Le Père, le Fils et la Guerre sainte

Entretien avec Anand Patwardhan

Michelle Gales

Troisième film d’une série réalisée par Anand Patwardhan au sujet de la montée de la violence inter-communautaire en Inde, Father, Son and Holy War a été au programme du Cinéma du Réel de mars 1995. Ce film témoigne à la fois de la tradition du cinéma indien, de la tradition anglophone du documentaire investigatif, et d’une œuvre personnelle d’un auteur engagé. La thèse du film, énoncée dès le début, est que les phénomènes de peur, de haine inter-ethnique et de violence qui s’ensuivent, relèvent d’une exploitation politique de l’identité sexuelle qui, elle, prend ses racines dans la religion. Le titre du film rappelle d’ailleurs la parenté avec les héritages chrétiens et musulmans.

Father, Son and Holy War se divise en deux volets, de soixante minutes chacun – le premier féminin, le deuxième masculin – comme les aspects des dieux et de l’art hindou.

La première partie, L’épreuve par le feu, fait référence au « sati », le sacrifice des veuves par immolation suite à la mort de leurs maris. Le film montre l’ambiance d’hystérie générée autour du martyre, le doute qui se manifeste parmi ceux qui sont appelés à y croire, l’engrenage de la famille, et les enjeux pour les organisateurs – pour qui la fondation d’un temple sur les lieux d’une immolation aura des retombées économiques importantes.

Le deuxième volet, La droguerie du héros, dépeint l’obsession des hommes pour la question de la virilité, et la multiplicité des commerces qui en profitent et qui l’alimentent. Selon l’auteur, l’importance donnée à la sexualité dans la religion hindoue a créé un terrain fertile pour le développement d’angoisses de la part des hommes sur leur masculinité. Celles-ci ont été ensuite exacerbées pendant la période coloniale et la lutte pour l’indépendance. Notamment le mouvement pacifique de Gandhi a engendré une image insoutenable de l’homme indien émasculé.

Le film commence avec les images des incendies dans les quartiers musulmans à Bombay. En voix off, des individus nous racontent qu’ils ont participé aux violences avec la complicité de la police. Plus tard, des dirigeants fondamentalistes hindous se laissent filmer et interviewer, racontant avec complaisance pourquoi et comment ils organisent des manifestations qui déclenchent des émeutes. Et, enfin, leurs victimes dénoncent la folie collective et meurtrière, et appellent à la coopération inter-communautaire.

Le film est ainsi construit sur un procédé dialectique entre témoignages et images, ou entre témoignages contradictoires, avec souvent des touches d’ironie de l’auteur. Une séquence didactique détonne par rapport au reste du film, mais elle est sans doute importante en tant que déclaration de l’auteur. À partir de sculptures archaïques de femmes trouvées à Mohenjo-daro, il évoque la théorie de l’organisation originale de la civilisation matriarcale, et la déduction que l’oppression des femmes par les hommes soit motivée par la peur que les femmes redécouvrent cette supériorité d’origine. La chasse aux sorcières en Europe est évoquée également avec des images de gravures en banc-titre, au cas où l’on serait tenté de voir dans l’immolation des femmes une aberration du tiers monde.

Mais, à l’exception de cette séquence dans l’ancien style de documentaire, ce film met en œuvre d’une manière inventive la méthode du cinéma direct d’un auteur engagé, et des images recherchées, de couleurs et d’éléments symboliques, du cinéma indien dans lequel la musique joue aussi un grand rôle dans la création du spectacle.

Le problème de la violence entre les religions, les ethnies, les races et notamment envers les femmes et d’autres groupes exposés à l’intolérance se pose actuellement et historiquement dans la plupart des sociétés du monde. Ce film est à la fois un avertissement du danger et une affirmation d’espoir. Il mérite d’être diffusé en France en salle et à la télévision, comme il a été outre-Manche.

Interview de Anand Patwardhan

Quelle a été le genèse du film ?

En 1984, il y a eu le massacre de trois mille Sikhs suivi par des émeutes dans plusieurs villes. J’ai voulu faire un film qui pourrait plaider en faveur de l’harmonie entre les communautés religieuses. J’ai commencé à filmer en 1986. Mais le film est devenu très compliqué et j’ai dû le diviser en trois parties. Le premier film, En hommage aux amis, concerne le Pendjab et le mouvement séparatiste des Sikhs. L’analyse suit d’une manière plus classique celle de la gauche traditionnelle puisque j’ai utilisé les écrits de Bhagat Singh, un Sikh qui est devenu socialiste. Il a écrit un livre, Pourquoi je suis athée, lorsqu’il était en prison. Pendu par les Britanniques à l’âge de vingt-trois ans, il est considéré comme un héros national, mais aussi son nom est revendiqué par le mouvement Sikh d’aujourd’hui.

Dans son livre, il parlait des émeutes à Calcutta en 1926. Les ouvriers n’y ont pas participé et, au contraire, ont aidé à résoudre les tensions à cause de la solidarité entre communautés religieuses.

Mon deuxième film, Au nom de Dieu, est centré sur une mosquée que les fondamentalistes hindous voulaient démolir, prétendant qu’elle était située sur le site exact de la naissance du dieu hindou Ram. J’étais en train de tourner ce film en 1987 dans le nord de l’Inde quand il y a eu un « sati » dans le Rajasthan. J’ai tourné une séquence à partir de cet incident que j’ai mis dans ce troisième film.

Comment avez-vous organisé le tournage des interviews avec les organisateurs du sati ? Cela a dû être difficile ?

Il a fallu presque noyauter ces groupes. J’ai dû faire semblant de sympathiser avec eux. Je n’ai pas de scrupule particulier quand c’est le seul moyen de faire. Quand il s’agit de gens avec lesquels je sens que je peux discuter, je suis beaucoup plus franc et ouvert, mais avec des groupes fascistes ou d’extrême-droite, je sens qu’il n’y a pas de coopération possible.

En fait, on voit bien par les questions que je pose qu’ils peuvent supposer que je ne suis pas en accord avec eux. Parfois je prends un peu plus ce risque au fur et mesure que l’interview avance. Parfois cela arrive presque malgré moi, et je ne peux pas m’empêcher de réagir à ce qu’ils sont en train de me dire. Dans plusieurs situations, mes réactions ont fait que c’était la dernière interview que j’ai pu faire, parce qu’ils comprenaient ce que j’étais en train de faire.

C’est un sujet de discussion entre documentaristes – comment filmer l’ennemi. Certains refusent de filmer les gens avec qui ils ne sont pas en sympathie, et d’autres affirment qu’en filmant ces gens, on invite automatiquement le spectateur à adhérer à ce qui est dit.

Ah, oui, l’argument du « miroir ». Je suis très conscient du danger surtout dans le type de film que je fais. Il y a effectivement un danger que le spectateur soit tout simplement d’accord avec celui qui parle. C’est le cas de certains films que j’ai vus, par exemple, sur les néo-nazis en Allemagne. Ils fonctionnent comme s’il s’agissait du cinéma-vérité des fascistes – sans commentaire du cinéaste.

Il me semble que ce type de film peut être utile pour étudier le fascisme à la manière d’un anthropologue. Mais il n’est pas très utile pour provoquer la réflexion chez des gens qui sympathisent avec ces propos, ou pour les inviter à se mettre en question.

Au contraire, mes films ne sont pas du tout du cinéma-vérité. J’interviens tout le temps. Et je mets en question les propos aussi par la séquence qui suit. Il est impossible que le spectateur ait des doutes sur mon point de vue; et parfois on me reproche d’être trop flagrant, en me moquant des fascistes, en les satirisant. Mais je me sens obligé justement à cause du danger que le spectateur ne comprenne pas où je me situe. Mon point de vue est très présent – à tel point qu’on m’accuse parfois d’être grossier.

Le panneau de circulation d’interdiction de tourner à gauche, par exemple ?

C’était de l’humour de ma part. Mais j’ai eu beaucoup de critiques sur le commentaire; beaucoup de gens le trouvent trop lourd. Je suis d’accord qu’il est pesant, mais je n’ai pas fait ce film pour les spectateurs des festivals. Mon projet n’est pas de faire un film esthétique, mais un film qui puisse être utilisé dans la rue. Le caractère didactique n’est pas le signe que je suis sûr de ce que je dis, mais du fait que je veux poser ces questions. Confronté à mes propos, un spectateur peut être pour ou contre, mais au moins il sait quel argument a été présenté.

Quand le film est présenté, quelle est la réaction du public ? Par exemple je pense à l’interview avec la femme qui croit au miracle du sati – et que, je trouvais, a été menée d’une façon très sensible – et je me demandais quelle réaction elle peut susciter ?

Dans le film, on peut voir que cette femme elle-même commence à avoir des doutes. Elle est en train de réfléchir pendant l’interview. Au départ, elle dit qu’il n’est pas possible que les dieux soient dans les arbres, comme les représente la peinture. Et puis elle pose la question de manière rhétorique: si ceux qui étaient présents n’avaient pas vu Dieu descendre pour allumer le bûcher, qui aurait cru que c’était Dieu qui avait fait brûler la martyre ? C’est une question qu’elle se pose réellement. Et si jamais quelqu’un d’autre était responsable, cela deviendrait très gênant. Il est troublant pour toute la communauté de penser que quelques hommes auraient commis cet acte.

Il y avait un changement d’attitude aussi pendant l’interview avec le frère de l’immolée.

Oui, il dit qu’il est triste d’avoir perdu sa sœur aimée. Et puis on voit un des organisateurs lui chuchoter quelque chose, et il change de discours, disant que « notre famille est très dévote et nous croyons dans les traditions de Rajasthan ».

Quelles réactions suscite le film après les projections ?

Il ne s’agit pas d’une croyance répandue en Inde. Il n’y a qu’une région très réduite en Rajasthan où la pratique du « sati » existe encore. J’aurais pu choisir d’autres exemples d’oppression. J’ai choisi le « sati » parce qu’il est un exemple d’oppression qui est reconnue comme telle. La plupart des Indiens trouve terrible l’idée qu’une femme doive être brûlée avec son mari. J’ai voulu montrer cet exemple pour démontrer les racines de la religion et comment nous en sommes imprégnés. Et je voulais critiquer la droite hindoue qui se sert de cette hystérie pour arriver au pouvoir. On glorifie les histoires de « satis » passés où, plutôt que de tomber entre les mains des musulmans, les veuves des Hindous se suicidaient en masse. C’est une vision de la femme qui réduit celle-ci à être la propriété des hommes.

Il y a beaucoup de paroles off. Est-ce pour des raisons économiques, ou les images des interviews n’ont-elles pas été montées ?

J’ai procédé de cette manière pour plusieurs raisons, mais la plus importante est que ces paroles n’appartiennent plus à une personne en particulier; elles deviennent universelles. C’est important, par exemple, que lorsqu’un homme dit pendant les émeutes : « nous ne sommes pas impuissants », il ne s’agit pas d’une parole de lui en tant qu’individu, mais d’un sentiment exprimé au nom de tout un groupe. C’est très important dans un cas comme ça.

Une autre raison est que les gens parlent souvent plus ouvertement devant un magnétophone que devant une caméra. Il s’agit moins de raisons d’économie que pour avoir une parole plus franche.

Le film, a-t-il été utilisé par les activistes contre le fondamentalisme ?

Pas ce film, puisqu’il vient de sortir, mais Au nom de Dieu, sur la démolition de la mosquée, a été beaucoup utilisé. Notre réseau et nos moyens sont très réduits par rapport aux partis et aux groupes de droite.

Dans Maharashtra où je vis, l’extrême-droite hindoue, le Shiv Sena, que l’on voit dans le film, vient d’arriver au pouvoir. Et dans l’état de Gujurat, le VJP a gagné les élections aussi. Donc, ces deux groupes en alliance sont très forts aujourd’hui. Nous sommes très affaiblis par rapport à eux.

Quel est le rôle des télévisions ? Ces films ont-ils été diffusés à la télévision en Inde ?

Jamais. Nous nous sommes battus pour qu’ils soient vus. Et si la télévision était un tant soit peu sincère, elle aurait diffusé ces films plusieurs fois. Ils auraient pu avoir un impact important si le gouvernement avait le courage de les montrer. Le gouvernement prétend défendre le principe d’un État séculaire, mais il n’a jamais réellement soutenu la création d’une culture séculaire et populaire. Il essaye d’apaiser les fondamentalistes de chaque côté. Le Ramayana et le Mahabharata ont été adaptés en spectacles et diffusés, ensuite il a fallu faire pareil pour une épopée de la tradition islamique. La télévision essaie de jongler avec les deux traditions et, en conséquence, les partisans du mouvement laïc sont tenus à l’écart.

Existe-t-il des incidents ou des menaces lors des projections ?

Pour les autres films, il y a eu des incidents, parfois des bagarres pendant les projections. À l’Université de Bombay, le mouvement des étudiants fondamentalistes hindous a voulu bloquer la projection d’un de mes films.

Maintenant la situation va être plus tendue puisque le parti hindou Shiv Sen, qui est très critiqué dans ce film, vient d’arriver au pouvoir. Il y aura des projections, mais surtout une diffusion par vidéo-cassette.

Est-ce une base économique suffisante ?

Jusqu’à maintenant, tous mes films ont été vendus à Channel Four, ce qui a permis de couvrir une partie des coûts. J’ai trouvé le reste du financement en Inde et le soutien du mouvement associatif. Il est ainsi possible de travailler ainsi, à condition que le budget soit réduit et la période de production très longue.

De quel ordre de budget s’agit-il ?

Il est difficile de comptabiliser le coût humain.

En pellicule et en temps… ?

Pour les trois films ensemble, j’ai dû tourner 250 bobines, donc 42 heures environ. Je ne travaille pas avec un scénario. Je fais des recherches, ensuite je tourne. Je monte ce que j’ai tourné et je mets le résultat de côté pour un temps. Puis il y a un autre tournage et un autre montage. Le montage se poursuit tout le long. Je suis équipé pour le montage chez moi à Bombay. Le montage a duré six ans. Si l’on compte les heures de montage proprement dit, il y a facilement un an de montage en continu. Mais je monte quand il me semble que j’ai une séquence qui se tient.

Je dois travailler ainsi parce qu’avec ce type de film, on ne peut pas savoir où l’histoire vous amène. C’est une histoire qui continue. Maintenant j’ai terminé ce film, et je fais une pause pendant un an. Mais tel que c’est parti, je vais toujours avoir besoin de tourner…

Interview réalisée au Cinéma du Réel en mars 1995


  • Au nom de Dieu (Ram ke naam)
    1992 | Inde | 1h15
    Réalisation : Anand Patwardhan
  • Le Père, le Fils et la Guerre sainte (Pitra, Putra aur Dharmayuddha)
    1995 | Inde | 2h
    Réalisation : Anand Patwardhan

Publiée dans La Revue Documentaires n°11 – Héritages du direct (page 153, 1995)