répondent d’abord par l’unité (« pas de faille entre nous ! »). Et face à ce refus de les reconnaître comme des agents économiques efficaces, compétents et expérimentés, devant une remise en cause de leur être même, ils répondent de façon ferme et réfléchie : il s’agit de gagner, d’abord du temps, puis d’obtenir le maximum de ceux qui ne pensent qu’à « se faire du pognon » sur leur dos. Bref, le film est une démonstration d’intelligence collective face à un cynisme hautain et obscurantiste.
Alors, après le « sac » de la sous-préfecture de Compiègne, quand David Pujadas au Journal de France 2, veut insidieusement suggérer, sur un ton paternaliste et moralisateur, ce que doivent ressentir des « casseurs », c’est-à-dire de la honte, des regrets et de la culpabilité : « Est-ce que ça ne va pas trop loin ? Est-ce que vous regrettez ces violences ? Vous allez faire un appel au calme ? », la réponse est cinglante. En voulant demander aux délégués de reprendre en main des troupes supposées « irresponsables », ce qu’il reçoit en retour, c’est une superbe « claque », de celles qui remettent les idées en place et les réalités dans le bon sens. Car le syndicaliste Xavier Mathieu ne parle pas la langue de bois, ou alors de ce bois vert avec lequel on distribue les bonnes volontés. Non seulement, il « ne regrette rien », mais revendique l’acte de tous : « Vous plaisantez, j’espère ? Quelques carreaux cassés, quelque ordinateurs, à côté de milliers de vie brisées, ça représente quoi ? ». Ainsi pointe-t-il les origines de la violence et les auteurs de la vraie « casse » : en fermant illégalement les usines 6, en jetant les ouvriers à la rue, qui a semé le malheur, la misère et le désespoir ? Ce qui éclate ce jour-là, ce n’est pas seulement une légitime colère devant les silences complaisants, la plainte fataliste et les leçons de morale qui accompagnent des brutalités économiques inacceptables. C’est le signal que c’en est fini de l’acceptation des discours culpabilisants et accusateurs. C’est toute la puissance d’un retournement : l’accusé se mue en accusateur, les véritables « casseurs », à l’origine de la violence, sont désignés. En bafouillant, le présentateur écourte l’entretien, interrompant ce mémorable moment de direct.
Ce double coup de force (révolte et demande de rétablissement d’une justice équitable) va « payer » immédiatement, puisque l’État accepte dans la foulée d’accéder à la revendication de réunir les protagonistes autour d’une table. On est alors au moment décisif. Les « victimes de la crise » se transforment en « acteurs » économiques. La bataille épique peut commencer. Elle met fin à une époque où l’on voulait à tout prix nous faire croire au conte de fées (les naturelles « régulations » du marché) ou nous raconter une tragédie (l’inévitable nécessité des concentrations ou des délocalisations). Ce renversement que formulent les « Conti » et que proclame Xavier Mathieu, le film de Palteau l’enregistre avec minutie. C’est un changement d’angle d’attaque dans le rapport à l’économie, et donc dans le « filmer l’économie ». Le cinéma ne se met plus « du côté des victimes », mais il se joint au combat, il accompagne les combattants.
Jusque-là, beaucoup de films, documentaires ou fictions, ont décrit par « le haut » le fonctionnement néolibéral de l’économie, et ses effets catastrophiques. Ils nous faisaient pénétrer dans les hautes sphères, pour qu’on puisse tenter de comprendre ce qui se joue au sommet de ces tours, de ces gratte-ciels new-yorkais ou londoniens, avec leurs financiers et traders dans ces « nuages » monétaires que balaient leurs écrans. Comment avaient-ils mis en place ce « magnifique système », si bénéfique… pour eux, et ravageur pour nous autres, pauvres terriens qui sommes cantonnés aux bas étages ? C’est avec un regard à tout point de vue « plongeant », sur les uns parce qu’ils dominent, sur les autres parce qu’ils coulent, qu’on devait observer froidement le désastre. On se retrouvait comme paralysé devant cette situation où le monde se débat et se noie, tandis que seul quelques-uns se vautrent dans l’hyper-richesse. Tableau désespérant, relayé par des médias qui alternaient flots de compassions et crainte obsessionnelle d’une explosion inévitable, distillant un sentiment général d’impuissance. C’est par des explosions de révolte énergiques et inventives (« Les Indignés » ou « Occupy Wallstreet ») que ce discours dominant sur une fatale et inévitable aggravation des choses était soudain interrompu.
Et c’est dans ce climat globalement étouffant que la lutte, puis le film La Saga des Conti, provoque un petit électrochoc et un coup d’air frais. Car ce qui fait la force de ce film, c’est de nous faire participer à la construction de la riposte : non seulement il nous montre ce qui est visible (manifestations, A.G. sur le parking, actions coup de poing, opinions à chaud des acteurs), mais il nous fait pénétrer dans ce qui est généralement invisible, dans les méandres d’une stratégie, dans les sinuosités d’une négociation acharnée. Nous voilà dans les coulisses du combat, et ce combat, c’est d’abord une affaire de gros sous. Alors, on complote, on rigole, on se réjouit des bons coups. On calcule, on suppute, mais aussi on s’angoisse, craignant de tout perdre en demandant trop. Et finalement, on finit par gagner.
Le fonctionnement du Comité d’action — ouvert à tous, syndiqués ou non, lieu de réflexion, de préparation des actions et de débriefing — est modelé sur les meilleures techniques d’actions militantes. On pense encore une fois à la lutte des Lip, qui avait bâti toute leur stratégie sur cette ouverture démocratique et citoyenne (L’AG, et ses fameuses commissions), ce qui provoqua des débats mémorables, racontés en d’innombrables films. Ici, à Clairoix, on assiste tant aux réunions larges qu’aux plus restreintes, quand la parole circule, dans les voitures, en petit comité, ou avec des répliques attrapées au vol sur un trottoir. Cette tactique de la réflexion permanente et décontractée sait mêler méthode du marketing (séduire, faire image, comme sur le Paris–Roubaix avec cette équipe cycliste des « Conti ») et pratiques quasiment militaires (usage du secret, conseil de guerre, actions surprises). Et l’on découvre, avec une certaine jubilation, que dans ce bras de fer, il n’y a plus de pot de terre.
L’un des principes de la lutte des « Conti », c’est : « pas question qu’un autre que nous négocie à notre place ». Cela fait du collectif des mille cent vingt, le personnage central, le pivot du film. Cette unité de tous est difficilement représentable, sinon par un plongeon régulier de la caméra dans la mêlée souvent joyeuse des AG Cette unité est la force invisible qui parcourt toute la lutte et sous-tend le récit. Elle est exprimée par les voix des différents protagonistes (de base ou délégués plus importants), en un chœur qui raconte, du début à la fin, les joies et les souffrances, les hésitations et la détermination, le désespoir et la jubilation, bref toute la gamme des sentiments vécus qui composent une fresque de toute une région en temps de crise, d’un pays en temps de guerre économique.
L’autre force, c’est évidemment celle des personnages principaux. Parce qu’ils incarnent le retour de figures d’un temps passé, par nostalgie surement, on va les nommer de ces vieux vocables qui ont fait la grandeur d’un cinéma politique, chargé d’espoir et d’utopie : « leaders charismatiques » ou « héros ouvriers » ou « héros de la classe ouvrière ». Et même s’ils refusent d’être « étiquetés » sous ces vocables stéréotypés, on ne pourra s’empêcher de percevoir chez eux une dimension qui dépasse le conflit local ou sociétal, et qui les hausse dans une sphère plus large, très clairement mythologique. Peut-être aussi parce qu’ils sont comme « d’ailleurs », pour les plus en vue.
En effet, Xavier Mathieu n’est pas seulement un porte-parole formidable. Il sait aussi propulser cette parole bien au-delà de la scène étroite du parking de l’usine de Clairoix ou même de l’assemblée générale des actionnaires à Hanovre. Sa hargne devient le symbole d’une catégorie sociale qui ne veut plus se laisser berner, ni attaquer impunément. Elle nous venge des grèves perdues, des salariés humiliés, des combats sans résultats, des causes trahies. Et puis, il semble toujours être « en scène », avec sa grande gueule d’acteur, que le cinéma — en mal de prolo convaincant — ne tarda pas à repérer et à « enlever » pour l’installer dans la fiction.
Roland Szpirko, lui, arrive en sauveur, tombé là comme « par miracle ». Il donne, avec son coté zen, l’image du sage samouraï expérimenté en bagarres sanglantes, qui vient à la rescousse du village menacé par d’impitoyables bandits. Il est le négociateur le plus retors et acharné qu’un patron puisse craindre de trouver face à lui, et qui manie avec finesse l’art de la pression et du compromis. Lui nous venge de tous ces représentants qui ont trahi leurs mandants, en pactisant à bas prix avec le diable (capitaliste). Il donne donc ici une leçon de négociation bien menée, où la guérilla (rapidité, force de pénétration, solidarité) prend l’avantage sur le combat en ligne ou en chambre. La forte présence de ce conseiller « spécial », issu des luttes passées (Conflit Chausson et organisation « Lutte ouvrière ») compte aussi pour beaucoup dans la « disparition » des centrales et confédérations syndicales, même si le refus des « Conti » d’être « représentés par d’autres » a dû fortement jouer dans cet étrange retrait.
Quant aux autres personnages, ils font ce qui fait les bons films : des rôles secondaires impeccables, qui rivalisent avec les vedettes, pour leur voler les meilleures répliques. Ainsi Didier, dit Obélix, qui alterne les réflexions les plus sensées avec les injures les mieux balancées, sa plus belle sortie restant malheureusement hors champ (comme le raconte Xavier dans l’entretien). Et pour les ouvriers de base, ils savent résumer, en une phrase, la nature profonde du conflit ou l’ironie d’une situation : « C’est des politiques, y nous prennent pour des cons ». A propos d’un pseudo repreneur : « Ils ne savent même pas comment on fait un pneu ». Et pour conclure : « c’est une crise qu’on ne connaît pas. A chaque génération, on nous bourre le crâne et à la fin, c’est l’ouvrier qui paye ».
Il y a chez tous une grande modestie, une volonté de mettre le collectif en avant, dans ce désir de minimiser le brio individuel pour célébrer la réussite de tous. Se situant dans la tradition militante de l’effacement, ce refus de la mise en vedette entre en conflit avec une fonction du cinéma, qui est de révéler ceux qui rayonnent d’une intense photogénie. Un film devra la transmettre, plutôt que l’atténuer. Mais ici, cela permet que le collectif tout entier devienne aussi photogénique que les rôles principaux 7.
De plus, ce qui structure cette histoire, c’est d’être un parcours initiatique, un roman d’apprentissage. On voit progressivement les « acteurs » du conflit être transformés par celui-ci. C’est que, de l’ouvrier en lutte, il ne restait le plus souvent que l’image d’un homme sur la défensive, souvent battu, du salarié l’image de celui qui doit accepter et subir, du syndicaliste la figure du médiateur plus ou moins lâcheur, sinon compromis. Et nous en devenions presque nostalgique des clameurs d’un cinéma « politique » ou « militant » avec drapeaux claquant au vent. Or ce que le film montre, c’est justement un retour de la possibilité d’une victoire, même limitée, qui vient de « l’être ensemble ». Et ce qu’il démontre, c’est sa force inentamée. Ce qu’on voit renaître, c’est une image qui se conjuguait au passé : celle la lutte des classes.
Cet apprentissage à vif du délégué ouvrier qui s’émerveille de la richesse d’une lutte collective, cette formation sur le tas de chacun dans le combat « pour les autres », cette apparition dans son viseur, pour le réalisateur, de la nécessité d’une lutte acharnée pour se faire entendre, cette révélation pour tous de l’efficacité de l’unité indéfectible, c’est ce qui fait la beauté de ce film. Pendant cette saga, nous voyons revenir au jour un être qu’on croyait en voie d’extinction. Il prend de plus en plus de place à l’écran, revendique de plus en plus fort « sa part du gâteau » 8, pour finir comme un partenaire incontournable de la scène économique et politique. Superbement présent, drôle, émouvant, solide, c’est le retour de l’ouvrier combattant, du « héros positif » porté par le collectif, dans lequel il est difficile de ne pas se projeter, et d’applaudir lorsqu’il gagne.
Le fait que l’un de ces « héros » passe à la fiction et devienne acteur de cinéma n’est que la suite logique d’un processus qu’il a lui-même amorcé dans le film. Car s’il affirme que tout lui vient du collectif, de l’énergie développé dans la lutte – et elle est effectivement intense cette énergie, dans cette permanente circulation de la base au sommet, de l’A.G. aux négociateurs et retour à la base — il la porte avec une présence physique et la transmet avec une vivacité d’esprit qui ouvre sur d’autres horizons. Ce qu’il exprime et libère, ce n’est pas seulement les revendications des « Conti » clairement formulées, mais aussi les nôtres, souvent restées secrètes et même refoulées.
Car nous avons ravalé notre colère pendant des années, face aux injustices et aux scandales, en entendant chaque soir à la télévision la litanie des fermetures d’usines, des mises au chômage, des pays plongés dans la catastrophe d’une réorganisation brutale d’un néolibéralisme sans âme ni pitié. Les cris des manifestants semblaient vite impuissants face à l’arrogance des places financières qui se reconstituent même après les plus vertigineuses faillites, renflouées à coup de milliards, les hurlements des mégaphones résonnaient souvent dans le vide, quand les chambres de compensation et leurs paradis fiscaux continuaient leur pillage, sans limite, ni contrôle. Et voilà qu’une voix s’élève, en pleine bataille, pour dire bien haut ce que nous ruminions silencieusement : « Enculés ! Bâtards ! Trous du cul ! ». Il ne prend plus de gants, et celui qui est chargé d’interpeller les adversaires les prend à la gorge. Dans cette joute oratoire et dans ce jeu tactique, il est souvent relayé, en termes de noms d’oiseaux et de méthodes musclées, par des camarades de lutte tout aussi percutants.
C’est donc brutalement, et avec les dents, qu’ils vont chercher leur dû, en mordant « dans le réel » — ou plutôt moins abstraitement « dans les fesses » des possédants. C’est sauvagement qu’ils arracheront leurs droits. Ils ne lâcheront plus. Fin des négociations « policées », en ces temps de tempête et de colère, quand les insultes deviennent l’un des plus percutants moyens de pression. C’est un cri de guerre qui effare le camp d’en face et qui le pousse à conclure vite, à céder devant la furie de ces « fous ». L’autre levier est le mot d’ordre classique, mais efficace, quand il est vraiment réalisé, du « Tous ensemble ! », surtout lorsqu’il se répand dans une autre langue (« Alle Zusammen ! »). On assiste à un émouvant retour à la grande tradition de l’internationalisme – ce qui donne lieu à deux belles scènes de comédie, lors de l’apprentissage de la langue de l’autre.
Le troisième moyen de pression est que cette rage est canalisée. Elle n’est pas aveugle, mais mesurée à juste dose, grâce aux conseils de Roland qui souffle le froid des calculs, après le chaud des actions, pour obtenir le double but recherché : par l’argent récupéré, retrouver la dignité. Car, se sentant bafoués par ces tripoteurs de bourse maladroits qui les avait rachetés en pleine crise, les « Conti » trouvaient en Xavier Mathieu et leurs négociateurs des « hérauts » 9, pour formuler et monnayer le prix de la vengeance. N’oublions pas que ces salariés, sous la houlette de la CFTC et de la CGC, avaient accepté un retour humiliant aux quarante heures, pour soi-disant sauver l’usine. Aussi ont-ils interpelé par le nom qu’ils méritent ceux qui les ont trompés : des « trou du cul ». La leçon d’économie se fera donc en termes choisis : « J’espère qu’ils vont cracher leur pognon, ces bâtard ! », et se conclura par ce solde de tout compte : « On vous a bien niqué ! ».
Les monstres froids de la finance vont devoir rabattre de leur arrogance et céder un peu de leur plus-value, devant cette sauvagerie encore plus agressive, devant une rouerie encore plus maligne, devant une volonté encore plus déterminée que la leur. Les patrons allemands devront se rappeler à leur tempérance (chrétienne ?) en finissant par céder quelques deniers, non par humanité, mais surtout par crainte pour leur sacrosainte image de marque écornée. L’État devra aussi se souvenir qu’il peut jouer un rôle de médiation (s’il « ne peut pas tout » 10, il a pu cette fois faire quelque chose).
Tous devront donc se mettre autour de la table : d’abord les « héros » (ou « hérauts ») de ce film, plus qu’humains, car à la fois émouvants et impitoyables. Puis doivent s’asseoir les sans cœur, sans âme, sans corps, et sans image, que sont devenus les patrons d’une économie sans lieu, sans foi, ni loi. Et enfin le représentant de l’État qui devra, malgré une ultime tentative pour se défiler, entrer dans son nouveau rôle : être garant d’un plus juste équilibre entre classes, et en faisant inscrire noir sur blanc que l’époque a changé.
Un dernier détail : au moment de l’acte final, l’un des signataires du patronat lâchera un discret « scheisse » 11. Une manière de dire qu’il a été forcé de redevenir un peu plus « humain », puisqu’il doit bien lâcher les deux cents millions d’euros : en l’occurrence, il semble qu’il avoue que c’est…par son « trou du cul ». Crudité verbale et actions radicales, c’est le langage qui s’est imposé dans ce conflit. Où il est démontré qu’un combat syndical ne se gagne pas en parlant la langue châtiée des salons et des ministères. C’est plutôt celle des tripots qu’on y échange, ce qui est logique, puisque l’économie est aujourd’hui menée par des voyous, des escrocs, des voleurs sans scrupule, qui en détournant la richesse produite vers leur « paradis » fiscaux, ont transformé le monde de beaucoup des hommes en un enfer de pauvreté, de chômage, de corruption et de désolation. Situation que bien des gouvernants, des juges, ou même des médias, ne peuvent ou ne veulent pas voir dans toute son ampleur, ni surtout se donner les moyens de changer 12.
La Saga des Conti raconte ce petit moment où l’audace, le courage et la détermination d’une communauté chaleureuse et unie a fait reculer ce qui est nommé comme une bande de « trous de cul » (c’est-à-dire les possédants), contraint de se mettre à table puis de « cracher le morceau ». Mal parler, négocier serré et bien le filmer, c’est ainsi que la dignité, celle de l’ouvrier et quelque part la nôtre, se trouve rétablie, à nos yeux réjouis.
La Saga des Conti est diffusé par les Films des Deux Rives.
- Jacques Willemont, La Reprise du travail aux usines Wonder, 1968.
- Carole Roussopoulos, Lip : Monique, 1973.
- Festival pour lequel il n’a d’ailleurs pas été sélectionné.
- On remarquera qu’il s’agit d’une lutte d’hommes. Dans le film, les femmes apparaissent très peu.
- Le film est une parfaite illustration des révélations de Denis Robert, à la suite de l’affaire Clearstream. Voir Denis Robert, Pascal Loren, L’Affaire Clearstream racontée à un ouvrier de chez Daewoo, dvd, BAC vidéo 2006. Lorsque la préoccupation des dirigeants n’est plus de fabriquer, mais de spéculer, les usines deviennent des variables chiffrées sur lesquelles on joue. Et peu importe qu’elles soient rentables ou non, pas plus que ne compte la vie des hommes et des femmes qui y créent la valeur.
- Le 30 août 2013, le conseil des prud’hommes de Compiègne invalide le motif économique des licenciements de l’usine de Clairoix, ouvrant la voie à des indemnisations. Le 24 septembre 2013, Continental fait appel de cette décision (à suivre donc).
- Cette discrétion se retrouve aussi chez le réalisateur qui déclare « être tombé sur la lutte par hasard » parce qu’elle avait lieu « à 500 mètres de chez lui ».
- C’est le titre du film de Cédric Klapisch où Xavier Mathieu jouera son premier rôle de fiction.
- En Grèce et à Rome, messager chargé, entre autre, de faire les annonces et de déclarer la guerre. Et merci à Jérôme Palteau qui m’a soufflé cette idée d’une plus juste orthographe du mot « héraut ».
- C’est la fameuse déclaration de Lionel Jospin, qui avouait la quasi impuissance du politique face à l’économique, doctrine que le combat et la relative victoire des « Conti »contredit.
- En français « merde », prononcé par un des signataires allemands de l’accord.
- Des économistes, comme Frédéric Lordon, notent que le pire n’est pas le vol illégal (des escrocs ou des mafieux), car celui-là peut être combattu par les lois, mais le pillage légal dans lequel l’économie fonctionne aujourd’hui, et qui demande un changement de système autrement plus difficile à mettre en place.
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La Saga des Conti
2013 | 1h37
Réalisation : Jérôme Palteau
Publiée dans La Revue Documentaires n°25 – Crises en thème. Filmer l’économie (page 111, Mai 2014)
Disponible sur Cairn.info (https://doi.org/10.3917/docu.025.0111, accès libre)